Commentaire philosophique/Étude de texte sur la différence entre l'homme et l'animal à l'état de nature

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Commentaire : Jean-Jacques Rousseau, 1755 « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ». Distinction homme/animal

La distinction entre l’homme et l’animal[modifier | modifier le wikicode]

«
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer ; c'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore quand la nature se tait.
»
— Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes (1755), première partie.

Une lecture immédiate et trop rapide de ce texte donnerait à penser que Rousseau s’en tient à une simple distinction de l’homme et de l’animal. En fait, ce texte est beaucoup plus complexe qu’il ne le paraît. Rousseau cherche à fonder cette distinction sur la liberté dans le but de montrer que seul l’homme a une destination morale — même si bien souvent il fait le contraire. Le projet de Rousseau est donc de montrer que l’homme seul est responsable de son inhumanité : ni Dieu, ni la nature ne sont en cause. Ainsi si l’homme chute dans le mal, ce n’est qu’un effet pervers de sa liberté, de sa raison, de sa volonté. Le texte commence par une définition de l’animal, « une machine ingénieuse », une définition qui permet de mieux cerner ce qu’est l’homme, « une machine humaine ».

Dans un deuxième temps, Rousseau montre en quoi consiste la liberté humaine : s’écarter de la nature, créer un espace de jeux qui permettra à l’homme de survivre dans toutes les circonstances à la différence de l’animal pris au piège de la nécessité de ses instincts.

Ce texte s’achève sur les conséquences morales de cette liberté. L’homme seul peut engendrer l’inhumain, aucune solution individuelle à ce problème, la solution ne peut être que collective, ce sera le Contrat social.

I- L’animal, une machine ingénieuse, l’homme une machine humaine.[modifier | modifier le wikicode]

C’est avec Descartes que dialogue ce début de texte. Descartes rappelons-le, définissait le corps de l’homme comme une machine. Il faut comprendre par là que le corps est soumis à des lois nécessaires et ces lois relèvent de la mécanique, d’où le mot machine. À ces lois de la mécanique, nul ne peut échapper, elles sont nécessaires ; l’animal est qualifié de machine ingénieuse, dotée d'un certain esprit d'invention, même s'il est limité. Inventer n'est pas créer au sens où l'invention produit du neuf sans sortir de l'univers de la production mécanique qui est le sien, alors que la création sort de la logique des moyens. Notons ainsi que Rousseau ne reprend pas complètement Descartes dans la mesure aussi où n’y a chez lui aucune finalité à l’œuvre : la machine fonctionne en parfaite autonomie. Pas besoin de Dieu au point de départ. Rousseau met ainsi en place une première rupture avec Descartes. Ce texte ne sera d’ailleurs qu’une série de ruptures. Le libre-arbitre de Rousseau n’est pas le libre-arbitre de Descartes.

L’homme n’est donc pas qu’une simple machine animale, il n’est pas simplement soumis à la nécessité des lois de la nature. Il est celui qui introduit de la contingence dans un monde gouverné par des lois nécessaires. Cette contingence prend ici le nom de liberté. C’est pourquoi la machine qu’est l’homme n’est pas ingénieuse mais humaine. Notons en passant que pour fonder ces propos Rousseau s’appuie exclusivement sur la vision : « je ne vois, « j’aperçois ». Méthode de la réhabilitation des sens qui éloigne un fois de plus Rousseau de Descartes.

II- Un homme libre[modifier | modifier le wikicode]

Qu'en est-il de cette liberté dont nous parle Rousseau ? Elle s’oppose d’abord au monde de l’instinct. L’instinct est donné à l’animal, il ne le choisit pas, il est inné. C’est une règle naturelle à laquelle il ne saurait se soustraire : l’animal est dans l’instinct, ne le réfléchit pas, ne s'en distancie pas, le vit. L’homme au contraire est agent libre. Il est intéressant de voir la définition que rousseau donne de la liberté. Il la définit comme écart vis-à-vis de la règle. La liberté est d’abord désobéissance, étonnante définition que celle-ci ! Moment finalement très négatif, liberté d’indépendance pourrait-on dire. L’homme poursuit d’abord ses intérêts, ce qui lui est « avantageux ». L’animal au contraire n’a nullement conscience de ce qui relève de l’utile puisque ce sont les instincts qui le guident. Cette liberté d’indépendance ouvre la voie à des mauvais choix. L’homme seul est capable de s’égarer et de commettre des actes préjudiciables aux autres. Seule la vie sociale humaine pose problème. Ce qui manque donc à la liberté d’indépendance- et cette question ne se pose pas pour l’animal - c’est une garantie morale. C’est cette liberté qui sera cause de conflits violents entre les hommes, ce que Hobbes appellera «  la guerre de tous contre tous ». Pour approfondir son argumentation Rousseau s’appuie sur deux exemples : le pigeon, et la chat, deux espèces différentes selon la classification de Buffon, à laquelle Rousseau n’est pas étranger : le chat mange l’oiseau, mais la morale de l’histoire ici, comme dans les fables de La Fontaine, c’est que l’on soit faible ou puissant, dans le règne animal, l’instinct ramène tout les animaux à égalité dans leur incapacité à s’écarter de la règle ( une des conséquences de cette affirmation, c’est que l’art est impossible pour l’animal si l’on pose l’art comme écart vis-à-vis de la règle, ou vis-à-vis de la nature, comme le conceptualisera Diderot dans le Paradoxe sur le comédien.)

III- Une liberté dangereuse[modifier | modifier le wikicode]

C’est elle qui conduit les hommes à tous les excès, l’excès étant la figure du mal dans toute la tradition philosophique. La notion de MAL surgit à la fin du texte sous forme de maladie (la fièvre et la mort). Le mal moral c’est la chute dans la maladie, chute dont seuls les hommes sont responsables. Rousseau n’écrit pas une théodicée comme le fit Leibniz (le Pangloss de Voltaire). Si mal il y a, le responsable en est l’homme. Ce mal, cette maladie attend son remède. Ce dernier n’est pas dans la raison, ni dans un bon usage de la volonté ( la générosité de Descartes), le texte ne nous en dit rien. Ce que l’on comprend toutefois, c’est que l’individu seul ne peut trouver la solution, il va donc lui falloir composer avec les autres. On ne retrouvera la santé que collectivement dans un régime politique où la liberté aura sa place centrale puisqu’elle fonde notre différence avec l’animal. Opposition à Hobbes, mais aussi opposition à Machiavel. La politique doit sauver la liberté et la morale, ce sera le projet du Contrat social.