« Précis d'épistémologie/La recherche de la raison » : différence entre les versions

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Quand on connaît les principes d'une théorie, on est capable de reconnaître les preuves qui reposent sur ces principes. On a ainsi un système de détection des preuves et des théorèmes. On peut ainsi savoir ce qu'on cherche, une preuve d'un théorème, avant de l'avoir trouvée.
Quand on connaît les principes d'une théorie, on est capable de reconnaître les preuves qui reposent sur ces principes. On a ainsi un système de détection des preuves et des théorèmes. On peut ainsi savoir ce qu'on cherche, une preuve d'un théorème, avant de l'avoir trouvée.


L'acquisition du savoir par la résolution de problèmes théoriques exige un savoir préalable, déjà acquis, à partir duquel nous raisonnons. Le savoir théorique déjà acquis est un tremplin pour acquérir davantage de savoir, parce que nous pouvons apprendre en raisonnant tout ce que les bons principes enseignent.
En général l'énoncé d'un problème n'est pas suffisamment explicite pour qu'il soit un problème théorique bien identifié. Nous devons trouver ou choisir nous-mêmes les principes qui nous serviront à raisonner (Aristote, ''Topiques'').

En général l'énoncé d'un problème n'est pas suffisamment explicite pour qu'il soit un problème théorique bien identifié. Nous devons trouver nous-mêmes les principes qui nous serviront à raisonner (Aristote, ''Topiques'').

Comment chercher et trouver les bons principes ?

On reconnaît les bons principes à leurs fruits.

Comment reconnaît-on les fruits ?

La raison porte des fruits quand elles nous aide à bien penser et à bien vivre. Mais nous n'avons pas par avance le détecteur du bien penser ou du bien vivre. Il faut déjà être sage pour reconnaître les fruits de la raison. Il n'est pas toujours plus facile de reconnaître les fruits que de reconnaître les bons principes. Et les bons principes font eux-mêmes partie des fruits.


L'acquisition du savoir par la résolution de problèmes théoriques exige un savoir préalable, déjà acquis, à partir duquel nous raisonnons. Grâce au raisonnement le savoir théorique déjà acquis est un tremplin pour acquérir davantage de savoir.


(...)
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Version du 23 janvier 2020 à 14:39

« - ... je veux bien mener cet examen avec toi, pour que nous recherchions ensemble ce que peut bien être la vertu. 

- Et de quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est ? Laquelle des choses qu'en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu'il s'agit de cette chose que tu ne connaissais pas ?

- Je comprends de quoi tu parles, Ménon. Tu vois comme il est éristique, cet argument que tu débites, selon lequel il n'est possible à un homme de chercher ni ce qu'il connaît ni ce qu'il ne connaît pas ! En effet, ce qu'il connaît, il ne le chercherait pas, parce qu'il le connaît, et le connaissant, n'a aucun besoin d'une recherche ; et ce qu'il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, parce qu'il ne saurait même pas ce qu'il devrait chercher. » (Platon, Ménon, 80d-e, traduit par Monique Canto-Sperber)


Les deux prémisses de l'argument de Ménon sont fausses.

On peut savoir ce qu'on cherche avant de l'avoir trouvé. C'est évident. C'est ce qu'on fait à chaque fois que les problèmes qu'on cherche à résoudre sont bien identifiés.

On peut chercher sans savoir ce qu'on cherche. C'est moins évident. C'est ce qu'on fait quand on cherche sans savoir très bien où on va.

Savoir ce qu'on cherche sans l'avoir trouvé

Dès qu'on a un système de perception, ou de détection, on est capable de chercher en sachant ce qu'on cherche, avant de l'avoir trouvé. On cherche à détecter ce que le système est capable de détecter. On sait ce qu'on cherche si on sait ce qu'on est capable de percevoir. On trouve ce qu'on cherche en le percevant.

Poser un problème consiste à se donner une fin, un but, un objectif. On a résolu le problème quand on a atteint la fin qu'on s'est fixée ou quand on sait comment l'atteindre. On connaît une fin quand on sait percevoir ou détecter si elle est réalisée.

L'argument de Ménon confond la connaissance d'un problème avec la connaissance de sa solution. On peut connaître une fin, donc on sait ce qu'on cherche, avant de l'avoir atteinte, donc on n'a pas encore trouvé.

Quand on doit imaginer ce qu'on va faire avant d'agir, on remplace un problème par un autre : imaginer l'action ou le programme d'actions qui résout le problème initial. On peut alors explorer par l'imagination l'espace des possibilités de solution. On peut ainsi résoudre de nombreux problèmes sans quitter son fauteuil. Bien sûr, on a besoin de savoir anticiper afin de déterminer par l'imagination si une séquence d'actions est faisable et si elle permet d'atteindre le but. Lorsque le savoir acquis au préalable est suffisant, l'imagination seule, sans l'action, permet de trouver des solutions. Grâce à l'imagination le savoir déjà acquis est un tremplin pour acquérir davantage de savoir.

Une méthode générale de résolution de problèmes consiste à identifier toutes les possibilités de solution (toutes les actions et les séquences d'actions possibles par exemple) et à les essayer jusqu'à ce qu'on en trouve une qui atteigne l'objectif désiré. Cette méthode est très efficace tant que le nombre de possibilités à essayer n'est pas trop grand. Mais même les supercalculateurs les plus puissants ne peuvent pas résoudre ainsi certains problèmes parce que l'espace des possibilités qu'ils doivent essayer est beaucoup trop grand.

Une heuristique est une méthode de résolution de problèmes qui explore l'espace des possibilités de solution en sélectionnant certaines qui semblent prometteuses (Newell & Simon 1972, Russell & Norvig 2010). L'apprentissage par l'exercice peut être considéré comme une résolution d'un problème fondée sur une heuristique simple. Le problème est défini par les objectifs que le savoir-faire désiré doit atteindre et par leurs conditions initiales. Les possibilités de solution sont les façons d'agir que l'on peut essayer. On commence par sélectionner une possibilité, pas trop mauvaise si possible, puis on expérimente des variations et on évalue leurs résultats. On modifie par étapes successives le savoir-faire initial en conservant les variations qui semblent nous rapprocher du savoir-faire désiré. On explore ainsi l'espace des possibles par petits pas, en passant d'une façon de faire à une autre qui semble l'améliorer. C'est une forme d'apprentissage par l'essai, l'erreur et la réussite.

La résolution de problèmes est comme une prière. On a un problème et on prie pour trouver la solution. On ne trouverait pas la solution si on n'avait pas prié. C'est la prière qui nous donne la solution.

Chercher sans savoir ce qu'on cherche

Pour chercher la réponse à une question, il faut comprendre la question. Comment chercher la réponse à la question "qu'est-ce que la vertu ?" si on ne sait pas ce qu'est la vertu ?

On sait ce qu'on cherche quand on est capable de détecter si on l'a trouvé. Mais nous n'avons pas par avance des détecteurs de vertu, de raison ou de sagesse. Pour être capable de reconnaître la sagesse, il faut déjà être sage. Comment chercher la sagesse si on ne sait pas la reconnaître ? Même si on tombait dessus par hasard, on ne saurait même pas qu'on l'a rencontrée.

On peut avancer sans savoir où on va, simplement en allant droit devant soi. On ne sait pas où ce chemin nous mène, on le cherche, sans savoir ce qu'on cherche. On peut donc chercher sans savoir ce qu'on cherche.

On peut être porté et guidé par des idées sans savoir où elles nous mènent.

Il faut être expert pour reconnaître un savoir d'expert. Un débutant doit devenir expert, et donc acquérir un savoir qu'il n'est pas capable de reconnaître. Comment fait-il ?

Un débutant est capable de résoudre des problèmes de débutant, de reconnaître le savoir et les erreurs d'un débutant. Cela suffit pour démarrer. La capacité à reconnaître le savoir progresse en même temps que l'acquisition du savoir. Cela permet d'apprendre à résoudre des problèmes de plus en plus difficiles. C'est ainsi qu'on devient un expert.

On peut apprendre à percevoir. On ne sait pas par avance ce qu'on sera capable de percevoir. On ne sait pas par avance ce qu'on sera capable de trouver parce qu'on n'est pas encore capable de le percevoir.

On ne se connaît pas soi-même. On ne sait pas par avance ce qu'on peut devenir. On cherche sans savoir ce qu'on cherche parce qu'on se cherche soi-même.

Nous ne savons pas de quoi nous sommes capables. La liste des problèmes que nous pouvons résoudre n'est pas connue d'avance.

Les problèmes théoriques

Résoudre des problèmes théoriques consiste à se servir du raisonnement pour augmenter notre savoir. Un problème est théorique lorsqu'on recherche par le raisonnement à répondre à une question. Si nous avons besoin d'observer ou d'expérimenter pour trouver une réponse, alors la question n'est pas un problème théorique. Le savoir préalable, l'énoncé de la question et nos facultés de raisonnement doivent suffire pour trouver la solution d'un problème théorique. S'il n'existe pas de raisonnement qui permette de répondre à la question, c'est que le problème théorique est mal identifié, ou que sa (méta)solution est de ne pas avoir de solution.

Pour une question fermée, il n'y a que deux solutions possibles, oui ou non. Pour une question ouverte, la solution doit nommer ou décrire un ou plusieurs êtres qui satisfont aux conditions énoncées dans la question. Les êtres ainsi nommés ou décrits sont alors les solutions du problème. Pour qu'un problème théorique soit résolu, il faut énoncer ses solutions et les justifier, en donnant un raisonnement qui prouve qu'elles sont véritablement des solutions du problème.

Pour qu'un problème théorique soit bien identifié il faut expliciter toutes les conditions du problème, y compris les principes qui nous serviront à raisonner pour le résoudre.

Quand on connaît les principes d'une théorie, on est capable de reconnaître les preuves qui reposent sur ces principes. On a ainsi un système de détection des preuves et des théorèmes. On peut ainsi savoir ce qu'on cherche, une preuve d'un théorème, avant de l'avoir trouvée.

L'acquisition du savoir par la résolution de problèmes théoriques exige un savoir préalable, déjà acquis, à partir duquel nous raisonnons. Le savoir théorique déjà acquis est un tremplin pour acquérir davantage de savoir, parce que nous pouvons apprendre en raisonnant tout ce que les bons principes enseignent.

En général l'énoncé d'un problème n'est pas suffisamment explicite pour qu'il soit un problème théorique bien identifié. Nous devons trouver nous-mêmes les principes qui nous serviront à raisonner (Aristote, Topiques).

Comment chercher et trouver les bons principes ?

On reconnaît les bons principes à leurs fruits.

Comment reconnaît-on les fruits ?

La raison porte des fruits quand elles nous aide à bien penser et à bien vivre. Mais nous n'avons pas par avance le détecteur du bien penser ou du bien vivre. Il faut déjà être sage pour reconnaître les fruits de la raison. Il n'est pas toujours plus facile de reconnaître les fruits que de reconnaître les bons principes. Et les bons principes font eux-mêmes partie des fruits.


(...)

(La suite est en cours de réécriture)

Une pierre de touche est une pierre dure et rugueuse sur laquelle on frotte un échantillon de métal précieux pour éprouver sa pureté. L'essayeur identifie le métal à partir de la trace qu'il laisse sur la pierre. Nous sommes à la fois des pierres de touche et des essayeurs pour la raison. Nous éprouvons la raison sur nous-mêmes et l'évaluons à partir de ses traces sur nos esprits.

(...)

La critique est une heuristique

Lorsque les prémisses fondamentales sont vraies par définition, en mathématiques en particulier, il est possible de donner des preuves infaillibles. Si on est sceptique, il suffit de vérifier la correction logique de la preuve pour supprimer toute possibilité de doute. Dans les sciences empiriques, il est parfois possible de s'approcher de cet idéal d'infaillibilité, lorsque nous avons d'excellentes théories dont les principes sont bien vérifiés par des expériences bien contrôlées. Mais très généralement nos preuves et notre savoir ne sont pas infaillibles. Si nous exigions du savoir qu'il soit infaillible pour être honoré comme un savoir, il faudrait nous priver de la plupart de nos connaissances. Et nous ne pourrions même pas développer le savoir. Une science parvenue à maturité, qui a atteint ou s'est approchée de l'idéal d'infaillibilité, n'a pas toujours été ainsi. Dans ses commencements elle était mêlée à beaucoup d'erreurs ou d'incertitudes.

La raison est naturellement et nécessairement faillible parce qu'elle est en perpétuel développement. Pour que la vérité d'un énoncé puisse être décidée de façon infaillible il faut que sa signification soit déterminée avec précision. Mais ce n'est pas ainsi que nous nous servons couramment de la parole. Et cela n'est pas souhaitable. Le plus souvent nos paroles sont données pour être interprétées. Nous inventons tous les jours de nouvelles interprétations, de nouvelles significations et de nouvelles expressions. Même les principes ne sont pas immuables, parce qu'à partir d'un même principe nous pouvons inventer d'innombrables variations. La multitude des possibilités d'interprétation est vitale pour l'acquisition du savoir, mais elle le rend très faillible, parce que la vérité d'une parole dépend de son interprétation.

Un comportement ou un programme d'action est tolérant aux fautes lorsque l'erreur ne l'empêche pas de fonctionner correctement. Si des erreurs se produisent, elles sont simplement réparées ou corrigées, et le système continue à fonctionner. Il en va souvent ainsi, pas toujours, pour l'acquisition et l'utilisation du savoir. Heureusement. Sinon nous ne pourrions pas développer la raison.

Si la raison était généralement infaillible, la critique se réduirait à l'examen des preuves. Une fois que leur infaillibilité est vérifiée il ne resterait plus de place pour le doute ou la discussion. Mais généralement la raison n'est pas infaillible.

On peut douter d'une preuve en soupçonnant sa correction logique. Le plus souvent nos raisonnements ne sont pas complètement explicites. Nous laissons dans l'ombre une partie des prémisses nécessaires pour inférer nos conclusions, parce qu'elles semblent plutôt évidentes. Tout expliciter serait fastidieux. Mais ce recours à l'implicite cache parfois des erreurs de logique. Pour les détecter il faut expliciter l'implicite.

Même lorsque sa correction logique n'est pas suspecte, on peut douter d'une preuve en doutant de ses prémisses. Nous justifions notre savoir en donnant des preuves fondées sur des principes. Mais les principes doivent être eux-mêmes justifiés. Il faut qu'ils fassent leurs preuves en nous aidant à développer un bon savoir. Chacun peut se servir de sa propre expérience pour mettre des principes à l'épreuve et apprendre ainsi à reconnaître leur valeur. Mais il ne faut pas se limiter à sa propre expérience. Quand on prend un principe comme base d'un raisonnement, on affirme implicitement qu'il a une valeur universelle, qu'il peut servir à tous ceux qui veulent raisonner. Un principe doit donc être mis à l'épreuve de toutes les expériences de tous les êtres humains. Un principe fait ses preuves en aidant tous les êtres humains à développer un bon savoir.

Afin d'évaluer nos preuves nous devons les soumettre volontairement à la critique de tous les êtres humains en respectant le principe d'équivalence de tous les observateurs. Les objections et les tentatives de réfutation peuvent nous conduire à modifier nos raisonnements, et parfois même à les abandonner, si la réfutation est décisive. Nous développons le savoir en conservant les principes et les preuves qui résistent bien aux épreuves critiques et en renonçant aux autres.

Comme on peut simuler par l'imagination un dialogue critique, imaginer qu'on doit défendre ce qu'on prétend savoir en face d'un sceptique qui veut nous réfuter, on peut obtenir les bénéfices de l'esprit critique simplement en exerçant sa pensée en solitaire. Mais le développement de la raison est surtout une œuvre collective (Leibniz 1688-1690, Goldman 1999), à laquelle chaque être humain peut participer dès qu'il le veut, qu'il sait qu'il en est capable et qu'il se soumet volontairement à sa discipline : justification et évaluation critique.

Tout le développement du savoir peut être conçu comme la résolution d'un unique et vaste problème. L'objectif est un savoir qui satisfasse notre désir d'intelligibilité. Nous explorons l'espace des possibles à chaque fois que nous examinons un savoir en vue de l'évaluer. Les épreuves critiques sont destinées à sélectionner les possibilités prometteuses. La critique est donc une heuristique qui nous aide à résoudre le problème du développement de la raison (Goodman 1955, Rawls 1971, Depaul 2006).

Où trouve-t-on le grain à moudre ?

La raison nous invite à développer en commun un savoir universel, en cherchant honnêtement des vérités et des preuves, en respectant le principe d'équivalence de tous les observateurs, et plus généralement en se soumettant volontairement à toutes les règles de l'esprit critique.

La discipline critique nous rend capables de développer le savoir en mettant des théories à l'épreuve. Elle est comme un moulin, destiné à donner de la bonne farine, du bon savoir, à partir des théories qu'on lui donne. Mais où trouve-t-on le grain à moudre ? D'où sortent les théories que nous soumettons à la critique ?

Il n'y a pas à chercher très loin : tout ce qui nous passe par la tête et tout ce que nous disons, les pensées de bon sens, ou contraires au bon sens, les intuitions banales, ou originales, même les rêves et les délires, parce qu'ils nous font penser et parler. N'importe quelle pensée est candidate pour un examen critique, mais bien sûr on ne veut pas n'importe quoi. On cherche les pensées qui nous aident à développer un bon savoir, ou qui nous font espérer qu'elles pourraient nous aider.

Quand on cherche du savoir, on se sent parfois comme égaré dans une forêt à la recherche d'un trésor dont on ignore l'emplacement, et il y a de quoi désespérer. Il faudrait un miracle pour qu'on puisse le trouver. Mais c'est une illusion, parce que l'emplacement du trésor est connu d'avance. Il ne peut être qu'en nous-mêmes. Quand on cherche du savoir, on se cherche soi-même parce qu'on cherche un savoir qui nous rend compétent. Il n'y a pas d'autre endroit où chercher. Où le savoir pourrait-il être s'il n'était pas déjà potentiellement en nous-mêmes ?

Le bon savoir est le savoir qui nous rend compétents

Comment reconnaît-on le bon savoir ? C'est le savoir qui nous rend compétents. Il n'y a pas de critère plus fondamental. Le bon savoir est par définition le savoir qui nous rend compétents.

Je suis pour moi-même un critère fondamental de reconnaissance du bon savoir, puisque je le reconnais en reconnaissant ma compétence.

Un véritable savoir peut toujours être partagé. Il me rend compétent parce qu'il peut rendre compétent tous les esprits. Si j'acquiers un savoir sans savoir l'expliquer, c'est que je ne l'ai pas bien compris. Pour maîtriser un savoir, il faut être capable de l'enseigner clairement à tous ceux qui veulent l'acquérir.

Je suis la source, le milieu et la fin de la raison. Pas moi en tant que différent de tous les autres mais en tant que semblable à tous les autres. Tous les Je, tous ceux qui peuvent penser qu'ils sont, qui peuvent dire "Je", sont les sources, le milieu et les fins de la raison, les sources parce que la raison naît de nos pensées, le milieu parce qu'elle se développe quand nous travaillons pour elle, les fins parce qu'elle est là pour que nous puissions nous accomplir.

Chaque esprit est pour lui-même comme pour tous les autres un critère de reconnaissance de la raison, parce qu'elle est nécessairement ce qui est bon pour tous les esprits.

On reconnaît les grands principes de la raison à leurs fruits. Mais comment reconnaît-on les fruits ?

La raison porte des fruits lorsqu'elle nous donne les moyens de bien penser et de bien vivre, quand elle nous donne les moyens de nous accomplir comme de véritables esprits.


La raison pratique et la raison théorique

La raison pratique nous donne le savoir et les pensées pour bien agir et bien vivre. La raison théorique nous donne le savoir et les pensées pour bien penser et développer un bon savoir. La raison pratique nous prescrit de développer la raison théorique, parce que nous avons besoin de bien penser pour bien vivre.

Que l'esprit doit vivre pour l'esprit n'est pas seulement un principe de la raison pratique, c'est aussi un principe de la raison théorique. Pour bien penser il faut toujours penser pour profiter des bienfaits de toutes les pensées. Le bon savoir est toujours un savoir qui nous invite à accueillir tous les bons savoirs. Le bon savoir n'est jamais fermé sur lui-même et il est toujours un savoir qui rend capable d'acquérir davantage de savoir.

Un esprit s'accomplit en étant bon pour tous les esprits. Mais est-ce vraiment possible ? Un esprit a-t-il vraiment les moyens d'être bon pour tous les esprits ? N'est-ce pas plutôt une illusion ?

Les principes logiques nous montrent que nous pouvons raisonner correctement, les principes épistémologiques, que nous pouvons faire la différence entre le savoir et l'ignorance, les principes métaphysiques, que nous pouvons connaître les plus grandes vérités, les principes éthiques, que nous pouvons savoir ce que nous devons faire. Ces grands principes nous révèlent la puissance de la raison. Ils sont universels. Ils donnent à tous les esprits les moyens d'acquérir tous les savoirs, de comprendre tous les esprits et de leur révéler les bienfaits de la raison. En apprenant ce que les grands principes nous enseignent, nous apprenons du même coup que nous pouvons penser pour tous les esprits. Être bon pour tous les esprits n'est pas un idéal inaccessible. C'est la réalité de la pensée rationnelle.

La découverte de la raison

Nous ne connaissons pas d'avance la portée de nos capacités à résoudre des problèmes. Nous la découvrons par l'exercice. En résolvant des problèmes, nous prenons davantage conscience de nos capacités. Mieux nous les connaissons et plus nous pouvons étendre leur champ d'applications. Nous nous découvrons ainsi nous-mêmes en tant qu'êtres rationnels, c'est à dire capables de développer la raison. Tous les développements de la raison sont des découvertes, parce que nous ne savons pas ce que la raison nous révélera avant de nous mettre au travail. Nous découvrons que nous sommes capables d'inventer ou de dévoiler la raison.

Pour savoir que la raison existe, nous avons besoin de la faire exister, en la partageant entre nous. En ce sens, c'est nous qui la faisons. Elle ne serait pas là si nous ne travaillions pas pour la faire vivre parmi nous. Mais on aurait tort de croire qu'elle est seulement notre invention, parce que nous ne décidons pas de ce qu'elle est, nous ne pouvons pas faire qu'elle soit ce qu'elle n'est pas, ou qu'elle ne soit pas ce qu'elle est. Quand nous travaillons nous la découvrons. Tout se passe comme si elle avait toujours été là de toute éternité, et nous sommes les derniers à l'apprendre.

Pour développer la raison, nous devons apprendre à raisonner et donc à inventer des discours et des théories, mais nous devons aussi surtout apprendre à écouter. Nous ne savons pas par avance ce que la raison va nous enseigner, nous le découvrons en tendant l'oreille et en ouvrant les yeux, en étant prêts à accueillir toutes les observations, les pensées et les principes qui pourraient nous éclairer, nous aider à mieux penser et à mieux vivre.

Les conditions d'apparition de la raison sont générales : des êtres qui parlent et qui veulent trouver ensemble des vérités et des preuves, en respectant le principe d'équivalence des observateurs et toutes les règles de l'esprit critique. Ces conditions ne dépendent pas spécifiquement de notre humanité sur la Terre. D'autres êtres vivants, sur d'autres planètes, en d'autres temps, ou dans d'autres univers, pourraient également développer la même raison, parce que ses conditions d'apparition sont universelles.

L'autorité de la raison

On peut raisonner sur la raison comme si elle était la sagesse d'une personne et lui attribuer une volonté parce qu'on peut lui attribuer des fins. L'éthique nous enseigne ce qui mérite d'être poursuivi et nous donne ainsi les moyens de nous accomplir. Que nous poursuivions les fins que la raison nous prescrit peut justement être considéré comme une fin de la raison. Tout se passe comme si la raison était une bonne autorité qui nous montre les bons chemins.

Savoir qu'un esprit doit travailler pour l'esprit ne suffit pas pour décider des fins particulières que nous nous donnons. C'est ce qu'on attend d'une bonne autorité. Si elle nous privait de notre liberté, elle ne serait pas une bonne autorité. Le savoir éthique rationnel n'est pas une entreprise totalitaire qui décide à notre place de ce que nous devons faire. Il en est l'exact contraire puisqu'il nous demande de décider librement et intelligemment. On peut même affirmer qu'il est une condition de la véritable liberté, parce qu'on fait un mauvais usage de sa liberté si on ne s'en sert pas pour le bien. Plus on connaît le bien, mieux on peut le faire et vivre ainsi comme un esprit vraiment libre.

L'unité de la raison

Pour qu'un savoir puisse être partagé, il faut qu'il puise seulement dans des ressources communes, accessibles à tous. On pourrait croire que c'est une limite très restrictive, qu'en se privant de ressources privées, on se prive du même coup du meilleur du savoir, mais c'est l'exact contraire qui est vrai. Nos intelligences sont les plus puissantes justement quand elles se limitent aux ressources communes. C'est en nous entraidant que nous découvrons le mieux le pouvoir de nos intelligences, que nous développons les meilleurs savoirs et que nous faisons vivre la raison.

Malgré leur diversité tous les savoirs manifestent l'unité de la raison. Les grands principes de logique et de discipline critique sont les mêmes pour tous. Une telle unité est essentielle au développement des sciences. Tout ce qui est compris par quelques uns doit pouvoir être compris par tous les autres, sinon ce n'est pas la raison. De ce point de vue on peut dire que toutes les sciences parlent d'une seule voix et que tous les êtres humains contribuent au développement d'un savoir commun.

L'unité de la raison n'exclut pas la diversité, au contraire elle l'encourage. Les grands principes logiques, épistémologiques ou métaphysiques ne nous interdisent jamais d'étudier des théories. Au contraire ils nous donnent les moyens d'étudier toutes les théories.

Que pouvons-nous espérer ?

La raison nous rend capables, mais de quoi ? Que pouvons-nous réaliser avec les compétences que nous développons rationnellement ? Que pouvons-nous espérer ?

Si la liste des problèmes que nous pouvons résoudre rationnellement était connue d'avance, nous saurions quoi espérer. Mais justement elle n'est pas connue d'avance. Nous ne connaissons pas l'étendue des compétences que la raison peut nous donner.

Comme nous ne savons pas de quoi la raison nous rend capables, nous pouvons placer nos espoirs très haut, que le règne de la raison vienne, que sa volonté soit faite, sur la terre comme au ciel, que le présent éphémère soit la splendeur de la vérité éternelle, ou très bas, la raison ne sera jamais plus qu'une pauvre consolation dans une vallée de larmes.

Le développement de la raison est l'histoire d'un étonnement perpétuellement renouvelé. Les sciences ont dépassé nos espérances. La Nature nous a révélé beaucoup plus de secrets que ce que nous pouvions rêver.

Pour savoir de quoi la raison nous rend capables, la meilleure façon, et la seule, est d'essayer. Si on n'essaie pas on n'a aucune chance de se rendre compte de ce qui marche. C'est pourquoi il faut espérer. On pèche plus souvent par défaut d'espoir que par excès.


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