« Précis d'épistémologie/La valeur du savoir » : différence entre les versions

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Notre idéal de savoir est rationaliste et humaniste. Il est défini par des vérités éthiques universelles. Pour respecter tous les êtres humains en tant qu'observateurs, il faut honorer les bonnes observations. Pour nous respecter en tant qu'expérimentateurs, il faut honorer les expériences bien contrôlées et les lois empiriques qu'elles vérifient. Pour nous respecter en tant que raisonneurs, il faut honorer la correction logique des raisonnements. Pour nous respecter en tant que théoriciens, il faut honorer l'idéal d'intelligibilité. Pour nous respecter en tant que travailleurs, il faut honorer l'efficacité du savoir-faire. Enfin et surtout, pour nous respecter en tant qu'êtres humains rationnels, il faut honorer le savoir éthique humaniste.
Notre idéal de savoir est rationaliste et humaniste. Il est défini par des vérités éthiques universelles. Pour respecter tous les êtres humains en tant qu'observateurs, il faut honorer les bonnes observations. Pour nous respecter en tant qu'expérimentateurs, il faut honorer les expériences bien contrôlées et les lois empiriques qu'elles vérifient. Pour nous respecter en tant que raisonneurs, il faut honorer la correction logique des raisonnements. Pour nous respecter en tant que théoriciens, il faut honorer l'idéal d'intelligibilité. Pour nous respecter en tant que travailleurs, il faut honorer l'efficacité du savoir-faire. Enfin et surtout, pour nous respecter en tant qu'êtres humains rationnels, il faut honorer le savoir éthique humaniste.

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Version du 12 mai 2017 à 23:10

Le problème de la reconnaissance du savoir

Pour savoir nous devons savoir que nous savons. Avoir une représentation vraie n'est pas suffisant. Nous devons être capable de reconnaître qu'elle est vraie, nous avons besoin de critères de reconnaissance du savoir qui nous montrent que nos représentations sont vraies. Mais très généralement nous ne savons pas si ce que nous pensons ou ce qu'on nous dit est vrai ou non. Nous pouvons douter même de nos propres observations et de nos souvenirs, parce qu'ils sont parfois erronés. Nous n'avons pas de dispositif universel et infaillible de détection du savoir. Nous nous trompons souvent. Très généralement nous ne savons pas faire la différence entre le savoir et l'ignorance. Il est alors tentant de conclure que nous ne savons jamais reconnaître le savoir, et que donc nous ne savons jamais rien, puisqu'il faut savoir reconnaître le savoir pour savoir.

L'exigence de reconnaissance du savoir n'est-elle pas elle-même une erreur ? (Sextus Empiricus) N'y aurait-il pas une régression à l'infini ? Pour savoir nous devons savoir que nous savons, donc nous devons savoir que nous savons que nous savons, et ainsi de suite à l'infini. Si nous proposons des critères de reconnaissance du savoir, comment savoir qu'ils ne sont pas erronés ? Faut-il d'autres critères de savoir pour les reconnaître comme de bons critères de savoir ? Et ainsi de suite à l'infini ?

Pour justifier nos prétentions au savoir, nous nous servons de systèmes d'évaluation qui définissent des idéaux de savoir. Est alors considéré comme un véritable savoir, un savoir justifié, ou rationnel, ce qui atteint nos idéaux, ou ce qui nous en rapproche. La reconnaissance du savoir est ainsi fondée sur un savoir éthique. Nous reconnaissons le savoir en reconnaissant qu'il est ce qu'il doit être. Mais comment savons-nous que notre idéal détermine un véritable savoir ? Il pourrait n'être rien d'autre qu'une illusion pour nous donner bonne conscience, pour nous rassurer et flatter notre vanité. Et notre prétendu savoir, fondé sur une telle illusion, pourrait être tout aussi illusoire et complètement dépourvu de vérité. Les idéaux ne sont pas plus vrais que les rêves. Il peut sembler absurde de vouloir fonder le véritable savoir, la connaissance du vrai et du réel, sur du rêve.

Nous pouvons nous donner de nombreux idéaux de savoir qui se contredisent les uns les autres. Ce qui est considéré comme un bon savoir par les uns peut être méprisé par d'autres. Quel idéal faut-il choisir ? Comment reconnaître qu'un idéal de savoir est un bon idéal, qu'il ne méprise pas le bon savoir et n'honore pas l'ignorance ? Pour reconnaître qu'il est un bon idéal nous devons le justifier à partir d'un idéal du savoir de l'idéal. Mais cet idéal du savoir de l'idéal doit lui aussi être justifié. N'y a-t-il pas alors une régression à l'infini ?

Pour justifier nos prétentions au savoir nous donnons des raisonnements destinés à prouver leurs conclusions. Une affirmation est justifiée lorsqu'elle est la conclusion d'un bon raisonnement. L'existence d'une preuve rationnelle nous sert de critère de reconnaissance du savoir. Mais est-ce vraiment un bon critère ? Faut-il vraiment savoir que tous les hommes sont mortels et que Socrate est un homme pour savoir qu'il est mortel ?

Pour reconnaître le savoir par le raisonnement il faut au préalable être capable de faire la différence entre les bons raisonnements et les autres. Mais comment reconnaître les bons raisonnements ? Comment les distinguer des sophismes et des ratiocinations qui ne prouvent rien ?

Un raisonnement établit la vérité de sa conclusion à partir de la vérité de ses prémisses. Pour qu'il soit concluant, il faut savoir au préalable que les prémisses sont vraies, il faut donc justifier les prémisses. Faut-il chercher d'autres raisonnements pour les prouver et ainsi de suite à l'infini ? Mais alors nos raisonnements ne seraient jamais concluants puisqu'ils reposeraient toujours sur des prémisses injustifiées.

Ces objections sceptiques ne sont pas aussi redoutables qu'elles en ont l'air. Pour s'en convaincre il suffit d'examiner comment nous reconnaissons et justifions les diverses formes de savoir.


La reconnaissance muette du savoir

Nous avons des facultés naturelles de reconnaissance du savoir. Hormis les cas d'hallucination, nous faisons la différence entre les perceptions et les souvenirs d'une part, et les fictions d'autre part. De même nous distinguons les bonnes perceptions, claires et précises, des mauvaises (parce qu'on est trop loin, ou parce qu'il n'y a pas assez de lumière, ou parce que le brouhaha empêche d'entendre...). Nous reconnaissons un souvenir confus, quand il est trop ancien, ou déformé par des souvenirs ultérieurs, ou par des émotions trop intenses. Nous distinguons les anticipations ou les inférences hasardeuses de celles que l'expérience antérieure a bien confirmées. Nous reconnaissons un bon savoir-faire, lorsqu'il atteint toujours, ou le plus souvent, les objectifs auxquels il est destiné. Nous avons également des facultés naturelles de détection du mensonge. De nombreux signes (le ton de la voix, le visage, l'expression corporelle) nous aident à faire la différence entre un menteur et un témoin fiable.

La reconnaissance du savoir est en même temps une évaluation. Elle définit un idéal de savoir. Nos facultés naturelles nous orientent vers un idéal de précision des observations, d'efficacité du savoir-faire, de vérité des inférences, des anticipations et des paroles. Faut-il douter de ces idéaux ? Nous conduisent-ils à mépriser le bon savoir et à honorer l'ignorance ? Bien sûr que non.

Nous savons naturellement reconnaître le savoir, au moins parfois, mais nos façons de le reconnaître ne sont pas infaillibles. Même si les perceptions ou les souvenirs semblent clairs et précis, ils peuvent être erronés. L'expérience antérieure ne suffit pas toujours pour reconnaître la vérité des inférences ou l'efficacité du savoir-faire, parce qu'elle peut être contredite par l'expérience ultérieure. Un menteur s'il est bon comédien sait comment cacher ses mensonges.

Nos observations sont parfois erronées. Nous nous faisons des illusions et nous ne nous en rendons pas toujours compte. Puisqu'il arrive que nos perceptions nous trompent, qu'elles nous montrent parfois les choses telles qu'elles ne sont pas, ne se pourrait-il pas qu'elles le fassent toujours et que nous vivions en permanence dans un monde d'illusions ? Quant au savoir acquis par le témoignage d'autrui, c'est encore pire, puisqu'en plus de leurs illusions ils peuvent nous tromper avec des mensonges.

Nos facultés naturelles de reconnaissance du savoir ne sont pas infaillibles. Mais il n'y a pas de raison de croire qu'elles nous trompent toujours. Il y a au contraire de bonnes raisons de croire qu'elles sont souvent assez fiables. Nos observations nous permettent généralement de choisir un comportement adapté à la réalité. L'adaptation de nos actions aux objets perçus est une vérification de la justesse de nos perceptions, de l'adéquation de nos modèles internes à la réalité qu'ils représentent. Quand nos observations nous trompent, nous pouvons les corriger avec de meilleures observations. Nous pouvons toujours améliorer la fiabilité de nos dispositifs de reconnaissance du savoir. De ce point de vue, le problème des erreurs d'observation n'est pas un problème de principe, mais seulement un problème pratique : comment observer dans de bonnes conditions avec de bons dispositifs d'observation ?


La justification du savoir

Les critères de justification du savoir

Quand nous disons ce que nous savons ou croyons savoir, nous devons être capable de dire pourquoi cela doit être reconnu comme un savoir. Nous le faisons avec un raisonnement qui a toujours la même forme :

Pour tout énoncé x, si x satisfait le critère C alors x est un savoir, or A satisfait le critère C, donc A est un savoir.

Nous reconnaissons le savoir avec des critères de justification du savoir. De façon générale un énoncé est un savoir lorsqu'il est vrai et justifié :

Pour tout énoncé x, x est un savoir si et seulement si x est vrai et justifié (principe n°1).

La vérité de ce principe peut être admise par définition du concept de savoir.

On pourrait craindre que cette façon de faire nous expose à une régression à l'infini, parce que pour conclure qu'un énoncé est un savoir il faut connaître au préalable un critère de justification, savoir que c'est un bon critère et savoir qu'il est vraiment satisfait pour l'énoncé à justifier. Si nous devons toujours tout justifier il semble que nos justifications ne peuvent jamais s'arrêter. Mais cette crainte de la régression à l'infini n'est pas fondée. En examinant comment on justifie les diverses formes de savoir, on constate que certains énoncés sont justifiés à partir d'eux-mêmes, qu'il n'est pas nécessaire de les justifier à partir d'un autre savoir.

La justification des observations

- Comment le savez-vous ?
- Parce que je l'ai vu.
- Êtes-vous sûr de l'avoir vu ?
- Oui. Je l'ai vu et bien vu.
- Comment savez-vous que vous l'avez bien vu ?
- Parce que je l'ai bien vu.

Une bonne observation se justifie parfois elle-même. Quand nous devons la justifier, nous devons dire qu'elle est une bonne observation, mais il n'est pas toujours nécessaire de justifier pourquoi elle est une bonne observation. Quand nos facultés naturelles de perception conduisent à des observations claires et précises, il n'est pas nécessaire de chercher davantage de justification.

Si nous nous donnons l'observation ou la perception comme critère de savoir, nous nous exposons à l'erreur, parce que les observations sont parfois erronées. Si en revanche nous exigeons que les observations soient bonnes alors nous obtenons un principe irréfutable :

Si un énoncé est une bonne observation alors il est vrai et justifié (principe n°2), et est donc un savoir.

Le principe est irréfutable parce que sa vérité peut être admise par définition des concepts de bonne observation et de justification. Si une observation n'est pas vraie alors elle n'est pas une bonne observation, par définition du concept de bonne observation. Si elle est une bonne observation, alors elle est justifiée, par définition du concept de justification.

Le principe est irréfutable mais son application n'est pas pour autant infaillible. Il nous arrive de nous tromper quand nous croyons reconnaître une bonne observation. De plus il faut souvent justifier qu'une observation est vraiment une bonne observation. Si nous nous servons de dispositifs d'observation, d'instruments de mesure, de détecteurs, autres que ceux qui nous sont donnés par nos facultés naturelles de perception, nous devons justifier qu'ils nous permettent de faire de bonnes observations. Mais il n'y a pas de régression à l'infini parce que certaines formes de savoir se justifient spontanément elles-mêmes.

Le principe de la vérité des bonnes observations définit un idéal. Adopter cet idéal c'est simplement vouloir de bonnes observations. Mais pourquoi adopter cet idéal ? L'ultime justification est simplement que nous le voulons. Nous choisissons volontairement d'accueillir les observations dans le champ du savoir. Nous ne voulons pas d'un savoir purement abstrait qui ignore tout ce que nous vivons. Une telle volonté a un sens humaniste. Nous (êtres humains humanistes) voulons que tous les êtres humains aient un droit égal à témoigner au nom du savoir en tant qu'observateurs du même monde et que leurs observations soient respectées, et fassent autorité, pourvu évidemment qu'elles soient de bonnes observations.

La justification des lois empiriques par l'observation

Le raisonnement inductif, qui consiste à passer de la vérité d'une ou plusieurs observations à la vérité d'une loi qui en rend compte, n'est pas logiquement correct. Pour être vraie une loi empirique doit être vraie pour toutes les observations faites dans les conditions où elle est applicable, à la fois toutes les observations passées et toutes les observations futures. Comme il est toujours concevable que de nouvelles observations viennent contredire des lois qui jusque là étaient bien confirmées, la vérité d'une loi ne peut jamais être prouvée à partir des observations, ou du moins pas d'une façon infaillible. C'est pourquoi on dit parfois, à la suite de Karl Popper (1934), que les lois empiriques ne sont pas vérifiables, qu'elles sont seulement réfutables.

Affirmer qu'on ne peut jamais vérifier les lois empiriques est en contradiction avec la plupart des usages courants. Lorsque nos lois empiriques sont bien confirmées par de bonnes expériences, elles perdent leur caractère hypothétique et nous nous attendons à ce qu'elles soient toujours confirmées, nous ne doutons plus de leur vérité. Mais pour qu'elles soient bien confirmées, nous demandons plus que quelques observations, nous voulons des expériences bien contrôlées. Une expérience est bien contrôlée lorsque l'expérimentateur connaît avec précision toutes les conditions susceptibles d'affecter le résultat observé. Faire des expériences bien contrôlées est souvent assez difficile, et d'autant plus que le système observé est plus complexe. Du point de vue de l'expérimentateur, le problème de la vérification des lois ne se heurte pas à une difficulté de principe mais seulement à une difficulté pratique : comment faire des expériences bien contrôlées ?

Comme celui de bonne observation, le concept d'expérience bien contrôlée conduit à un principe irréfutable :

Si une loi empirique est pleinement confirmée par une expérience bien contrôlée alors elle est vraie et justifiée (principe n°3), et est donc un savoir.

Le principe est irréfutable parce qu'il est vrai par définition des concepts d'expérience bien contrôlée et de justification. Si une loi confirmée par une expérience se révèle fausse à l'issue d'une expérience ultérieure, alors l'expérience initiale n'était pas bien contrôlée. L'expérimentateur ne contrôlait pas toutes les conditions susceptibles d'affecter son résultat, puisque le résultat a changé. Une loi confirmée par une expérience bien contrôlée est donc nécessairement vraie, par définition du concept d'expérience bien contrôlée, et elle est justifiée, par définition du concept de justification.

Le principe de la justification par des expériences bien contrôlées est irréfutable mais son application n'est pas pour autant infaillible. Il nous arrive de nous tromper quand nous croyons reconnaître une expérience bien contrôlée. De plus il faut souvent justifier qu'une expérience est vraiment bien contrôlée. Nous le faisons avec un savoir préalable qui doit lui-même être justifié. Mais il n'y a pas de régression à l'infini, parce que certaines formes de savoir se justifient elles-mêmes.

La vérification des lois empiriques par des expériences bien contrôlées repose sur la croyance à l'intelligibilité du réel. Nous croyons que la Nature, ou l'Univers, obéit à des lois, que nos expériences peuvent nous les révéler, et qu'il n'y a pas de malin génie qui s'amuse à nous leurrer pour ruiner la valeur de nos recherches empiriques.

L'ultime justification de la vérification empirique des théories est simplement notre volonté. Nous voulons connaître les lois de l'Univers et nous voulons que le savoir accueille toutes les expériences bien contrôlées qui soumettent à une épreuve rigoureuse nos prétentions à ce savoir.

La justification par le raisonnement

Dès que nous connaissons des énoncés vrais et justifiés, nous pouvons les prendre comme points de départ de raisonnements destinés à étendre notre savoir, parce que l'existence d'une preuve rationnelle est un critère de justification :

Si un énoncé est la conclusion d'un raisonnement logique dont les prémisses sont vraies et justifiées, alors il est vrai et justifié (principe n°4), et est donc un savoir.

Ce principe est vrai par définition des concepts de raisonnement logique et de justification. Si les prémisses d'un raisonnement logique sont vraies alors la conclusion est vraie, par définition du raisonnement logique, et si en outre elles sont justifiées alors la conclusion est justifiée, par définition de la justification.

La simple communication du savoir peut conduire à l'erreur, à cause de la variabilité des interprétations. Un énoncé peut être vrai selon une interprétation et faux selon une autre. Le même énoncé peut être un savoir pour moi, parce qu'il est justifié et vrai selon mon interprétation, et une erreur pour un autre, parce qu'il l'interprète d'une façon qui le rend faux. Dans un raisonnement logique, les prémisses sont des conditions suffisantes de vérité de la conclusion. En même temps que nous prouvons la conclusion, nous précisons son interprétation. Pour que la conclusion soit un savoir, il faut qu'elle soit interprétée d'une façon qui respecte la vérité des prémisses. Les raisonnements servent non seulement à augmenter et à justifier le savoir mais aussi à lever les ambiguïtés et à dissiper les malentendus.

La justification de la logique

Nous reconnaissons un raisonnement logique en vérifiant qu'il respecte les principes logiques. Mais comment reconnaissons-nous les principes logiques ? Comment savons-nous qu'ils sont de bons principes ? Comment les justifions-nous ? Sommes-nous vraiment sûrs qu'ils conduisent toujours à des conclusions vraies à partir de prémisses vraies ?

En se donnant des principes de définition de la vérité (Tarski 1933), on peut prouver que nos principes logiques sont vrais, au sens où ils font toujours passer du vrai au vrai. On peut même prouver qu'un petit nombre de principes suffit pour déterminer toutes les relations de conséquence logique (Gödel 1929).

Un sceptique pourrait objecter que ces justifications des principes logiques sont sans valeur parce qu'elles sont circulaires. Quand nous raisonnons sur les principes logiques pour les justifier, nous nous servons des mêmes principes que ceux que nous devons justifier. Si nos principes étaient faux, ils permettraient de prouver des faussetés et donc ils pourraient permettre de prouver leur propre vérité. Que les principes logiques permettent de prouver leur vérité ne prouve donc pas qu'ils sont vrais, puisque des principes faux pourraient faire la même chose.

Cette objection n'est pas concluante. Il suffit d'examiner les preuves suspectes de circularité pour se convaincre de leur validité, tout simplement parce qu'elles sont excellentes et irréfutables. Aucun doute n'est permis parce que tout y est clairement défini et prouvé. Un sceptique peut faire remarquer avec raison que de telles preuves ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convertis. Mais dans ce cas il n'est pas difficile de faire partie des convertis, parce que les principes logiques ne font que formuler ce que nous savons déjà quand nous raisonnons correctement.

L'ultime justification des raisonnements logiques est simplement que nous les voulons. Comme les principes logiques sont universels, les respecter conduit à respecter la faculté de raisonner de tous les êtres humains et leur droit égal à donner des preuves et à parler au nom de la raison. Nous ne voulons pas d'un savoir qui exclut les preuves logiques, nous voulons un savoir qui accueille tout ce que les raisonnements peuvent enseigner.

La justification des principes

Les théories, qu'elles soient empiriques, éthiques ou abstraites, reposent toujours sur des principes (axiomes et définitions) dont la vérité est admise par définition des termes employés. De tels principes sont très faciles à justifier :

Si un énoncé est un principe dont la vérité peut être admise par définition des termes employés alors il est vrai et justifié (principe n°5), et est donc un savoir (Descartes 1637, Pascal 1657).

Un principe vrai par définition se justifie lui-même. Il est nécessairement vrai, parce qu'il détermine la ou les interprétations qui le rendent vrai.

Avec le principe n°1, les principes n°4 et n°5 suffisent pour reconnaître le savoir abstrait : toutes les vérités abstraites, donc en particulier toutes les vérités mathématiques, dès qu'elles sont prouvées. Les cinq principes ensemble suffisent pour reconnaître tous les savoirs parlants, empirique, éthique et abstrait, tous les énoncés vrais et justifiés.


L'évaluation du savoir

L'expression 'justification du savoir' peut être interprétée de plusieurs façons. Dans les sections qui précèdent un énoncé est considéré comme justifié dès qu'il respecte l'un des critères de justification du savoir, mais cela ne veut pas dire qu'il est pour autant un très bon savoir. Un énoncé peut être vrai, justifié et sans intérêt, s'il ne dit rien qui mérite d'être connu. Mais justifier un savoir peut vouloir dire aussi montrer sa valeur et son importance. Afin d'éviter l'ambiguïté sur le concept de justification, il vaut mieux dans ce cas parler d'évaluation du savoir. Les principes 1 à 5 suffisent pour justifier le savoir mais ils ne suffisent pas pour l'évaluer.

L'évaluation des principes

« Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » (Matthieu, 7:20)

« On y verra de ces sortes de démonstrations, qui ne produisent pas une certitude aussi grande que celles de Géométrie, et qui même en diffèrent beaucoup, puisque au lieu que les Géomètres prouvent leurs Propositions par des Principes certains et incontestables, ici les Principes se vérifient par les conclusions qu'on en tire; la nature de ces choses ne souffrant pas que cela se fasse autrement. Il est possible toutefois d'y arriver à un degré de vraisemblance, qui bien souvent ne cède guère à une évidence entière. Savoir lorsque les choses, qu'on a démontrées par ces Principes supposés, se raportent parfaitement aux phénomènes que l'expérience a fait remarquer; surtout quand il y en a grand nombre, et encore principalement quand on se forme et prévoit des phénomènes nouveaux, qui doivent suivre des hypothèses qu'on employe, et qu'on trouve qu'en cela l'effet répond à notre attente. Que si toutes ces preuves de la vraisemblance se rencontrent dans ce que je me suis proposé de traiter, comme il me semble qu'elles font, ce doit être une bien grande confirmation du succès de ma recherche, et il se peut malaisément que les choses ne soient à peu près comme je les représente. » (Christian Huyghens, Traité de la lumière, p.2)

A priori, n'importe quel ensemble de formules, dès qu'il est cohérent, peut être choisi pour fonder un savoir abstrait. Mais nous n'adoptons pas n'importe quelle formule comme principe simplement pour le plaisir de fonder une théorie abstraite. Nous n'étudions pas toutes les théories abstraites que nous pouvons concevoir. Ce serait vain, insensé et infaisable. Comment alors choisissons-nous les principes de nos théories abstraites ? Plus généralement, comment choisissons-nous les principes vrais par définition sur lesquels nous fondons les théories empiriques, éthiques et abstraites avec lesquelles nous développons notre savoir ? Et comment évaluons-nous ces choix ?

Nous reconnaissons les bons principes à leurs fruits.

Un principe porte des fruits lorsqu'il nous aide à acquérir du bon savoir. Pas n'importe quel savoir, pas n'importe quel énoncé vrai et justifié. Nous voulons des théories qui nous rendent vraiment savants, qui soient plus qu'une collection d'énoncés vrais.

Qu'un bon principe porte des fruits est une vérité qu'on peut admettre par définition du concept de bon principe.

Nous évaluons les principes à partir de la qualité du savoir qu'ils nous permettent d'acquérir. Un sceptique pourrait dénoncer un cercle vicieux : nous justifions notre savoir en le prouvant à partir de principes, mais nous évaluons les principes à partir du savoir qu'ils nous permettent de prouver.

Il y a bien un cercle mais il n'est pas forcément vicieux. Les principes ne sont pas la seule source du savoir. Les observations et les expériences, du monde extérieur et de la réalité intérieure, le sont également. Il y a un cercle parce qu'il y a un dialogue incessant entre les principes et leurs applications. Les principes nous servent à développer des applications. Ils prouvent leur valeur quand nous réussissons. Les échecs en revanche nous conduisent à les modifier ou à les abandonner. Les principes sont ainsi évalués à partir de leurs applications, leurs fruits, mais les applications elles-mêmes ne sont pas évaluées seulement à partir de principes. Les perceptions, les émotions et tout ce que nous vivons nous font sortir du cercle de l'évaluation des principes par des principes.

L'idéal d'intelligibilité

Nous recherchons un savoir qui rende le monde et nous-mêmes intelligibles. Nous ne voulons pas seulement connaître des énoncés vrais et justifiés. Nous voulons des explications.

Nous demandons aux théories empiriques d'être confirmées par les observations passées et de prédire des observations futures, mais cela ne suffit pas. Nous voulons aussi qu'elles nous donnent de bonnes explications de ce que nous observons. Prédire ne suffit pas pour expliquer.

Nous demandons aux théories éthiques d'évaluer les actions, les comportements, les fins, les paroles... mais cela ne suffit pas. Nous ne voulons pas seulement qu'elles nous disent ce qui est souhaitable, ou obligatoire, nous voulons aussi qu'elles nous disent pourquoi, qu'elles expliquent leurs évaluations.

Nous ne demandons pas seulement aux théories abstraites de prouver des théorèmes, nous voulons aussi et surtout qu'elles nous éclairent, qu'elles nous aident à comprendre la réalité, abstraite ou concrète, qu'elles la rendent intelligible.

Qu'est-ce qu'une bonne explication ? Que faut-il pour qu'une théorie nous éclaire ou nous illumine ?

N'importe quelle connaissance qui nous aide à connaître un être, ne serait-ce que par analogie, peut être considérée comme une explication. Mais nous demandons davantage pour que la réalité soit intelligible. Nous voulons être capables de répondre par le raisonnement aux questions que nous pouvons nous poser. Nous voulons connaître des principes à partir desquels on peut prouver ce que nous devons expliquer. N'importe quel système de principes ne fait pas forcément l'affaire. Au lieu de nous éclairer, il peut rendre les choses encore plus obscures. Quelles conditions doivent satisfaire nos principes pour nous éclairer, pour rendre la réalité plus intelligible ?

Nous ne savons pas très bien. Nous ne pouvons pas tout savoir là-dessus parce que la science innove, parce que personne ne connaît par avance les explications qu'elle découvrira. Mais nous avons quand même des critères d'évaluation qui nous orientent dans la recherche des bonnes explications. La simplicité des principes, leur généralité, l'analyse de la complexité, la connaissance des fins, et parfois la beauté théorique, sont les principaux critères invoqués pour évaluer nos explications. Ils valent également pour les savoirs empirique, éthique et abstrait.

Demander la simplicité des principes, c'est simplement demander qu'ils soient en petit nombre et qu'ils puissent être formulés en peu de mots. Demander leur généralité, c'est demander qu'ils puissent être appliqués à un grand nombre de cas particuliers. De telles exigences peuvent sembler excessives et irréalistes. Pourquoi le monde avec toute sa complexité pourrait-il être expliqué à partir d'un petit nombre de principes simples ? Les êtres sont toujours différents les uns des autres. Pourquoi alors devraient-ils tous obéir aux mêmes principes ?

A l'idéal d'intelligibilité on associe parfois la beauté comme critère d'évaluation des théories. On demande qu'elles soient belles, ou qu'elles nous révèlent la beauté du réel. Ce n'est pas vraiment un critère parce qu'on ne sait pas d'avance ce qui fait la beauté d'une théorie ou de la réalité. Mais le désir de beauté est une motivation puissante pour la recherche du savoir. C'est un peu surprenant a priori. Pourquoi la réalité devrait-elle être belle ? Ne faut-il pas croire à la vie en rose pour affirmer qu'une théorie doit être belle pour être vraie, ou qu'elle doit révéler la beauté du monde ? Pourtant le désir de beauté n'est pas vain. En physique théorique surtout (Albert Einstein, Paul Dirac), mais aussi dans toutes les autres sciences, la recherche de la beauté a conduit aux découvertes les plus fondamentales.

L'analyse de la complexité

Analyser un système complexe consiste à identifier ses parties, à dire comment elles sont assemblées, et comment elles interagissent, si le système est dynamique. Puisqu'une partie est en général elle-même un système, composé de parties, qui sont elles-mêmes des systèmes, et ainsi de suite, on distingue plusieurs niveaux, le niveau macro, celui du système entier, et divers niveaux micro ou nano.

On se donne souvent comme idéal de savoir une analyse telle que le niveau macro soit expliqué à partir du niveau micro. Les propriétés du système, son mouvement ou son comportement, doivent être expliqués à partir des propriétés des parties, de leurs mouvements ou de leurs comportements, de la façon dont les parties sont assemblées et de leurs lois d'interaction. Lorsque cet idéal de savoir est atteint, on a une explication réductionniste, ou analytique, du système. Dans les sciences empiriques, les systèmes complexes sont souvent trop mal connus pour qu'un tel idéal soit atteint. En revanche, lorsqu'il s'agit d'êtres abstraits, cet idéal de savoir analytique est toujours atteint, parce que les êtres abstraits sont complètement déterminés par nos définitions. Même s'il est très complexe, un système abstrait est toujours composé d'éléments très simples, dont les propriétés fondamentales sont complètement connues. Les principes qui permettent de déduire ses propriétés à partir de celles de ses parties et de leur mode d'assemblage sont eux aussi complètement connus et peuvent être formulés avec un petit nombre de lois simples.

On prétend parfois récuser l'idéal de savoir analytique en remarquant avec raison que le niveau micro doit lui-même parfois être expliqué à partir du niveau macro. Par exemple, pour comprendre le comportement d'un individu, il faut connaître la société dans laquelle il vit. Mais cela ne contredit pas l'idéal de savoir analytique. Il demande que les phénomènes sociaux soient expliqués à partir des comportements individuels, mais il n'exige pas que nous sachions tout sur les individus avant de connaître leur société. Pour connaître les individus, toutes les sources de connaissance sont les bienvenues, y compris le savoir déjà acquis sur leur société. Il y a bien un cercle, parce que nous nous servons des connaissances au niveau micro pour acquérir des connaissances au niveau macro et inversement, mais il n'est pas vicieux. Nous développons le savoir sur les systèmes complexes en faisant dialoguer les savoirs des niveaux macro et micro.

Les explications réductionnistes sont parfois ridiculisées sous le nom de réductionnisme, une sorte de programme matérialiste et scientiste qui exigerait d'une façon irréaliste que toutes nos connaissances scientifiques soient prouvées avec des explications réductionnistes à partir des lois fondamentales sur les interactions entre particules élémentaires. Les explications réductionnistes sont très largement utilisées dans toutes les sciences empiriques, mais il n'y a vraisemblablement aucun scientifique qui souscrive au programme du réductionnisme tel qu'il vient d'être formulé. Et à l'exception des physiciens, ils sont peu nombreux à se soucier des interactions entre particules et de leurs lois, qu'en général ils ne connaissent pas.

Le but des explications réductionnistes, l'idéal de savoir analytique qu'elles s'efforcent d'atteindre, n'est pas de tout prouver à partir de la physique des particules. Il s'agit bien de comprendre l'univers observable et tout ce qu'il contient comme de vastes systèmes, qui sont tous composés à partir des même éléments, et dont les comportements résultent des interactions entre ces éléments. Mais il ne s'agit pas de tout prouver à partir des lois d'interaction entre les éléments. Le but d'une explication réductionniste n'est même pas forcément de prouver. Si les parties et leurs lois d'interaction sont déjà bien connues alors oui les explications réductionnistes permettent parfois de prouver des lois du comportement macroscopique à partir de lois microscopiques. Mais souvent on donne une explication réductionniste en se contentant de postuler des lois microscopiques. Dans de tels cas, les lois macroscopiques qui résultent des lois microscopiques ne sont pas prouvées. Elles ne sont pas moins hypothétiques que les prémisses dont elles résultent. Malgré son caractère hypothétique, une telle explication peut tout de même avoir une grande valeur scientifique, si elle dissipe une partie du mystère de la complexité.

Tant qu'on ne connaît pas la composition d'un système complexe et qu'on n'a pas d'explication réductionniste de son comportement, celui-ci reste très mystérieux, même s'il nous est familier. On connaît parfois des lois, par expérience, qui permettent d'anticiper des effets, des réactions, des résultats, mais ces lois elles-mêmes restent très mystérieuses. Même si on sait les justifier, par la justesse des anticipations auxquelles elles conduisent, ou en les prouvant à partir d'autres lois bien justifiées par les observations, elles ne perdent pas leur mystère. Il n'y a que les explications réductionnistes qui permettent de dissiper une partie du mystère (mais elles conduisent souvent à d'autres mystères, puisque les lois microscopiques elles-mêmes doivent être expliquées, sauf si on suppose que les parties sont des particules élémentaires). Tant qu'on n'a pas d'explication réductionniste d'une loi de comportement d'un système complexe, il y a un manque d'explication. L'idéal de savoir analytique, expliquer le tout à partir des parties, s'impose toujours pour comprendre la complexité. S'il n'est pas satisfait, il demande à être satisfait. Cet idéal est un moteur de la découverte scientifique, parce que nous trouvons parfois les explications que nous cherchons.

Se donner un idéal de savoir analytique pour les sciences empiriques revient à affirmer que la matière est intelligible, que l'univers observable peut être expliqué avec des théories, qu'il suffit que nos théories déterminent avec quelques principes les propriétés des éléments ou des parties, les assemblages et les lois d'interaction, pour qu'elles expliquent les comportements de tous les systèmes complexes que nous observons. Il n'est pas évident a priori qu'un tel idéal puisse être vraiment atteint. Pourquoi la matière devrait-elle être intelligible ? On peut en douter. Rien ne lui impose d'être à notre mesure. L'univers n'est-il pas beaucoup plus que tout ce que nous pouvons en penser ?

La connaissance des fins

Un agent peut expliquer son comportement simplement en disant ce qu'il veut et les moyens qu'il a réunis. Même s'il ne nous l'explique pas , nous pouvons comprendre son comportement en nous mettant à sa place, en imaginant que nous voulons ce qu'il veut et que nous croyons ce qu'il croit. Si nous arrivons à simuler ainsi intérieurement l'enchaînement de ses actions, leurs motivations et les croyances qui les accompagnent, nous pouvons expliquer son comportement de la même façon que lui-même (Weber 1904-1917).

La compréhension des fins permet d'expliquer les comportements des êtres humains et de nombreux animaux. Pour expliquer ce qu'ils font nous avons seulement besoin de connaître ce qu'ils veulent et les moyens qu'ils se donnent. La compréhension des fins est fondamentale pour la préparation à l'action et l'apprentissage, parce ce que nous apprenons à agir en comprenant les fins des autres.

La compréhension des fins permet d'expliquer le fonctionnement d'un système artificiel. On le comprend en comprenant les inventeurs ou les ingénieurs qui ont imaginé les fins, les fonctions, que le système peut accomplir. L'explication par les fins est toute aussi fondamentale pour la science du fonctionnement des corps vivants, la physiologie (Aristote, Les parties des animaux). Dans ce domaine, la valdité de l'explication par les fins est a priori très étonnante, parce qu'il n'y a pas d'ingénieur qui ait dessiné les plans des corps vivants. Comment les organes des êtres vivants peuvent-ils avoir des fins s'il n'y a pas eu d'inventeur qui les a imaginées ?

La théorie darwinienne de l'évolution par sélection naturelle suffit pour dissiper ce mystère. Les formes vivantes sont naturellement sélectionnées par leurs capacités à atteindre leurs fins (croissance, survie et reproduction). Si leurs organes n'accomplissent pas leurs fonctions, elles ne laissent pas de descendance. L'accumulation de petites variations à chaque génération et la sélection de celles qui sont les plus fonctionnelles suffisent pour expliquer l'apparition de toutes ces formes vivantes, tellement sophistiquées qu'elles vont souvent bien au delà de la compréhension des ingénieurs (Darwin 1859, Dawkins 1997).

La compréhension des fins est d'une importance fondamentale pour le savoir éthique, puisque nous apprenons à évaluer les actions, les comportements et leurs fins en nous connaissant nous-mêmes, et les autres, comme des agents qui veulent et qui s'en donnent les moyens.

L'évaluation du savoir éthique

Un savoir éthique sert à évaluer les actions. Mais il doit lui-même être évalué. Nous ne voulons pas n'importe quel système d'évaluation. Nous voulons un bon savoir éthique. Faut-il alors concevoir une succession infinie de savoirs éthiques, le premier évalue les actions, le second évalue le premier, et ainsi de suite ?

L'adoption d'un savoir éthique, l'approbation ou la désapprobation des principes éthiques, sont elles-mêmes des actions. En approuvant un principe éthique on agit sur soi-même parce qu'on détermine sa volonté. Il s'agit bien d'une action parce que nous modifions la réalité. Nous ne sommes pas pareils avant et après l'approbation du principe.

Un savoir éthique est général. Il sert à évaluer toutes les actions (ou parfois toutes les actions d'une certaine catégorie). Un savoir éthique peut donc servir à évaluer les savoirs éthiques. Il n'y a pas de régression à l'infini du savoir éthique parce qu'un même savoir sert à l'évaluation de toutes les actions, y compris l'approbation des principes éthiques. De fait, quelle que soit la sagesse que nous adoptons, qu'il faille l'honorer est toujours un principe de sagesse. Un savoir éthique s'évalue toujours lui-même positivement. Quand on adopte un principe éthique on ne s'engage pas seulement à honorer toutes les actions que le principe nous demande explicitement d'honorer, on s'engage aussi à honorer le principe lui-même et son adoption.

Certains principes éthiques donnent explicitement des critères d'évaluation des principes éthiques. Par exemple, « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits » est un principe éthique qui sert à évaluer les principes éthiques, il peut même servir à s'évaluer lui-même : c'est un bon principe parce qu'il porte des fruits à chaque fois qu'il nous permet de reconnaître un bon principe. Bien sûr une telle preuve ne peut pas convaincre un sceptique qui douterait du principe. Mais elle montre que l'évaluation des principes ne conduit pas à une régression à l'infini.

Notre savoir éthique nous sert à évaluer tous les autres savoirs éthiques. Plus un savoir éthique est en accord avec le nôtre, plus nous l'honorons, plus il nous contredit et plus nous le méprisons ou le détestons. Lorsque nous adoptons un savoir éthique nous nous retrouvons automatiquement en désaccord avec ceux qui ont choisi un savoir éthique qui nous contredit. Comme les désaccords dégénèrent souvent en conflits violents, la diversité des savoirs éthiques contribue à la guerre perpétuelle entre les êtres humains.

N'y aurait-il pas un savoir éthique universel sur lequel tous les êtres humains pourraient se mettre d'accord ? Une vérité éthique universelle ? Si une telle vérité existait elle serait aussi la véritable justification du savoir éthique, puisqu'un mauvais savoir éthique se justifie mal quand il se justifie lui-même. Mais les très nombreux savoirs éthiques développés par les êtres humains prétendent généralement être justement cette vérité universelle, et ils se contredisent souvent entre eux. Cela conduit à douter de la possibilité d'une telle vérité. Elle pourrait n'être qu'un rêve, une divagation d'un esprit qui n'a pas les pieds sur terre. Certains indices suggèrent cependant qu'il faut douter de ce doute.

Le savoir éthique fait partie du savoir-vivre (la somme de tous les savoir-faire qui permettent de vivre). Sa valeur dépend du savoir-vivre dans lequel il s'intègre. Si par exemple un savoir éthique nous prescrit des objectifs inaccessibles, parce que nous n'avons pas le savoir-faire adéquat, il est automatiquement disqualifié, parce qu'il ne nous aide pas à bien vivre, parce qu'il tend plutôt à nous empêcher de bien vivre.

On conçoit souvent l'éthique, ou la morale, comme un système d'interdictions, qui tend donc à limiter le champ de nos actions, à réduire l'espace des possibles. Mais c'est plutôt le contraire qui est vrai. En nous enseignant ce qui est souhaitable, un savoir éthique nous fait voir des possibilités auxquelles nous n'aurions pas songé autrement. Et en nous donnant des règles pour l'action, il augmente nos moyens d'action, parce qu'il y a beaucoup d'objectifs qui requièrent de la discipline pour être atteints.

Un savoir éthique est toujours soumis à l'épreuve de la vie. Il doit faire ses preuves et montrer sa valeur en nous aidant à bien vivre et en nous faisant découvrir de bonnes façons de vivre. Ainsi nous pouvons faire l'expérience de la vérité de l'idéal. Les rêves font partie des chemins vers la vérité, parce qu'ils nous font découvrir ce qui n'existe pas encore. La vérité du rêve n'est pas une absurdité.

Un savoir éthique est évalué à partir des comportements qu'il évalue. Il y a bien un cercle, mais il n'est pas vicieux. Le savoir éthique se développe naturellement ainsi, par une sorte de dialogue entre l'idéal et l'expérience.

Tous les êtres humains ont naturellement les mêmes besoins fondamentaux (Maslow 1954) : l'alimentation, la protection contre les intempéries, la santé, la sécurité, l'intégration dans une communauté qui nous reconnaît et nous respecte, s'aimer soi-même, aimer les autres et être aimé d'eux, s'accomplir soi-même... Un savoir éthique qui se heurte à la satisfaction de ces besoins est automatiquement disqualifié parce qu'ils sont nécessaires au bien vivre. Les besoins fondamentaux déterminent donc un savoir éthique universel, qui peut être reconnu par tous les êtres humains. Tenir ce savoir pour une vérité universelle, c'est simplement affirmer que nous avons vraiment ces besoins fondamentaux. Un tel savoir ne suffit pas pour décider de toutes les questions éthiques, mais il est toujours une base à partir de laquelle on peut raisonner.

Un savoir éthique peut conduire à l'autodestruction, s'il nous fait mépriser ce dont nous avons besoin pour vivre. On assiste alors au triste spectacle d'une volonté qui s'anéantit elle-même, à cause d'un mauvais savoir éthique. Il faut que la volonté se veuille elle-même, qu'elle veuille continuer à exister, qu'elle ne souhaite pas sa propre destruction. Il faut que l'esprit soit pour l'esprit (Hegel 1830). Ce principe est une vérité éthique universelle. Il ne se réduit pas à un simple égoïsme parce que nos besoins fondamentaux sont souvent des besoins sociaux. Quand nous sommes solidaires nous voulons que la volonté des autres continuent à exister. Vouloir l'esprit n'est pas seulement se vouloir soi-même, c'est aussi et surtout vouloir que la société continue à faire vivre l'esprit.

Une mauvaise interprétation de la théorie de Darwin affirme que la sélection naturelle impose nécessairement l'égoïsme. Etant en compétition les uns avec les autres, les êtres vivants seraient obligés de toujours favoriser leurs intérêts individuels au détriment de ceux des autres. Le plus important serait d'avoir des griffes et des dents. Mais cette interprétation ignore l'omniprésence de la coopération et de la solidarité dans le monde vivant. Comme beaucoup d'animaux nous avons des instincts de solidarité. Croire que l'égoïsme est une loi de la nature est une erreur grave. Nous avons naturellement besoin d'être solidaires pour nous accomplir.


La justification et l'évaluation du savoir sur le savoir

Les façons de reconnaître, de justifier et d'évaluer le savoir présentées dans ce chapitre, de la reconnaissance muette du savoir jusqu'à l'évaluation du savoir éthique, permettent de reconnaître, de justifier et d'évaluer toutes les formes de savoir, muettes et parlantes, de la perception la plus élémentaire jusqu'aux théories empiriques, éthiques ou abstraites les plus élaborées. Le savoir sur le savoir, qu'il soit muet ou parlant, empirique, éthique ou abstrait, est reconnu, justifié et évalué de la même façon que les autres. En montrant comment on doit reconnaître, justifier et évaluer les diverses formes de savoir, le savoir sur le savoir montre du même coup comment il doit lui-même être reconnu, justifié et évalué.

Puisque les problèmes de la justification et de l'évaluation du savoir sont des problème éthiques (Quelles prétentions au savoir devons-nous honorer ? Quel idéal de savoir devons-nous nous donner ?) les solutions présentées dans ce chapitre constituent elles-mêmes un savoir éthique sur le savoir, qui doit être reconnu, justifié et évalué de la même façon que n'importe quel autre savoir éthique.

De même qu'un idéal de vie nous montre sa vérité en nous rendant capables de bien-vivre, un idéal de savoir nous montre sa vérité en nous rendant capables d'acquérir du bon savoir. Nous savons que notre idéal de savoir nous permet de reconnaître et de justifier un bon savoir tout simplement parce qu'il marche très bien, parce qu'il produit des fruits, parce qu'avec cet idéal nous nous donnons les moyens d'acquérir beaucoup de bon savoir, tandis que sans lui nous restons dans l'impasse. En particulier, le développement des sciences empiriques prouve par le fait, d'une façon incontestable, que l'idéal d'intelligibilité peut être atteint, et que des principes simples en petit nombre suffisent parfois pour expliquer les comportements des systèmes complexes que nous observons. Plus généralement toutes les sciences, dès qu'elles sont bien développées, justifient a posteriori l'idéal de savoir qui a conduit à les rechercher.

Un idéal de savoir est évalué à partir du savoir qu'il nous fait reconnaître ou découvrir. Comme tous les savoirs éthiques, le savoir de l'idéal du savoir se développe par une sorte de dialogue entre l'idéal et l'expérience.

Notre idéal de savoir est rationaliste et humaniste. Il est défini par des vérités éthiques universelles. Pour respecter tous les êtres humains en tant qu'observateurs, il faut honorer les bonnes observations. Pour nous respecter en tant qu'expérimentateurs, il faut honorer les expériences bien contrôlées et les lois empiriques qu'elles vérifient. Pour nous respecter en tant que raisonneurs, il faut honorer la correction logique des raisonnements. Pour nous respecter en tant que théoriciens, il faut honorer l'idéal d'intelligibilité. Pour nous respecter en tant que travailleurs, il faut honorer l'efficacité du savoir-faire. Enfin et surtout, pour nous respecter en tant qu'êtres humains rationnels, il faut honorer le savoir éthique humaniste.

Blanc a besoin de Bleu, Bleu a besoin de Vert et Vert a besoin Blanc, pour tenir debout.


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