Psychologie cognitive pour l'enseignant/L'importance de la pratique

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Dans les chapitres précédents, nous avons surtout parlé de la manière d'enseigner des connaissances, qu'il s'agisse de notions, de concepts, de faits, d'algorithmes, de procédures. Mais l'apprentissage ne s'arrête pas une fois que l'élève a appris. Encore faut-il qu'il n'oublie pas. Pour cela la pratique est indispensable, comme nous le verrons dans les chapitres suivants. Mais la pratique n'a pas pour seul effet de lutter contre l'oubli. Elle peut aussi automatiser les connaissances ou procédures apprises. Par automatiser, on veut dire que l'utilisation de celles-ci demande de moins en moins de mémoire de travail. Par exemple, à force de pratique, l'élève devient de plus en plus rapide pour appliquer un algorithme quelconque.

L'automatisation de tâches de bas niveau est primordiale pour les performances dans les tâches de plus haut niveau, qui font intervenir en leur sein ces automatismes. Le philosophe Alfred North Whitehead a d'ailleurs résumé cet état de fait avec la maxime suivante :

« C'est un truisme erroné répété par tous les manuels et par de nombreux gens éminents dans leurs discours, que de croire que nous devrions cultiver l'habitude de penser à ce que nous sommes en train de faire. Mais c'est évidemment le contraire qui est vrai. La civilisation progresse en multipliant les opérations importantes que nous pouvons effectuer sans y penser. »

Mais alors comment favoriser l'acquisition de cette automaticité ? La pratique joue un rôle primordial, comme nous allons le voir.

Traitements automatiques et contrôlés[modifier | modifier le wikicode]

Les sciences cognitives ont depuis longtemps étudié cette automatisation. Loin d'être un simple concept du langage commun, il est apparu que certains traitements cognitifs ne font pas, ou très peu, appel à la conscience et à l'attention soutenue. De tels traitements automatiques sont à opposer aux traitements contrôlés, qui font appel à la conscience, à une attention soutenue, et qui utilisent la mémoire de travail. Les processus automatiques seraient rapides, économes en ressources attentionnelles, et provoqués par un stimulus quelconque.

L'existence de processus automatiques est apparue lors d’expériences dites de double tâche, où des sujets devaient effectuer deux choses à la fois. De telles tâches sont extrêmement dures pour les sujets, ceux-ci effectuant un grand nombre d'erreurs et ayant des performances nettement inférieures aux situation mono-tâche. Cela vient du fait que les sujets doivent partager leur attention et leur mémoire de travail sur plusieurs choses à la fois. Or, la quantité d'attention, ainsi que la capacité de la mémoire de travail, sont disponible en quantité limitée. Leur partage réduit donc les performances. Cependant, il est vite apparu que certains traitements pouvaient être effectués avec une tâche concurrente sans diminution de performance. De tels traitements étaient des traitements de routine, acquis de longue date par un entraînement relativement long et progressif. De plus, ces traitements étaient automatisés : ils n'utilisaient pas d'attention, demandaient peu d'efforts et n'utilisaient pas ou peu la mémoire de travail. Ainsi fût déduite la distinction entre traitements contrôlés et automatiques.

L'exemple de la lecture[modifier | modifier le wikicode]

Pour donner un exemple, la lecture des mots chez un adulte est un processus automatique. Pour le prouver, on peut utiliser l'effet Stroop, qui nous dit que réprimer des automatismes a tendance à allonger les temps de réaction. Et c'est ce qu'on observe dans le cas de la reconnaissance des mots. Par exemple, si on vous demande de donner la couleur d'un mot, vous prendrez beaucoup plus de temps si jamais le mot en question est un adjectif de couleur qui ne correspond à la couleur de l'encre. Essayez par vous-même :

Vert Rouge Bleu Jaune Bleu Jaune

Bleu Jaune Rouge Vert Jaune Vert

Par contre, la lecture chez un enfant qui n'a pas appris parfaitement à lire n'est pas automatisée. Un enfant en primaire doit déchiffrer consciemment les mots, lettre par lettre, syllabe par syllabe. L'enfant est alors dans une situation de double tâche, dans le sens où déchiffrage et compréhension doivent être effectués en même temps. Il n'est pas rare que toute leur attention soit portée sur ce processus de déchiffrage, ne laissant pas la place pour les processus de compréhension de texte. Automatiser la lecture permet alors de libérer de la mémoire de travail, au profit des processus de compréhension. D'ailleurs, les études montrent que la pratique rend le déchiffrage relativement économe en mémoire de travail, ce qui a un effet largement positif sur la vitesse de lecture et la compréhension de texte. Ainsi, les mauvais décodeurs ont des difficultés pour comprendre un texte[1][2].

Les théories de l'automaticité[modifier | modifier le wikicode]

Dans les grandes lignes, les traitements contrôlés font appel à ce que les scientifiques appellent les fonctions exécutives, là où les traitements automatiques en sont décorrélés. Ces fonctions exécutives regroupent la gestion de la mémoire de travail (mise à jour ou rafraîchissement de son contenu), l'inhibition et l'attention. Elles sont prises en charge dans de zones anatomiques précises, dans le cortex frontal (pré-frontal, précisément). Les fonctions automatiques ne font pas appel à ces fonctions exécutives, ou alors de manière minimale. Elles impliquent des traitements différents des traitements contrôlés.

Des théories permettent d'expliquer quels sont les mécanismes qui se cachent derrière l'automaticité, et pourquoi celles-ci ne font pas appel aux fonctions exécutives. Toutes se mettent d'accord sur un point : les processus automatiques font appel à la mémoire à long-terme, contrairement aux processus contrôlés qui font appel à un traitement algorithmique qui utilise la mémoire de travail. Là où les processus contrôlés demandent d'effectuer une suite d'étapes distinctes, dont les résultats temporaires sont pris en charge par la mémoire de travail, les processus automatiques se réduisent à un simple accès en mémoire. Plusieurs mécanismes permettent d'expliquer la formation de l'automaticité, qu'il s'agisse de l'accès direct en mémoire ou de la procéduralisation.

L'accès direct en mémoire[modifier | modifier le wikicode]

Une première méthode d'automatisation implique la mémoire sémantique/déclarative. Pour faire simple, ce processus permet d'automatiser des matériels comme les tables de multiplication, le calcul mental, la lecture (dans une certaine mesure), et bien d'autres. Le principe est que les processus contrôlés demandent d'effectuer une suite d'étapes pour obtenir une solution. Avec l’entraînement, le sujet va progressivement associer la réponse avec le problème posé, compte tenu des données de celui-ci. Une fois automatisés, le sujet peut directement récupérer la solution du problème en mémoire. Il n'a alors plus à réfléchir pour trouver la solution, supprimant tout besoin d'utiliser la mémoire de travail ou les fonctions exécutives. On peut dire, pour résumer, que cette automaticité de rappel provient de l'acquisition et de la consolidation de faits, qui permettent de répondre immédiatement à un problème.

Pour donner un exemple, prenons l'exemple d'un élève de primaire qui apprend à compter (à faire des additions). Au tout début de l'apprentissage, celui-ci ne connaît pas ses tables d'additions et doit compter sur ses doigts ou mentalement. Alors certes, les algorithmes utilisés par l'élève changent avec le temps. Par exemple, l'élève va progressivement utiliser la commutativité (pour commencer à compter à partir de la plus grande opérande), ou commencera à compter de deux en deux/ de trois en trois/etc. Mais avec le temps, une association entre la somme à effectuer et la réponse se forme. À force de pratique, l'élève pourra récupérer directement la solution, sans efforts, au lieu de compter mentalement[3][4].

La procéduralisation[modifier | modifier le wikicode]

Mais un rappel rapide de faits n'est pas le seul mécanisme d'automatisation. Le second mécanisme, dit de procéduralisation, permet une automatisation non de faits, mais de procédures, d'algorithmes, de méthodes. Cette procéduralisation fait appel à une mémoire totalement différente de celle vue précédemment. Les chapitres précédents impliquaient la mémoire déclarative, qui mémorise les faits et connaissances dans un gigantesque réseau mnésique. Mais certaines procédures automatisées sont mémorisées dans une mémoire séparée de la mémoire déclarative : la mémoire procédurale. Dans les faits, il arrive que certaines procédures, initialement mémorisées dans la mémoire déclarative, migrent progressivement en mémoire procédurale. Ce processus de procéduralisation permet d'automatiser certains algorithmes courants. Cependant, cette procéduralisation prend du temps, de la pratique, et beaucoup de répétitions. Pour donner un exemple, l’acquisition des manipulations algébriques font partie de ce processus.

L'acquisition de l'automaticité[modifier | modifier le wikicode]

Qu'il s'agisse d'un rappel automatique de faits ou d'une consolidation de procédures, la pratique joue un rôle fondamental. Cependant, la pratique idéale diffère suivant que l'automatisme à acquérir soit une connaissance à rappeler ou une procédure à appliquer. Dans le cas des connaissances, pour les tâches où l'automaticité est une automaticité de rappel, la pratique doit se faire à données constantes. Par exemple, pour l'apprentissage du calcul, chaque calcul/fait mathématique doit être revu plusieurs fois, répété avec les mêmes nombres. Mais pour l'automatisation de procédures, il vaut mieux que les données sur lesquelles appliquer l'algorithme soient différentes à chaque fois (sauf éventuellement pour quelques cas très fréquents).

En savoir plus[modifier | modifier le wikicode]

  • "Automaticity: A Theoretical and Conceptual Analysis", par Agnes Moors et Jan De Houwer.

Références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Perfetti, 1988
  2. Yuill et Oakhill, 1991
  3. How children's brains memorize math facts., daté de 2014
  4. "Cognitive psychology and simple arithmetic: A review and summary of new directions", publié dans le journal "Mathematical Cognition", November 1994