« La Grande Chasse aux sorcières, du Moyen Âge aux Temps modernes » : différence entre les versions

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Version du 4 octobre 2007 à 09:56

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Résumé

Représentation d'un bûcher à Derenburg en 1555

Ces événements historiques ont toujours été mystérieux. La sorcière fascine depuis l’Antiquité. La grande Chasse est difficile à appréhender pour nos intelligences rationalistes. Elle pose beaucoup de questions, d’abord, sur les raisons d’une telle tuerie, mais aussi sur son ampleur tant sur le plan de l’intensité que de la géographie, sur l’identité de ceux qui furent poursuivis et de ceux qui les jugèrent, et enfin sur son évolution et sa fin aussi soudaine que son commencement. R. Mandrou, R. Muchembled, B.P. Levack, et G. Bechtel ont tous porté un regard nouveau sur la chasse aux sorcières dans leurs livres. Tous édités dans les quarante dernières années, ils reviennent sur l’interprétation de Michelet et nuancent le rôle de l’Église.

La sorcière qui lit l’avenir, fait tomber amoureux ou malade est crainte et désapprouvée, mais tolérée. Une transformation de l’image de la sorcière et de celle du Diable intervient au XIIe siècle. Elle et le Diable deviennent des conspirateurs qui cherchent à empêcher le royaume de Dieu. La sorcière est recherchée puis jugée avant d’être punie, d’abord légèrement. Les conditions de vie sont dures et le Diable est tenu pour responsable. La Réforme accélère le phénomène. Plus l’Église catholique perd d’influence sur cette question, plus les bûchers s’imposent à l’issue des procès. Autour de 1600, la justice pénale cherchant à soustraire la société à l’influence du Diable se montre impitoyable. À l’aube des Lumières, les accusations provoquent des scandales et la dynamique de la Chasse s’épuise. Les pouvoirs centraux émergeants mettent alors un terme aux poursuites. Les raisons profondes de cette Chasse restent une énigme : est-ce dû à l’émergence de pouvoirs centraux, au rejet des valeurs rurales, ou à l’attitude des élites ? Chacun de ses éléments et d’autres ont sans doute joué un rôle. Aucune cause unique ne peut être mise en évidence. Mais l’analyse récente proposée par ces auteurs permet de se faire une meilleure idée des processus qui ont conduit à la grande Chasse.

Introduction

La Chasse aux sorcières est un phénomène intriguant et posant quantité de questions. Elle se prépare lentement, puis se déclenche mystérieusement juste avant les Lumières. Certains éléments semblent anachroniques. Le milieu universitaire s’y intéresse et réévalue ce phénomène depuis que les archives des pays de l’Est se sont ouvertes. C’est l’occasion d’ajouter des nuances à l’analyse anticléricale du XIXe siècle.

La sorcellerie de premier type (XIe au XIIe siècle)

XIe et XIIe siècles : répression des hérésies et des minorités

La Grande Chasse aux Sorcières se prépare au cours des XIe et XIIe siècles, car la répression des minorités se développe. Les minorités juives, les homosexuelles et les sectes sont persécutées pour hérésie par les pouvoirs religieux. Ces persécutions installent un climat de terreur. L’explication en est double : d’abord, les hérésies se multiplient à l’aube du second millénaire et une forte tendance à la persécution apparaît. Cette évolution implique certains changements de comportement qui seront favorables à la Chasse.

L’apparition du concept de soupçon, ainsi que la disparition progressive de la présomption d’innocence préparent la Grande Chasse. Les accusés doivent ainsi prouver leur innocence et les accusateurs n’ont plus à prouver leur culpabilité.

L’Église cherche à protéger sa doctrine en combattant toute déviance. Pourtant, les hérésies se développent de façon inquiétante dans la seconde moitié du XIe siècle avec les hérétiques dualistes (Manichéens, Cathares, Albigeois) dont la doctrine dérive en une cosmologie originale et les Vaudois, une secte évangéliste. Au départ, l’Église se borne à excommunier les hérétiques, mais par la suite elle cherche à les réprimer par des bûchers.

La sorcellerie des XIe et XIIe siècles

Le maleficium ou sorcellerie de premier type existe en fait depuis l’Antiquité. Il s’agit d’une magie populaire qui coexiste avec des pratiques plus évoluées comme la nécromancie. Elle semble avoir des caractéristiques communes partout. Cette magie populaire permet de connaître le futur, changer le temps, rendre impuissant, amoureux ou haineux, faire tomber malade hommes ou animaux et tuer à distance. Dans le monde romain, elle est urbaine, mais en Allemagne et en Scandinavie elle reste rurale.

La sorcellerie est déjà largement condamnée avant l’introduction du Christianisme dans l’Empire romain. Celui-ci ne fait qu’accentuer les mesures prises contre les maleficieurs. Le Christianisme transforme aussi progressivement la sorcellerie. Les formules se christianisent; on fait appel aux Saints et à la Vierge pour faciliter les opérations magiques. (Claude Lecouteux, “Le livre des grimoires”)

L’Enfer et le Diable se transforment

Une nouvelle sorcière dite du second type, diabolique, apparaît. Avant que ne s’affirme son caractère de servante du Diable, il faut que ce dernier cesse de n’être que tentateur et devienne conspirateur.

La croyance populaire accorde au Diable une certaine réalité même si les élites le considèrent en général comme un symbole. Aux XIe et XIIe siècles, avec l’angoisse que suscite la multiplication des hérésies, le Diable cesse d’être un symbole et devient tangible.

Le Diable acquiert de nouvelles caractéristiques. Certaines empruntées à la mythologie et aux divinités antiques, complètent celles admises par la population. D’autres font très clairement référence au Christianisme comme ses ailes d’ange déchu, sa couleur noire, symbole du mal ou sa personnalité. Il cesse d’être simplement un tentateur peu fréquentable, libidineux et noceur pour devenir l'incarnation du Mal.

Si jusqu'alors le Diable a pu être à peu près contenu en Enfer, dès le XIe siècle ses sorties sont plus remarquées. Les artistes, notamment ceux qui décorent les églises, représentent le Diable sous des formes diverses. Des écrivains et des prédicateurs en parlent et prétendent l’avoir rencontré. Cependant, cela ne provoque pas encore de très grandes psychoses. Le mal reste contenu.

La sorcellerie de second type (XIIIe au XVIe siècle)

Fabrication du mythe de la sorcière diabolique et du Sabbat

On peut situer la fabrication du « portrait-robot » de la sorcière du second type vers 1400. Les sorcières qui pratiquent le maléfice de façon marginale deviennent ainsi des envoyées du Diable.

Le portrait-robot est principalement une accumulation d’éléments : le premier est le portrait de la sorcière de premier type dérivée du jeteur de sort antique, le second est le nécromant qui entretient un rapport avec les esprits, le troisième est typiquement le pactionnaire (signant un pacte avec le Diable), enfin on y ajoute la femme volante (strige) de l'Antiquité. Une fois achevé, le portrait reste assez constant.

Le Sabbat, lui, a du mal à s’imposer comme une réalité. D'abord, l’Église émet de sérieux doutes quant à sa réalisation. Bien que beaucoup en parlent, peu y croient au départ. L’Occident finit par y croire sous l’effet de la peur.

L’image qu’on se fait du sabbat est comme le portrait-robot de la sorcière, le résultat d’une accumulation. Étonnamment, elle est le fait de la classe instruite. Le sabbat est vu comme le rassemblement de sorcières autour du Diable toujours présent au moins symboliquement, de danses de sorcières nues autour d’un feu, de banquet parfois de chaire humaine.

Cette mise en place de l’iconographie est très importante, c’est à ce moment que se met en place la “dramaturgie des procès” d’après Guy Bechtel.

Le rôle de l’Église

Contrairement à l’image qu’en ont donnée les historiens du XIXe siècle, le Moyen Âge n’a pas persécuté massivement les sorcières. Cela est en partie dû à la position de l’Église qui a affiché un scepticisme marqué quant à leurs pouvoirs. L'Église a joué un rôle modérateur.

La position de l’Église devient ambiguë avec le Canon Episcopi, qui dit que le vol de nuit, le sabbat et le fait de provoquer des tempêtes ne sont qu’illusions du Diable et que les personnes les subissant ne sont pas totalement innocentes. Il n’exclut donc pas l'existence du Diable et affirme qu’il trouble l’esprit de certaines femmes.

Au XIIIe siècle, le Concile de Latran IV (1215) durcit les positions de l'Église à l’égard de toutes les classes marginales et les hérésies. Les Juifs devront porter un insigne pour éviter qu’ils ne se mélangent aux chrétiens. Des mesures sont prises à l’encontre des prostituées, et les positions sévères à l’égard des homosexuels réaffirmées. Les hérésies sont réprimées avec plus de violence. La confession devient une obligation, le prêtre doit désormais tout savoir de la vie de ses fidèles.

L’Inquisition naissante consacre l’idée du complot diabolique. Toutes les formes d’hérésies sont inspirées par le Diable pour empêcher l’accomplissement du royaume de Dieu. Certains inquisiteurs assimilent hérésies et sorcellerie. La chasse se radicalise. L’Inquisition remplit la fonction de “police itinérante de la foi” (Guy Bechtel, « La Sorcière et l’Occident ») qui s’appuie sur les autorités civiles pour faire appliquer les peines décidées. L’Inquisition ne torture, ni ne tue sans discernement et souvent les peines sont légères allant de jours de jeûnes à des peines financières. L’Inquisition fit sans peine la différence entre le maléfice et la sorcellerie satanique, laissant la première aux tribunaux civils, se réservant la seconde.

De la montée de l’angoisse vers une déclaration de guerre au Diable

La guerre et les épidémies couplées aux conditions météorologiques défavorables assombrissent sensiblement le quotidien de la population des XIVe et XVe siècles. La pression turque à l’Est (prise de Constantinople, 1453) fait peur. De graves épidémies se déclarent comme le typhus ou la syphilis. On craint les « semeurs de peste ». Ce climat fait réapparaître l’angoisse que les prêches de certains prédicateurs et la parution de certains livres avivent encore. Le Diable est tenu pour responsable ; on lui déclare la guerre. La superstition et la méfiance montent d’un cran dans toutes les couches de la population. Les persécutions s’aggravent, à l’égard des Juifs notamment.

Cette guerre contre le démon est déclenchée vers 1480 par le climat d’angoisse, mais aussi par des livres et des prêches de prédicateurs qui affirment l’existence d’une contre-Église dirigée par le Diable qu’il faut combattre. L’Église perd complètement la modération qui caractérisait le Canon Episcopi.

Le début des procès de second type

Page de garde du “Malleus Maleficarum” de Sprengler et Institor (1487)

Les procès de sorcellerie de premier type se transforment progressivement en procès du second au fur et à mesure que l’idée du complot diabolique trouve un écho dans les aveux arrachés aux prévenus. D’abord, le portrait-robot n’est diffusé que dans le bassin lémanique, puis il remonte la vallée du Rhin. Les premiers procès de sorcellerie du second type apparaissent. On trouve des suspects qui correspondent au portrait-robot, on les fait avouer et ils sont exécutés. La Chasse s’accélère lorsque le portrait-robot est diffusé largement et lorsque la papauté laisse aux inquisiteurs le loisir d’agir librement.

Cette diffusion se fait par l’intermédiaire de deux livres, le “Formicarus” d’Hans Nider et le “Malleus Maleficarum” de Sprengler et Institor (1487). Si d’autres livres sont théoriques, le « Formicarus » donne aux juges le sentiment de l’urgence, car il consacre le modèle de sorcellerie diabolique. Le « Malleus » aussi appelé « Marteau des Sorcières » finit de rapprocher la sorcellerie au Diable et ajoute un guide de procédure destiné aux enquêteurs. En outre, les auteurs du « Malleus » obtiennent en 1484 du pape Innocent VIII une bulle donnant une impression d’urgence et de danger.

La Renaissance où s’affrontent magies savante et populaire

Nouveaux courants de pensée

Certains humanistes portent une responsabilité indirecte dans le déclenchement de la Chasse. La Renaissance, en chamboulant les structures de pensée médiévale rationnelle, installe une période désordonnée de magisme et d’intolérance.

La pensée a besoin de se libérer de la scolastique. Quelques humanistes réinventent le platonisme, citons Pic de la Mirandole, Trithième et Paracelse. Cette révolution néoplatonicienne est moins une redécouverte de Platon qu’une réinvention basée sur les détails les plus ésotériques. Ils construisent une magie savante. Pour eux le monde est peuplé de démons qui sont les intermédiaires entre le mage et l’invisible. Il créent une philosophie de la vie et de l’amour. Ils sont en conflit ouvert avec les aristotéliciens et l’Église.

L’Église est exaspérée par ces philosophies nouvelles. Certains ecclésiastiques pensent que ces savants veulent revenir au paganisme. Appuyant l’idée de prédestination, l’astrologie qu’ils utilisent irrite l’Église. Peu à peu, certaines formes d’astrologie sont tolérées, car elles précisent que les astres influencent mais ne régissent pas la vie des hommes. L’existence de ces démons intermédiaires entre les mages et l’invisible fait croire à l’Église qu’elle est dépossédée de son rôle.

Cette magie savante enrichit la sorcellerie de premier type et les nouvelles pratiques sont ensuite compilées et diffusées au travers de « grimoires ». L’Église s’inquiète de voir la magie essaimée dans la population. Notons cependant que les mages servent de paratonnerre ; pendant que l’Église les réprime, elle laisse les sorcières italiennes tranquilles.

L’influence de la Réforme sur la répression

La Réforme et la Contre-Réforme laissent de moins en moins de place à la tolérance. Malgré cette volonté de libertés spirituelles et sexuelles, les freins moraux se font de plus en plus nombreux. La Renaissance encourage les sorcières et les réprime ensuite. La Réforme et le durcissement des lois à l’égard des mages-sorciers et des petits maléficieurs font éclore la Grande Chasse. La Réforme appelle notamment à un retour aux textes bibliques et rejette les bulles pontificales comme le Canon Episcopi. La Bible, même si elle n’évoque pas ces questions très longuement, est beaucoup plus dure que le canon. Dorénavant, les protestants condamnent magiciens et sorciers sans pitié. De plus, la Bible exhorte les chrétiens à user de la force pour convertir ou ramener dans le droit chemin les égarés.

Martin Luther, instigateur de la Réforme, ne consacre pas une part importante de son œuvre aux sorcières, mais réaffirme la nécessité de les tuer. Il craint Satan qu’il voit presque partout. Il dit même l’avoir combattu. Diffusant largement la peur du Diable dans ses ouvrages, il attise encore la haine et la suspicion. Les premiers réformateurs installent un climat de sévérité qui est préjudiciable à tous les persécutés (sorcières, malades, homosexuels, prostituées…). Ils veulent restaurer l’ordre perverti.

Les catholiques partagent avec les protestants cette volonté de rétablir l’ordre. Le Concile de Trente témoigne d’une nouvelle disposition mentale des élites. Le Clergé est rappelé à l’ordre et la doctrine catholique est réaffirmée. Le mysticisme catholique n’a jamais été plus marqué qu’entre 1620 et 1630 pendant le pic de la Grande Chasse. Le Concile entend vraiment combattre la magie et la sorcellerie, du moins dans ses formes non catholiques. Cette volonté est toujours réaffirmée dans les conciles suivants. En 1584, le Concile de Bourges affirme que les magiciens doivent être tués et leurs clients exécutes. La Compagnie de Jésus prend le contrôle de l'Inquisition. Le caractère élitiste de la compagnie se traduit par une efficacité accrue des méthodes inquisitoriales.

L’emprise des laïcs sur les procès de sorcellerie.

De la juridiction religieuse à une juridiction laïque

Précisons qu’avant Latran Modèle:IV, la justice était rendue par un juge unique qui ne disposait d’aucun moyen d’enquête et devait être saisi par un plaignant. Au cas où la vérité ne se ferait pas jour, l’accusé devait se soumettre à une ordalie (épreuve pour vérifier qu’il a la faveur de Dieu). Latran Modèle:IV remplace cette procédure par la procédure inquisitoriale basée sur l’enquête et la preuve inspirée par les codes romains.

Cette nouvelle procédure se base sur le témoignage, l’aveu ou la preuve. La preuve est impossible a apporter dans les procès de sorcellerie et les gens redoutent de témoigner effrayés par les pouvoirs des accusés. Ainsi, le manque de témoin encourage à prendre en considération la rumeur et la suspicion. De plus, les aveux deviennent indispensables et ils sont le plus souvent arrachés par la torture.

De plus en plus, les procédures s’unifient et sont fixées par des pouvoirs centraux. Les tribunaux ecclésiastiques prennent le pas sur les tribunaux civils en ce qui concerne les maléfices. Puis, progressivement, vers les XVe et XVIe siècles, les tribunaux civils reprennent le dessus. Les tribunaux religieux ne pouvant pas, le plus souvent, punir sévèrement, délèguent une partie du jugement aux tribunaux civils. À partir de là, le pouvoir civil va se renforcer avec une évolution centralisatrice du droit — citons le Carolina, code pénal du Saint-Empire germanique.

L’apogée de la Grande Chasse aux sorcières autour de 1600

Cette évolution du droit ainsi que la certitude que la sorcellerie participe à un complot diabolique criminel envers l’Église et la société déclenche une énorme vague de répression. Ces procès sont considérés comme modernes par la date (autour de 1600) et par les procédures utilisées. Le système judiciaire se rationalise et les procès se multiplient. Des juristes et démonologues en tout genre publient des compilations de plus en plus étoffées des pratiques sataniques. Un certain climat social et le zèle des magistrats conduisent à des séries d'exécution pouvant dépasser le millier.

Les enquêtes sont menées sur des personnes de mauvaise réputation et isolées. Finalement, les accusés sont torturés, avouent, puis sont poussés à dénoncer d’autres personnes qu’ils auraient croisés au Sabbat. La Chasse s’alimente d’elle-même ainsi longtemps.

Au paroxysme de ce phénomène dans certaines régions d’Allemagne, le massacre prend de telles proportions que les accusés se voient attribuer un numéro et perdent ainsi leur identité. Les exécutions sont groupées.

Le déroulement des procédures

Les démonologues sont les théoriciens des procédures, mais ils ne s’accordent pas toujours entre eux et avec la pratique. Je m’attacherais à décrire ici uniquement la pratique dans un souci de concision.

Une fois la sorcière désignée par l’enquête (déclenchée généralement par la rumeur), il convient de l’arrêter. Son arrestation doit se faire avec prudence et en récitant des prières. Lors de son incarcération, elle est entièrement rasée et ses ongles coupés. Ses habits de prisonnière et sa nourriture sont aspergés d’eau bénite et trempé dans le sel. Si elle ne mange pas, on sera sûr de sa culpabilité. En prison, le régime est sévère, la boisson et la nourriture sont rares. Les interrogatoires se passent d’abord sans violence physique. On pose aux accusés des questions pièges. Les juges poussent les accusés à avouer pour obtenir « une libération » (la mort). Devant l’accusation de maléfice, les chrétiens de cette époque entretiennent une culpabilité sourde et reconnaissent avoir fait de mauvais vœux et voulu du mal à autrui. Cependant, lorsque les accusateurs parlent de Diable, de Sabbat et de complot contre Dieu, les accusés ne comprennent plus et cherchent à se défendre. Interviennent alors les témoignages. Les témoins libres viennent témoigner de maléfices, d’intempéries, de bestiaux malades, mais ne parlent pas du Diable. Or les témoins reconnus coupables ou en jugement pour sorcellerie parlent de pacte avec le Diable et disent avoir croisé les accusés au Sabbat. Ces accusations sont rendues crédibles par le portrait-robot et la peur du Diable. Si l’accusé nie toujours, on cherchera les preuves de sa culpabilité par exemple, son poids qui serait trop léger pour sa corpulence (pesée ou épreuve du bain), son incapacité de réciter une prière complètement ou un signe particulier sur sa peau ou un endroit où il serait insensible. La torture vient ensuite. C’est un facteur essentiel de la Chasse, car là où elle est utilisée, les exécutions sont bien plus nombreuses. Les bourreaux utilisent le plus souvent des étaux pour serrer les membres de l’accusé. L’accusé avoue, puis on lui soutire les noms d’autres sorciers avant de l’exécuter et de commencer la procédure sur les gens qu’il a nommé.

Sociologie de la sorcellerie et étude géographique

Sociologie des sorcières

Si à cause de l’absence de dénominateurs communs, il est difficile de dégager un profil précis et constant de la sorcière, il est possible de le décrire approximativement. En général, les accusés sont des femmes, de vieilles femmes, surtout des veuves. Cependant, là où l’idée de complot satanique pénètre difficilement, les hommes sont nombreux au banc des accusés, car traditionnellement ce sont eux les chamans et les magiciens.

Nous avons vu que les accusations mûrissent longtemps avant un procès et les suspects vieillissent. Cependant, les sorcières doivent aussi pouvoir séduire et pervertir. Il faut donc qu’elles aient certains appas. C’est pourquoi de jeunes femmes célibataires sont accusées. Sans mari, une femme peut s’abandonner au Mal dont on la croit déjà proche. Pire encore, les veuves peuvent être victime de leur libido puisqu’elles connaissent les plaisirs de la chair. Il ne faut pas pour autant oublier que des personnes de tous âges (10 à 100 ans) sont condamnées. Pour ce qui est de leur classe sociale, leur profession, ou leur comportement, on ne note pas de traits particuliers. Les accusés exercent toutes les professions. Ils sont rarement prospères, si on excepte les affaires de dénonciations ou les procès essentiellement politiques, mais ne vivent pas dans la précarité. Les guérisseurs, médecins et sages-femmes, côtoyant très souvent la maladie et la mort et manipulant des produits étranges, sont souvent accusés. Du côté de leur comportement, malgré ce que Freud déclare sur la psychologie des sorcières, il n’apparaît de pathologies d’ordre psychologique que dans certains cas de possession et non à l’occasion de procès de sorcellerie. Soumis à un examen minutieux, leur aspect comme leur comportement est toujours remis en question, mais ils ne semblent en rien différer de ceux des autres membres de la communauté. La population étant essentiellement rurale à cette époque, les accusés viennent le plus souvent des campagnes, mais cela s’explique aussi parce que le maléfice (faire mourir le bétail, faire grêler…) est une forme de sorcellerie qui y est plus utilisée. Avec la diabolisation de la sorcellerie sont apparus les sorcières citadines accusées de « semer la peste ».

Ce portrait sociologique mérite d’être nuancé par l’analyse de particularités régionales.

La géographie du phénomène

La sorcellerie de premier type concerne presque tous les pays d’Europe. Les pays christianisés en dernier connaissent encore un paganisme vivace. Le recours au portrait-robot intervient à ce moment. Les premiers suspects qui semblent y correspondre sont jugés en Suisse, puis en Savoie, ensuite en France. Du bassin lémanique, le portrait remonte le cours du Rhin. L’idée du complot diabolique a beaucoup de succès en Allemagne. Remontant toujours, il rencontre par contre une forte résistance dans les pays scandinaves qui restent fidèles à la sorcellerie de premier type. Parallèlement à cette progression, il essaime également le reste de l’Europe, s’étend sur toute l’Europe continentale, l’actuelle Angleterre, l’Écosse et la Nouvelle-Angleterre.

Chaque région connaît ses particularités. Par exemple, la sorcellerie anglaise est une sorcellerie à part. L’idée du sabbat ou du pacte avec le Diable n’est que rarement invoquée dans les procès.

Sans entrer dans les détails, on peut retenir que l’Europe continentale est aussi assez hermétique au diabolisme et que les pays d’Europe du Sud se montrent modérés dans leur répression de la sorcellerie.

Concernant l’intensité de la Chasse, il est singulier de constater que les pays qui connaissent les chasses les plus longues et violentes ont un climat continental avec de grands écarts de température entre été et hiver et sont aussi plus sensibles au portrait-robot de la sorcière diabolique.

La fin des bûchers

La montée des doutes et des résistances

L’Église, même si elle n’est pas innocente, joue un rôle modérateur. La doctrine défendue par le Haut-Clergé reste dans la ligne du Canon Episcopi affirmant que les sorcières font des rêves coupables. Certains clercs restent toujours fidèles à cette ligne, d’autres dérivent dans les fantasmagories du « Malleus ». Pourtant, des voix raisonnables se font entendre dès la seconde moitié du XVIe siècle, prenant en compte le rôle des problèmes de voisinage ou celles des médecins considérant les sorcières comme des malades. Mais ces voix sont rapidement submergées par celles des juristes et des démonologues qui permettent à la chasse de durer. Des procès de plus en plus scandaleux finissent par rallier la majorité de l’élite intellectuelle aux sceptiques. L’imagerie diabolique et la peur irraisonnée imposées déjà avec peine au peuple finissent par se dissiper. Les mentalités changent profondément pour permettre l’intervention des pouvoirs centraux. Finalement, les pouvoirs publics centralisés réussissent à imposer la fin des poursuites lorsque la population se rend compte qu’il y a eu trop de passion et de sang. Ainsi la France, très centralisée, les abolit rapidement alors que l’Allemagne, où les tensions entre catholiques et protestants restent vives, ne le fait que tardivement.

Les possessions scandaleuses et la réponse des pouvoirs publics

À l’instar de la sorcellerie, la possession est un phénomène qui traverse les époques. Une recrudescence des possessions annonce la fin des poursuites pour sorcellerie. À la suite de cas devenus très célèbres et documentés par les démonologues, un grand nombre de jeunes filles influencées par la nouvelle conception de l’Enfer et le climat de haine religieuse qui règne entre catholiques et protestants, se disent possédées et dénoncent les responsables qui sont traduits en justice. Certains cas sont impressionnants, des jeunes filles se contorsionnent, jurent, etc. Le nombre de démons censé les habiter s’accroît à chaque cas et devient extravagant. Devenues des centres d’intérêt, tous prêtent attention à leurs accusations. Le cas le plus célèbre (Salem, 1692) où les filles du pasteur Parris se disent possédées et accusent la gouvernante ramenée des Caraïbes d’être responsable. Mais comme à Salem, les possédées dénoncent d’autres personnes qu’elles savent être des sorcières. Ces dénonciations multiples finissent par remonter trop haut dans l’échelle sociale (famille du gouverneur du Massachusetts, pour Salem) et les pouvoirs publics font stopper les poursuites.


Conséquences de la Chasse aux sorcières

Si on considère que la société avait besoin à ce moment de boucs émissaires pour exorciser toute la pression occasionnée par les mauvaises récoltes, la réforme, la contre-réforme, la guerre de Trente Ans, le fossé qui se creusait entre le peuple et ses élites, alors on peut penser que la Grande Chasse a rempli son office. Le siècle des Lumières éclôt dans une certaine mesure en réaction à la Chasse et les élites intellectuelles se réconcilient avec la population pour qu’éclate ensuite la Révolution française. Comme nous l’avons vu, le droit a évolué parallèlement à la Chasse. Le pouvoir central s’est renforcé pour unifier les codes et les règlements. L’histoire des idées retiendra sans doute les transformations de l’image du Diable, les changements opérés sur l’image de la sorcière, même si elle n’est plus diabolique aujourd’hui, mais aussi ceux qu’a subis l’image de la femme. Même s’il est délicat de mettre en évidence des relations de causes à effets directs, la Grande Chasse aux sorcières qui a éclaté dans toute sa puissance au seuil des Temps modernes s’insère indiscutablement dans l’évolution de notre société.

Conclusion

Nous connaissons les circonstances qui entourent la Grande Chasse qui s’insère dans son époque même si elle semble anachronique. Grâce à cette vue d’ensemble donnée par Robert Mandrou entre autres, les cas particuliers semblent moins mystérieux. Pourtant, un élément reste flou : le facteur déclenchant. La société et les élites ont pris la menace au sérieux et la Chasse s’est engagée. Mais nous n’en connaîtrons peut-être jamais les raisons profondes ; est-ce l'émergence de pouvoirs centraux, le mouvement civilisateur, le rejet des traditions rurales, les livres, l’attitude des élites ? Une chose est sûre, on ne peut mettre en évidence une cause unique. Robert Muchembled parle à ce propos d’une « irritante énigme ».

Bibliographie

  • Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie en Occident, Paris, Librairie Jules Tallandier,
  • La Sorcière et l’Occident, Éditions Plon,
  • Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, Paris, Éditions Plon,
  • Claude Lecouteux, Le Livre des Grimoires, Paris, Éditions Imago,
  • Brian P. Levack, La Grande Chasse aux sorcières [« The Witch-Hunt in Early Modern Europ »], Londres, Longman,
    ,1991, Paris, Champ Vallon pour la traduction française
  • Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Seuil,
  • Robert Mandrou, Possession et sorcellerie au XVIIe siècle, Paris, Hachette,
  • Robert Muchembled, La sorcière au village, Paris, Éditions Gallimard et Julliard,
  • Emma Godard, « La Chasse aux Sorcières »
  • Marie-Frédérique Landais et Robin Jossen, « La Grande Chasse aux sorcières, ou La Femme : objet privilégié de Satan »