Philosophie/Commentaire du passage à propos des deux infinis
3. Philosophie classique | Blaise Pascal |
Commentaire de « Que l'homme contemple donc la nature entière » jusqu'à « Qu'est-ce qu'un homme, dans l'infini ? » extrait de Les Pensées de Blaise Pascal.
199-72 H. Disproportion de l'homme.
« Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s'arrête là que l'imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré [dans ce canton détourné de la nature] et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même, son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme, dans l'infini ? »
Destiné à persuader les hommes de la vérité du christianisme, le projet apologétique de Pascal, dont les Pensées sont la trace inachevée, devait reposer en premier lieu sur un tableau de la condition humaine, et conduire l’homme à s’interroger sur sa nature, son origine et sa destinée. Après avoir montré quel est le souverain bien de l’homme et traité de la soumission et de l’usage de la raison, Pascal s’attache dans la liasse XIV à établir l’excellence de la religion chrétienne. Mais l’homme apparaît plongé dans un désespoir éternel de connaître le principe et la fin des choses, et, signe de cette impuissance, son imagination s’égare, suscitant frayeur et admiration. Pour abaisser sa superbe, le début du fragment 199, essentiellement descriptif, l’invite à considérer une réalité à la fois cosmologique et anthropologique : la disproportion qui règne entre l’homme et la nature, qui empêche celui-ci de connaître l’infinité de celle-là. Pascal emploie pour ce faire une rhétorique de l’effroi mise au service d’une pensée de la totalité et de la finitude, ou de leur disproportion – l’effroi naissant du transport imaginaire en des espaces inconnus. Après avoir invité le lecteur à entreprendre ce voyage cosmique dans le moment d’élévation contemplative qui dirige le début du premier alinéa, Pascal pointe et accuse les limites de l’imagination, pour enfin révéler la condition véritable de l’homme, à la faveur d’un mouvement de retour sur son être intérieur, opéré dans le dernier alinéa.
I. Le regard d’en haut ou le voyage cosmique.
Pascal fait débuter son propos par une injonction adressée à l’homme sur un ton solennel : « Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ». La nature recouvrant notamment les astres peuplant la voute céleste, comme le confirmera la suite de l’extrait, l’apologète nous enjoint ainsi à porter notre regard vers le haut, dans l’objectif de susciter en nous la prise de conscience, par comparaison de notre être vis-à-vis de la totalité de l’être lui-même, de la disproportion qui règne entre ces deux. Pascal aborde ce faisant le thème, classique dans la philosophie antique, du regard d’en haut, par quoi le philosophe, des hauteurs où il s’élève par la pensée, porte un regard en retour sur la terre et sur les hommes pour les juger à leur juste valeur. La première étape du procès contemplatif auquel l’homme se trouve convié consiste donc dans ce moment d’expansion du moi vers le Tout, avant que il ne revienne à lui-même, dans la dernière partie de notre extrait, pour prendre la mesure de ce qu’il est au regard de ce qu’il a contemplé. La contemplation de la nature elle-même est un exercice propre à la majorité des philosophies antiques, mais il faut bien comprendre que Pascal subvertit ici le concept de contemplation, y compris selon la forme qu’il a pu prendre dans le christianisme. Il s’agit certes de prendre en vue la beauté de la nature – beauté qui s’avère dans sa « haute et pleine majesté », au double sens d’étendue et d’excellence, d’immensité et de gloire. Mais en premier lieu, l’envergure proprement démesurée de ce qui est contemplé amènera bientôt à réaliser que la tâche contemplative ne saurait être véritablement menée à son terme ; et surtout, en second lieu, le fragment 199 opère proprement la destruction du concept de contemplation. La contemplation chrétienne est fondamentalement contemplation de Dieu : son objet véritable est, dans la perspective traditionnelle, l’unité de Dieu et des créatures, le logos de toute chose et la présence de toute chose en Dieu – la contemplation établissant une continuité foncière entre le naturel et le surnaturel. Notre extrait interdit une telle unité. Or chez Pascal, comme nous aurons l’occasion d’y revenir, il s’agit de contempler la nature, les choses simples (i.e. les principes), ou encore les infinis (car si ce terme n’apparaît qu’à la fin de notre extrait, c'est pourtant bien de cela qu’il s’agit, quoiqu’en toute rigueur, Pascal traite en réalité de l’indéfini – terme dont on ne trouve aucune occurrence dans les Pensées). L’objet de contemplation n’est pas Dieu ou son infinité, ni même les créatures, ou encore Dieu visible en elles, mais l’infinité de la nature, la nature en tant qu’elle présente une double infinité. Aussi la première phrase de notre extrait n’est-elle pas la prémisse d’une preuve physico-théologique de l’existence de Dieu, i.e. la preuve qui, de l’ordre et de la beauté du monde, en infère la cause intelligente par analogie avec une causalité technique ou artisanale. C'est en effet ce qu’illustre la particule de coordination « donc », dont la présence au début de notre Pensée pourrait étonner, si l’on ignorait que le fragment 199 doit être lu au regard du fragment 84, dont il constitue le parfait prolongement et avec lequel il s’ajuste exactement. La Pensée 84 porte sur la vérité et l’inutilité de la philosophie naturelle, dont le propos est qualifié avec virulence d’« inutile et incertain et pénible » – ce pourquoi, écrit Pascal provocateur, « nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine ». Ce qui est visé ici, c'est la philosophia naturalis, i.e. l'étude objective de la nature et de l'univers physique, donc aussi bien Descartes, dont le nom, qui fournit le sous-titre de cette Pensée, est à l’époque de Pascal le parfait synonyme de « philosophie ». Or Descartes est récurent tout au long du fragment 199. Celui-ci commence à la vérité ainsi (dans un passage raturé par Pascal) : « voilà où nous mènent les connaissances naturelles ». Comme nous aurons l’occasion de le constater, le fragment 199 née pour partie d’un souvenir de l’article 21 des Principia de Descartes, qui établissait que notre monde n’a pas de bornes, précisément parce nous pouvons toujours imaginer, au-delà du monde visible, des espaces infiniment étendus. Le début du §199 est donc né de la considération de la validité de la physique cartésienne. Mais pour que l’homme réalise la tentative de mesurer l’envergure de l’univers, encore faut-il, comme l’écrit Pascal, « qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent ». Le texte opère ce faisant une réduction du champ du regard ou de l’horizon de contemplation, par soustraction des choses les plus proches et, plus généralement, du monde des affaires humaines, ici qualifié de « bas », en un sens sans doute non pas seulement géographique, mais aussi bien moral, et particulièrement dépréciatif. Non pas cependant que le sensible, par sa variabilité et son caractère trompeur, puisse constituer une entrave à la recherche et à la découverte de la vérité, comme cela était le cas chez Descartes : la « bassesse » de l’ici-bas s’oppose en réalité à la majesté de la nature saisie dans sa totalité, et se trouve du côté de la misère dans laquelle sont plongés les hommes depuis le péché originel. Les deux premières phrases de notre extrait engagent ainsi un double mouvement d’orientation et de conversion du regard, corrélé à l’opposition de l’indignité à la majesté, i.e. de la misère à la grandeur, car c'est ici par un simple mouvement du regard qu’il nous est donné de passer de l’un à l’autre. C'est par la direction du regard vers la lumière solaire que le voyage cosmique auquel nous invite Pascal peut vraiment commencer : « Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers ». La métaphore de la lampe est parfaitement conforme à la lettre de la Genèse – Dieu ayant en effet créé ce « grand luminaire » qu’est le soleil « pour présider au jour » et « éclairer la terre » (1, 15-17). Où l’on comprend l’indignité des objets mondains eu égard à l’astre du jour, sous lequel il n’est en effet « rien de nouveau », comme l’affirmait l’Ecclésiaste – le monde sub-solaire n’abritant que « vanité et poursuite du vent ». Le symbolisme de la lumière solaire exprime au contraire la gloire, l’éclat et la permanence du cosmos, et si l’astre du jour est généralement invoqué dans les Ecritures pour figurer le trône de Dieu, lorsqu’il n’est pas directement assimilé à l’être infini et parfait lui-même, comme dans les Psaumes – il faut bien voir, de nouveau, qu’il ne sert pas ici à une éventuelle preuve physico-théologique, mais bien à manifester l’éminence de ce qu’il est donné à l’homme de contempler de plus excellent en cette vie. Le soleil se peut regarder en face, faut-il dire contre La Rochefoucauld, et tel est bien le défi que l’homme doit ici relever : supporter la pensée de ce qui dépasse toute mesure, ainsi que l’affirme la suite de notre extrait. Evoquant l’extrême petitesse de la terre eu égard à l’orbe du soleil, et de surcroit celle de cette orbe elle-même eu égard au parcours des astres, Pascal s’appui sur la relativité mutuelle des grandeurs pour soulever la question des espaces imaginables, dont l’amplitude exorbitante devrait en effet avoir de quoi étonner : « que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres, qui roulent dans le firmament, embrassent ». Il convient cependant de bien saisir la teneur du recours ici opéré au thaumazein, ce pathos proprement philosophique dont nombre de penseurs font depuis les Grecs l’origine ou le point de départ de la philosophie. Les auteurs antiques usaient du terme thaumazein pour marquer ce fait insigne que l’esprit philosophique s’éveille devant un ordre inattendu ou une beauté harmonique insoupçonnée, i.e. nait de l’admiration, ce pourquoi sans doute Descartes, à l’article 53 du Traité des Passions, érigeait celle-ci au rang de « première de toutes les passions ». Mais « étonnement » affectait au XVIIème siècle un sens autrement plus fort, dérivé du terme « tonnerre » : le sens d’un choc ou d’une commotion de l’âme, l’ébranlement d’une psuchè interdite devant le spectacle non pas seulement de ce qui affecte des valeurs positives, mais encore devant ce qui peut susciter l’effroi, sinon l’horreur et l’épouvante. La suite du texte dont est issu notre extrait dira en effet clairement que l’homme « s’effraiera » et « tremblera dans la vue de ces merveilles ». Comme nous aurons l’occasion de le comprendre plus avant, les descriptions cosmologiques auxquelles nous sommes ici confronté, et qui tiennent compte des dernières découvertes astronomiques de l’époque, relèvent donc moins d’une poétique de la simple surprise que d’une rhétorique de l’effroi. Car s’il est difficile de supporter avec détachement l’idée que « par l’espace l’univers me comprend et m'engloutit comme un point » (113), à plus forte raison l’est-il de souffrir l’idée que notre planète puisse paraître telle « un point » au regard de l’orbite solaire, i.e. d’une petitesse hyperbolique et pareille à celle de l’atome épicurien. Mais par un nouveau renversement du pour au contre, Pascal présente l’orbe de l’astre solaire non pas, ainsi que l’on aurait pu sans cela le croire naïvement, comme l’objet propre d’un esprit de géométrie, rompu à la saisie de principes aisément palpables en vertu de leur évidence grossière, mais comme « une pointe très délicate », i.e. subtile et à peine perceptible, donc comme l’objet d’un esprit fin, expert dans l’intuition pénétrante des réalités sises au seuil de l’infime.
II. Limites de l’imagination.
L’imperceptibilité à laquelle se trouve réduite le néanmoins très « vaste tour » que décrit dans le ciel l’astre de jour impose désormais d’abandonner le recours à l’organe de la vue et, partant, la métaphore visuelle qui avait jusqu’alors parcouru notre extrait, car « si notre vue s'arrête là », écrit Pascal, il faut « que l'imagination passe outre ». Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’imagination qui vient ici suppléer la contemplation sensible n’est pas la « maitresse d’erreur et de fausseté » que stigmatise le célèbre fragment 44, quoique Pascal l’ait jusqu’alors utilisée dans notre extrait comme instrument de disproportion, propre à amoindrir les plus grandes réalités, selon la puissance que lui reconnaît le fragment 551. Elle doit s’entendre en vérité en son sens cartésien le plus rigoureux, du moins tel qu’il apparaît dans les Méditations et la Dioptrique (car il en va autrement dans le Traité des Passions), i.e. comme cette faculté de « contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle », incapable de saisir la complexité d’objets aussi riches en déterminations qu’un chiliogone, selon l’exemple de la Méditation Sixième. Pascal s’inscrit dans cette perspective rationaliste propre au XVIIème siècle, qui accuse la pauvreté de l’imagination relativement à l’intellection, à laquelle elle s’oppose, en raison notamment de la particularité de l’image. C'est donc précisément parce que l’imagination est nécessairement reproductrice, comme dans la Méditation Première de Descartes, qu’elle ne saurait, par sommation progressive de déterminations spatiales, rendre, ni donc épuiser, l’envergure démesurée et proprement infinie de la totalité des lieux : « elle se lassera plutôt de concevoir, écrit Pascal, que la nature de fournir ». De même que la nature empêche « la raison impuissante », dit le fragment 131, « d’extravaguer » au point de verser dans un pyrrhonisme radical, elle empêche ici l’imagination de sortir pour ainsi dire de ses gonds, i.e. de prétendre avec superbe pouvoir enfermer l’immensité de l’univers dans ses produits, à l’égard desquels l’univers s’avère en réalité incommensurable. La disproportion qui apparaît ici ne concerne donc plus les rapports mutuels des éléments physiques du macrocosme, mais l’incommensurabilité de celui-ci à l’égard de notre puissance imaginative, ce pourquoi la fin du fragment évoquera « notre impuissance à connaître les choses » : contre Descartes, il faut affirmer que le fini ne saurait comprendre ou concevoir l’infini. En reprenant la distinction cartésienne opérée dans la Méditation Troisième, il faut soutenir, en effet, que nous pouvons bien intelligere infinitum, connaître qu’il y a un infini, et simultanément ignorer sa nature, non comprehendere infinitum. L’envergure infinie de l’espace étant inaccessible autant à la raison qu'aux sens et à l’imagination, il est donc seulement possible de la suggérer négativement, par réduction au néant de la grandeur maximale offerte à notre regard : « Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature ». Cette phrase subsume les différentes disproportions cosmologiques précédemment constatées sous l’espèce de l’unique disproportion de la nature au regard du monde – le monde apparaissant étrangement plus petit que la nature. C'est qu’il faut comprendre, à l’inverse de notre conception physique moderne, le monde comme l’ensemble des phénomènes ou, en termes pascaliens, comme l’ensemble des effets, entendu comme domaine de visibilité, et la nature comme la totalité de ce qui est – à savoir, en termes chrétiens : la Création. Or force nous est de reconnaître l’excès de l’invisible sur ce qui, grâce à l’astre solaire, est livré à notre regard, et c'est la raison pour laquelle le recours au sens visuel rencontre ici ses limites : l’image du « trait imperceptible » seconde désormais celle du « point », non pas seulement parce que toute ligne est une alignée de points, i.e. le monde visible un ensemble d’astres et de planètes, mais encore et surtout parce que, comme l’indique la suite du fragment, « l’univers [est] imperceptible lui-même dans le sein du tout », ou, plus généralement, parce que « le fini s’anéantit en présence de l’infini », selon l’expression célèbre du fragment du pari. Comment, dans ces conditions, parvenir à donner une image fidèle de la réalité des choses ? « Nulle idée n'en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses ». Cette résurgence de la disproportion de l’univers eu égard aux projections imaginatives paraît ruiner le projet même de toute cosmologie rationnelle. Par une manière de gradation hyperbolique, Pascal souligne en effet, en premier lieu, qu’aucune représentation intellectuelle (c'est le sens du terme « idée »), fut-elle obscure et confuse, ne saurait, non pas simplement atteindre, mais aussi bien approcher la totalité de l’être du monde, en sorte que la philosophie naturelle, notamment sous sa forme cartésienne, mérite bien à ce titre d’être qualifiée d’incertaine. Il y a donc un anticartésianisme patent du fragment 199 : l’homme naturel est sans lumière, quand, pour Descartes, la lumière naturelle le caractérise. Mais en second lieu, c'est le domaine général de nos « conceptions », i.e. de toutes nos représentations, qu’elles soient théoriques ou sensibles, qui doit désormais reconnaître ses limites : s’il est vrai que le « roseau pensant » du fragment 113 parvient à comprendre l’univers par la pensée, ce n’est sans doute jamais sans réduire l’infinie richesse de ses déterminations à quelque caricature de monde, ou en enflant à outrance ses conceptions, à la façon dont le début du texte invite et mène le lecteur à le faire, précisément pour mieux constater la vanité de cette tentative. L’objectif de notre extrait est en effet, nous y reviendrons, de provoquer l’égarement du lecteur, ou, comme l’indique la suite du texte, que « notre imagination se perde dans cette pensée ». Il n’est proprement aucun passage des idées aux choses : Pascal constitue une expérience de pensée visant à humilier la pensée (selon l’expression du fragment 131 : « Humiliez-vous, raison impuissante »), et ce faisant à agir directement sur le lecteur, de manière non à lui démontrer rationnellement, mais à lui rendre sensible et lui faire sentir intérieurement, comme par le cœur, la misère de sa condition, ici abordée sous l’angle de la finitude de sa condition physique et de celle de sa nature raisonnable. L’image de l’atome est celle d’un imperceptible ou d’un point, et elle reprend à cet égard les métaphores précédentes en les déplaçant du registre de l’univers physique à celui de la pensée, attribuant à celui-ci une qualification en toute rigueur impropre, en raison de l’hétérogénéité de ces deux domaines ; mais elle a néanmoins pour vertu de rendre sensible et palpable combien l’homme, dira la suite de notre fragment, est « infiniment éloigné de comprendre les extrêmes », « incapable de voir […] l’infini où il est englouti ». Or telle est bien l’ironie du discours cosmologique, que les hommes, voulant « arriver jusqu’à connaître tout », « se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle ». La véritable disproportion est donc bien celle de la présomption humaine, de l’orgueil sous sa forme savante, à savoir la libido sciendi, i.e. la libido du second ordre, le travers des savants et des gens d’esprit. La véritable démesure est de prétendre atteindre à ce qui est sans mesure, car qui ambitionnera de connaître et comprendre l’infini fera montre d’une superbe infinie. Mais faisant fi de notre impuissance foncière à cet égard, Pascal use d’une image pour confondre l’imagination, en sorte qu’elle puisse se figurer à elle-même, mais sur un mode énigmatique, sa propre impuissance à se figurer l’infini : « C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». L’image de la sphère n’est pas nouvelle : elle n’est pas seulement, on le sait, d’origine parménidienne, car la version contradictoire ou paradoxale qu’en propose Pascal a pu être empruntée à Saint Bonaventure (qui l’emploie le premier d’entre les latins au ch. 5 de son Itinéraire de l’âme à Dieu), à Boèce ou encore à Nicolas de Cues, lequel l’appliqua le premier à la fois à Dieu, auquel elle parait en effet convenir parfaitement, mais encore, comme Pascal, au monde physique lui-même. Si l’image s’applique aussi bien à la divinité qu’au cosmos, c'est que les deux représentent par définition l’ensemble de ce qui est et en dehors de quoi rien ne saurait exister, mais lors même que devrait ici résider une dissymétrie, la Création étant selon l’Ecriture essentiellement finie, Pascal choisit au contraire de tirer profit des avancées récentes de la philosophie naturelle, qui font transiter les concepts cosmologiques de la représentation d’un monde clos à celle d’un univers infini. Or l’esprit de finesse à l’origine des Pensées ne pouvant faire taire la voix de l’esprit de géométrie auteur du Traité des coniques, Pascal n’ignore pas qu’une sphère de rayon infinie dispose réellement de son centre partout, donc d'une infinité de centres, et récapitule sa circonférence en une seule valeur radiale, s’il est vrai qu’à quelque endroit de sphère où l'on puisse se trouver, et cela dans toutes les directions de l'espace, une distance infinie nous sépare toujours du périmètre, de manière que, où que l’on se situe, l’on réside inévitablement au centre. En toute rigueur, il ne s’agit donc pas d’une métaphore ; pourtant, le caractère contradictoire des significations que véhicule le mot de Pascal l’empêche aussi bien de se constituer en concept rationnel déterminé : il a plutôt tous les traits d’un schème, d’une procédure générale de construction mathématique. Mais comment donc appliquer le concept d’infini à l’intuition sensible, comme nous invite à le faire Pascal ? Peut-être suffirait-il de considérer la condition de l’ego tel que la décrit le fragment 597, le moi étant en effet nulle part en ce qu’il est propre introuvable, et partout en ce qu’il se fait centre de tout. Mais la notion de disproportion étant sans doute chez Pascal héritée de ses travaux mathématiques, la perspective la plus satisfaisante philosophiquement reste malgré tout de confronter le fragment 199 au Traité des coniques, dans lequel Pascal développait, à la suite de Desargues, une vision projective dans l’espace par étude des sections coniques, i.e. la famille des courbes (parabole, hyperbole, ellipse ou antobole) obtenues à partir d’un cône coupé par un plan. Le modèle de vision projective que propose Pascal consiste à placer notre œil au sommet du cône et à lui présenter la circonférence du cercle qui se trouve à sa base : ainsi l’œil pourra-t-il contempler la circonférence du cercle projetée sur le plan d’intersection qui rencontre la surface du cône. La section conique engendrée par le plan sera l’image ou le tableau de la circonférence du cercle, car il y a correspondance terme à terme entre les points de l’une et ceux de l’autre. Or ce modèle permet d’éclairer les rapports mutuels de la nature et de Dieu, la contemplation de la nature devenant l’analogon de la vision de l’œil au sommet du cône : de même que l’œil placé au sommet du cône peut contempler synoptiquement la coïncidence des points du cercle et de ceux de la section conique, et que, dans le cas de la parabole et de l’hyperbole, un point se situe inévitablement à l’infini, de même celui qui possède un regard expert peut-il comprendre, comme l’affirme notre fragment, « que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité » – infinité qui est notamment celle de la circonférence de la sphère de la nature. Tels des points, des droites et des sections coniques, toutes choses donnent l’image rigoureuse de l’infinité de la nature et permettent de l’approcher par un esprit de géométrie, à défaut de la saisir par l’imagination, qui s’épuise dans cette conception. La disproportion de l’homme et de la nature n’est plus rédhibitoire, car l’infinité de la nature s’inscrit et grave son image dans toute chose. La difficulté est en somme de se hisser à un sommet tel qu’il permette de contempler le monde comme au sommet du cône – point-limite qui ne saurait assurément être localisé spatialement, à la façon d’un lieu empirique, mais seulement dans une pensée philosophique à la puissance élévatrice maximale. Or l’image que propose notre extrait – image d’une sphère cosmologique intrinsèquement contradictoire – a pour vertu funeste de retirer tout repère humain à l’aune duquel il serait permis de s’orienter au sein du monde et de juger de la création. Pascal écrit en effet : « c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée ». Alors que chez Descartes, se penser comme fini signifie déjà avoir conscience de l’infini, ce sont pour Pascal les limites, ou plus précisément l’égarement de la puissance imaginative dans sa tentative de concevoir l’infini – qui attestent de la présence de Dieu. Mais que l’on se garde cependant d’y voir une preuve métaphysique ou rationnelle de son existence : d’une part en ce que le propos pascalien ne s’appuie ici sur aucune donnée de teneur métaphysique, mais seulement, dans une perspective psychologique, sur la mise en évidence des limites d’une faculté de l’esprit déterminée, et d’autre part en ce que Pascal n’évoque ici en aucune façon une pièce à conviction qui jouerait le rôle de moyen terme dans un raisonnement syllogistique en philosophie naturelle, mais uniquement un « caractère sensible », i.e. un signe ou une marque de reconnaissance, lesquels établissent l’omnipotence divine à la façon d’un fait empirique. Reste que l’on est en droit de se demander ce qui peut autoriser Pascal à conclure des limites de notre imagination à la toute puissance de Dieu, et c'est peut être l’explicitation de ses raisons qui pourrait nous mettre en présence d’un dispositif métaphysique implicite. Car si l’imagination s’égare dans la pensée de la nature, c'est en vertu, nous l’avons vu, de l’infinité de celle-ci ; or seul un être à la puissance infinie, semble vouloir indiquer Pascal, peut être à l’origine d’une création sans borne : ne sommes nous pas ici en présence d’une preuve cosmologique articulée autour de l’opposition du fini et de l’infini ? En réalité, la figure de Dieu ici mobilisée semble moins qualifier la divinité que disqualifier l’homme : elle ne sert qu’à discréditer l’ego qui cherche à prouver Dieu. Le fragment 135 annonçait déjà en effet une telle subversion d’une métaphysique des preuves de l’existence de Dieu par une rhétorique de l’effroi. La contemplation de la nature chez Pascal, nous l’avons vu, devient effroi, hyperbole de l’étonnement. En cela même qu’elle est la mise en scène de l’infini, la nature n’est pas le lieu où se prouve Dieu, mais celui où s’éprouve l’effroi de l’ego égaré. Il ne s’agit donc pas de savoir mais de sentir : à l’usage nul de l’évidence des preuves métaphysiques, il faut opposer l’efficace d’un sentir effrayé, comme le fait la dernière partie de notre extrait, qui traite de la condition humaine.
III. La condition humaine.
Le mouvement général du texte est désormais parfaitement inverse de celui-ci amorcé au début de notre extrait – suggérant, voire dessinant par sa forme même la disproportion qui fait sa matière : alors qu’il s’agissait pour l’homme de contempler la nature dans son immensité, de s’échapper au dehors pour s’étendre jusqu’à la totalité des espaces imaginables, ou plutôt inimaginables, il lui faut désormais opérer un mouvement circulaire de retour sur soi, à la faveur d’une conversion réflexive du regard qui objective son être intérieur. « Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est » : la discontinuité dans le régime cognitif qu’engage ce jet d’un regard en retour, l’opération de ce tour complet de la conscience sur elle-même – a vocation à susciter l’émergence d’une dimension nouvelle de notre expérience de sujet, i.e. à entrainer une conversion de valeur ou une réévaluation de l’observateur lui-même. Elle appelle en effet à comparer non plus la terre « au prix du vaste tour » que décrit l’astre solaire, ni même nos conceptions imaginatives « au prix de la réalité des choses », mais bien, dans la continuité de ce mouvement d’approche en direction de notre être le plus profond, cet être même « au prix de ce qui est », i.e. au regard de la totalité de l’être. C'est ainsi par l’introduction du thème de la connaissance de soi – thème central dans l’égologie pascalienne – que se découvre, après les termes de « monde », de « nature » et d’« univers », le véritable nom de l’être, entendu dans la simplicité de sa pure présence à la conscience – à savoir : « ce qui est ». Les termes de la comparaison ne sont donc plus, comme dans les différents fragments sur le moi (particulièrement le fragment 978), l’être réel de l’ego et ce qu’il voudrait être ou paraître (y compris à son propre regard), mais ce qu’il est et ce qui est, en sorte que le moi cesse de se faire « centre de tout » (l’idée générale d’un foyer ontologique organisateur ayant été auparavant récusée). Cette perspective s’offre comme un instrument intellectuel susceptible de contrer les effets pervers du péché originel sur notre perception du monde : la faute ayant provoqué un décentrement de l’homme par rapport à Dieu, dont la figure biblique paradigmatique est sans conteste Caïn, il s’agit désormais de prendre pour centre ce qui affecte une multiplicité infinie de centres. Or le thème du « prix » de l’être, qui parcourt notre extrait, pouvant être abordé par son versant axiologique, il a pour vertu d’introduire celui de la condition de l’homme, et plus précisément d’opposer celle-ci à la majesté de la nature comme la misère à la grandeur. Telle est sans doute le moyen le plus efficace d’abaisser la superbe : « qu'il se regarde comme égaré [dans ce canton détourné de la nature] ». Notons incidemment que la métaphore du « canton détourné de la nature », lequel représente proprement le monde visible, est absente du texte de Lafuma, mais présente dans le texte de Brunschvicg. Elle rappelle le « recoin de l’univers » du fragment précédent notre texte, dont il est très proche – Pascal y soutenant en effet : « en regardant l'univers muet et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers […] j'entre en effroi ». L’égarement dont il est question dans les deux fragments marque moins le thème de la déréliction, i.e. de la « misère de l’homme sans Dieu », qu’il n’est l’effet direct, nous y reviendrons, de la perte de repère suscité par la contemplation de l’infinité de la nature. Où l’on comprend qu’une telle contemplation, loin d’être un acte de liberté censée conduire à la béatitude ou exempter l’homme de toute crainte, comme le voudrait pourtant la tradition chrétienne, s’impose d’elle-même à l’homme dès lors qu’il s’élève à la pensée de l’univers infini en sa confusion sans repère. En toute rigueur, il ne s’agit donc pas de contemplation mais d’effroi, lequel nie la liberté contemplative. Le fragment 199 est en réalité une reprise du vocabulaire, des exemples et des procédés rhétoriques de Du Vair dans la Sainte philosophie, mais il dévie totalement le sens de la contemplation, laquelle menait chez Du Vair à la béatitude. Il organise bien plutôt la crainte, la provoque et l’amplifie, en vue de faire transiter le lecteur de l’étonnement à l’effroi. Pascal fait fond sur une contemplation sans amour, sans ravissement, sans extase, sans signification mystique. Tenter de prendre la mesure d’un univers pourtant incommensurable, c'est aussi bien apprendre à proportionner notre respect ou notre morgue en raison de la valeur intrinsèque de leurs objets spécifiques, et non plus en fonction de projections imaginatives qui leur attribueraient des qualités d’emprunt : « que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même, son juste prix ». L’univers lui-même n’apparaît pas ici simplement comme une prison, un établissement pénitentiaire clos dans lequel les détenus sont voués à recourir au divertissement pour supporter la vie, astreints à changer perpétuellement d’objet de délassement pour éviter la pensée de leur être ; mais il apparaît en outre aussi étroit et exigüe qu’une simple cellule de ce lieu de détention. Cette image, qui suscitera les railleries de Voltaire dans la 25è de ses Lettres philosophiques, semble chère à Pascal, dont la présence dans la liasse XII intitulée « Commencement » amène à penser qu’il y voyait une des manières possibles de faire débuter son ouvrage. C'est du reste depuis cette geôle même qu’il nous est donné, au retour d’un voyage imaginaire dans les espaces cosmiques les plus reculés, de prendre la mesure de ce qui nous environne. Tel est donc bien le mouvement général de notre extrait : provoquer l’élévation ou l’expansion de la pensée jusqu’aux réalités visibles et invisibles les plus hautes, afin qu’elle se figure, par son incapacité même à embrasser la totalité des lieux, le caractère dérisoire de l’ici-bas, et qu’à la faveur de ce retour sur la faiblesse de sa condition, elle puisse finalement évaluer d’autant plus lucidement « la terre, les royaumes, les villes et soi-même », comme l’indique Pascal par une précision graduelle des objets de contemplation, qui progresse du contenant vers le contenu. Il ne servirait donc à rien à l’homme d’avoir pour ainsi dire « la tête dans les étoiles », si celles-ci n’éclairaient sa condition, et il serait bien vain de « garder les pieds sur terre », s’il ne dirigeait son regard vers l’infini. Quant à l’apprentissage de l’activité axiologique à laquelle nous invite Pascal (« apprendre à estimer »), il débute et progresse sans doute déjà chez le lecteur attentif de notre fragment, mais il implique également, comme le signalent expressément les Trois discours concernant la condition des grands (notamment le Second Discours), de faire le départ entre les grandeurs naturelles, qui reposent sur des qualités effectives de l’âme et du corps, et les grandeurs d’établissement, lesquelles, à défaut d’être tout à fait arbitraires, reposent sur des conventions socio-culturelles. Les unes impliquant un respect naturel, fondé sur l’estime, les autres un respect d’établissement manifesté par de simples marques extérieures, il convient donc de proportionner le type de respect au type de grandeur. Mais quand bien même l’homme parviendrait à faire régner l’harmonie et la juste mesure en ce domaine, une disproportion demeure qui s’avère proprement invincible, et qui ne concerne ni les rapports mutuels des éléments macrocosmiques, ni l’incommensurabilité de l’univers eu égard aux productions imaginatives, mais l’homme lui-même relativement au cosmos, car « Qu'est-ce qu'un homme, dans l'infini ? ». Lorsque Pascal résume en une seule proposition les étapes précédemment parcourues par le chemin de sa pensée, il le fait donc sous la forme interrogative : celle d’une question à la fois ontologique et axiologique, i.e. qui concerne aussi bien la condition physique que la misère de l’homme, et qui ne saurait recevoir de réponse immédiate, mais doit prioritairement susciter la surprise et nous laisser interdits, dans l’aposiopèse d’un silence concerté, seule réponse adéquate au « silence éternel de ces espaces infinis » qui alors nous effraient (201). La réponse ne saurait être, après réflexion, que négative, et c'est ainsi qu’elle est donnée par la suite de notre extrait, après reformulation de la question : « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini ». Car comme l’exprime de façon lapidaire un fragment déjà cité, « le fini s’anéantit en présence de l’infini ». Il faudra attendre la lecture de la suite du texte pour apprendre que cette réponse pèche par son caractère unilatéral : l’état, le statut de l’homme, notion au demeurant essentielle au Jansénisme, notamment en ce qu’elle fonde l’architectonique de l’Augustinus – apparaîtra alors comme un milieu singulier entre deux abîmes, infiniment éloigné de tout extrême, au point d’être « incapable de voir […] l’infini où il est englouti ». À la question que Pascal jette dans notre âme comme pour en sonder la profondeur, il est encore bien d’autres façons d’apporter une réponse positive, en faisant valoir par exemple, comme le soutient le fragment 200, que l’homme est tel un roseau pensant, tirant sa faiblesse de sa condition physique et sa grandeur de la force de sa pensée, qui lui donne l’avantage sur un univers essentiellement ignorant de sa propre puissance. Mais la question vise à nous égarer. Plus : à nous faire prendre conscience de notre égarement. Notre égarement, i.e. le désordre dans lequel nous somme jetés ou notre absence de repère et de lieu propre. L’homme n’est pas misérable en raison de sa seule finitude, mais parce que sa finitude est sans fixité, sans assurance. Voir la misère de l’homme, c’est donc voir un regard aveuglé, comme le signale Vincent Carraud dans Pascal et la philosophie. Dans cette perspective, la question se transformer: le regard aveuglé n’est-il pas le regard du désir ? « Ces misérables égarés, indique le fragment précédant notre texte, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés ». Le regard de l’égaré est fixé, mais à l’inessentiel – l’attachement étant à la fois le symptôme et l’illusoire remède de l’égarement.
Le commentarisme pascalien a coutume d’opérer de nombreux rapprochements entre le fragment 199 et l’opuscule De l’esprit géométrique, mais ces deux textes sont pourtant loin d’avoir la même fonction : le fragment « disproportion de l’homme » n’a aucune vocation méthodologique, ni épistémologique, et Pascal y fait un usage purement rhétorique, non conceptuellement rigoureux, de la notion d’infini ; l’infini cesse d’être un concept. Une génération sépare Pascal de Descartes, mais cela lui aura suffit à opérer une rupture fondamentale dans l’espistèmè classique. Dans la perspective cartésienne, la représentation était moyen de maîtrise, d’appropriation du monde et de réappropriation de soi ; elle devient chez Pascal le lieu où la connaissance connaît ses limites et où le sujet fait l’expérience de sa perte et dissolution. Insuffisante par rapport à la réalité, elle est un obstacle à la connaissance, un principe de décentrement, le lieu de l’aliénation et de l’effondrement de l’idéal de connaissance et de maîtrise du monde, lequel excède les limites de la représentation. Comme dans le fragment du pari et celui de la « Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse », le fragment 199, qui semble naître de la lecture de la seconde partie des Principia de Descartes, reprend techniquement des concepts essentiels du cartésianisme, tels que la distinction entre le fini et l’infini (ou plutôt l’indéfini) ou celle du comprendre et du concevoir ; mais il s’agit pour Pascal de ruiner la métaphysique cartésienne en déconstruisant ses concepts. Si une des difficultés majeures de notre extrait est qu’il ne concerne qu’un seul versant de la réflexion pascalienne sur l’infini : le versant qui concerne l’infini de grandeur, et non l’infini de petitesse – il suffit à manifester le pyrrhonisme relatif de l’auteur en philosophie naturelle : n'entretenant aucune commune mesure avec le tout du monde, l’homme ne saurait le connaître. Pascal apparaît dans notre extrait comme un penseur de la démesure : l'homme n'est pas à la mesure de l’univers qu'il vient de découvrir notamment dans la lunette de Galilée. L’anthropologie pascalienne naît pour partie de ce décentrement qu’à provoqué la révolution copernicienne. Si l’être humain n’est plus au lieu où Dieu l’avait pourtant mis : dans un monde clos – il est perdu dans l’univers. La question de la disproportion ne saurait donc se régler dans les termes de la cosmologie rationnelle : elle invite bien plutôt la volonté à gager pour ou contre l’existence de Dieu. L’argument du pari se présente en effet comme sa véritable réponse, en ce qu’elle constitue le processus pratique d’une pseudo-commensuration ludique du fini et de l’infini : il faut comprendre en définitive que la commensurabilité du fini et de l’infini, impossible dans l’ordre ontologique et gnoséologique, n’est réalisable que dans l’ordre ludique.