« Précis d'épistémologie/L'esprit, comment ça marche ? » : différence entre les versions

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Les émotions
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Si je vois que le ciel est bleu, je suis pas seulement informé sur l'état du ciel, je suis également informé sur moi-même, à savoir que je vois le ciel, je me connais moi-même en tant qu'être qui perçoit le ciel.
Si je vois que le ciel est bleu, je suis pas seulement informé sur l'état du ciel, je suis également informé sur moi-même, à savoir que je vois le ciel, je me connais moi-même en tant qu'être qui perçoit le ciel.


La conscience de soi, ou l'introspection est la perception de soi-même en tant qu'esprit, c'est à dire en tant qu'être qui perçoit, imagine, ressent, décide...
La conscience de soi, ou l'introspection, est la perception de soi-même en tant qu'esprit, c'est à dire en tant qu'être qui perçoit, imagine, ressent, décide...


L'introspection requiert-elle des organes sensoriels ? Y a-t-il une interface sensorielle entre le moi perçu et le moi qui perçoit ? Lorsque je sais que je vois le ciel, est-ce un œil introspectif qui me montre que je vois le ciel ?
L'introspection requiert-elle des organes sensoriels ? Y a-t-il une interface sensorielle entre le moi perçu et le moi qui perçoit ? Lorsque je sais que je vois le ciel, est-ce un œil introspectif qui me montre que je vois le ciel ?

Version du 26 mars 2021 à 12:04

La psychologie est la science de l'esprit. L'éthique est une partie de la psychologie, parce qu'elle est la science du bien de l'esprit. L'épistémologie est une partie de l'éthique et de la psychologie, parce qu'elle est la science de la science et parce que la science est un bien de l'esprit.

Principes de psychologie

On connaît la matière à partir de la conscience sensorielle. On connaît l'esprit à partir de la conscience de soi.

Même quand on connaît les autres esprits, on se sert de la conscience de soi, parce qu'on se met à leur place et on prend alors conscience de ce qu'on pourrait être.

Conscience sensorielle et conscience de soi sont inséparables. Quand on perçoit son environnement, on a toujours conscience qu'on le perçoit.

Pour qu'il y ait perception il faut plus que la détection. Les détecteurs n'ont pas en général conscience de ce qu'ils détectent. Pour qu'il y ait perception il faut la conscience de soi en plus de la détection.

On est conscient de son environnement pour pouvoir agir volontairement sur lui d'une façon adaptée.

On est conscient de soi pour pouvoir agir volontairement sur soi d'une façon adaptée.

Agir sur soi et agir sur son environnement sont souvent inséparables. On agit sur soi quand on se prépare à agir sur son environnement.

Un soi (ou un esprit) est une totalité de perceptions, d'émotions, d'imagination, de décisions...

«Dans ce qui est vu, il n'y aura que ce qui est vu; dans ce qui est entendu, il n'y aura que ce qui est entendu; dans ce qui est perçu, il n'y aura que ce qui est perçu; dans ce qui apparaîtra à la conscience, il n'y aura que ce qui apparaîtra à la conscience.» (Le Bouddha, Ud 1.10)

Agir sur soi, c'est agir sur sa perception, son imagination, ses émotions, ses décisions...

Être conscient de soi, c'est être conscient de sa perception, de son imagination, de ses émotions, de ses décisions...

Une information est consciente lorsqu'elle est disponible pour la prise de décisions ou pour le contrôle de leur exécution.

Une action est volontaire lorsqu'elle est une décision ou lorsqu'elle est commandée par une décision.

Une décision est une action sur soi-même. On se transforme soi-même en passant de l'état indécidé à l'état décidé. Les décisions sont les actions volontaires de base, qui commandent toutes les autres actions volontaires. Quand on agit volontairement on commence toujours par agir sur soi-même, parce qu'on doit d'abord déterminer sa volonté.

Toutes les décisions déjà prises déterminent un programme d'actions, de transformation de soi et de son environnemement. On écrit le programme en prenant des décisions. Chaque décision nouvelle complète et modifie le programme existant. Un esprit est un système programmable qui écrit son propre programme. On agit sur soi-même en se programmant soi-même par l'imagination et la parole. De même qu'un esprit se programme lui-même en prenant des décisions, tous les esprit se programment ensemble collectivement en prenant des décisions collectives. Il faut entendre ici le concept de programme en son sens le plus riche : un programme de vie, de travail, de sagesse, de recherches, un programme politique, pédagogique, artistique...

Un système est autonome lorsqu'il obéit à une loi qu'il a lui-même choisie. La décision rend autonome, parce que nous pouvons décider des lois auxquelles nous obéissons. L'autonomie et donc la liberté de l'esprit sont rendues possibles par la programmation de soi-même.

L'esprit se programme lui-même pour bien penser et bien vivre en se donnant des bons principes et en décidant de les suivre.

La liaison entre les détecteurs et les effecteurs

La cognition est la production et l'utilisation de représentations internes qui préparent ou conduisent à l'action.

Pour utiliser des représentations, il faut être capable d'agir, il faut être un agent, c'est à dire un corps animé : un être vivant ou un robot. Un agent est toujours un système qui interagit avec son environnement par l'intermédiaire de détecteurs et d'effecteurs (Turing 1936, Russell & Norvig 2010).

Les détecteurs (les organes sensoriels) sont reliés par un système nerveux (le cerveau, la moelle épinière...) aux effecteurs (les muscles, les glandes ...) afin de produire un comportement intelligent (Churchland & Sejnowski 1992, Gazzaniga & Ivry 2001). On ne sait pas pourquoi l'activité électrique d'un cerveau peut faire vivre un esprit, mais on connaît une condition nécessaire : un cerveau doit relier des détecteurs et des effecteurs, parce qu'un esprit perçoit son environnement pour pouvoir agir sur lui.

La perception sensorielle produit des représentations internes à partir des signaux fournis par les détecteurs sensoriels. Elle prépare à l'action en rendant l'agent capable de s'adapter à son environnement présent. Plus généralement, toutes les formes de perception et d'imagination sont des façons de produire des représentations internes qui préparent ou conduisent à l'action.

Pour comprendre la perception sensorielle il faut comprendre comment elle rend capable d'agir sur l'environnement d'une façon adaptée. Pour comprendre la conscience de soi il faut comprendre comment elle rend capable d'agir sur soi d'une façon adaptée.

Les modules du cerveau et les comportements routiniers

Un module cérébral est un réseau de neurones spécialisé dans certaines tâches de traitement de l'information. Il a des voies d'entrée, où il reçoit des signaux, et des voies de sortie, où il émet lui-même des signaux. Il peut être très localisé (un petit noyau de neurones, une micro-colonne corticale...) ou assez étendu (un vaste réseau réparti sur plusieurs régions cérébrales). Il a des compétences qui lui sont propres et un mode de fonctionnement partiellement autonome.

L'activité cérébrale dans son ensemble résulte de l'activité coordonnée de tous les modules. Ils échangent des signaux et produisent ainsi toutes les représentations internes qui préparent l'action et tous les signaux qui la déclenchent et la contrôlent.

Un module cérébral peut être en position plus ou moins élevée dans la hiérarchie des mudules. Les modules les plus subordonnés sont les plus périphériques, ceux qui commandent directement les muscles et le reste du corps, ou ceux qui reçoivent directement des informations en provenance des organes sensoriels. Les modules subordonnés sont commandés par d'autres modules de niveau supérieur ou fournissent des informations à des modules de niveau supérieur. Un module a en général une compétence assez limitée. Il n'a accès qu'à une petite partie des informations disponibles dans le cerveau, et le répertoire des tâches qu'il peut accomplir est également limité. Mais les modules du plus haut niveau, c'est à dire ceux qui commandent au plus haut niveau les autres modules, ou ceux qui reçoivent des informations au plus haut niveau, sont capables en principe de mobiliser toutes les ressources du corps et de son cerveau.

Plus un module est en position élevée dans la hiérarchie de réception des signaux ou dans celle de leur émission, plus il est en position centrale. Il est au centre parce qu'il fait la synthèse des informations fournies par les ressources intérieures, ou parce qu'il commande et coordonne les ressources intérieures.

L'activité spontanée des modules suffit pour expliquer les comportements routiniers qui résultent des instincts ou de l'apprentissage. Les ressources nécessaires sont recrutées automatiquement et accomplissent leurs tâches comme elles en ont l'habitude.

La décision : une administration centralisée sans administrateur central

Les décisions peuvent mobiliser, coordonner et contrôler les ressources intérieures au plus haut niveau.

Pour que nos décisions puissent mobiliser nos ressources intérieures, il faut qu'elles soient conservées en mémoire. Certaines modules doivent être être spécialisés dans l'enregistrement de nos décisions et la distribution des ordres qui en résultent. La décision mémorisée est utilisée pour envoyer des ordres à tous les modules concernés par l'exécution de cette décision. Les modules exécutifs sont ceux ont pour charge d'enregistrer et de faire appliquer nos décisions. Ils sont au sommet dans la hiérarchie du contrôle des autres modules. Ils sont en position centrale.

Les modules exécutifs ne sont pas des innovateurs. Ils se contentent d'enregistrer des décisions prises ailleurs et de distribuer automatiquement les ordres qui les appliquent. Ce ne sont pas des homoncules, ou des petits génies dans la tête, mais seulement des circuits neuronaux capables d'enregistrer les décisions reçues sur leur voies d'entrée, et de donner ensuite les ordres qui les appliquent sur leurs voies de sortie. Il s'agit seulement de traitement de l'information, pas d'esprits dans la machine.

Une information est consciente lorsqu'elle est disponible pour la prise de décision. Les ressources de la perception, de l'imagination, de l'émotion et la mémoire des décisions antérieures peuvent toutes être utilisées pour prendre des décisions. La prise de décision résulte d'une concertation entre nos ressources intérieures. Les ressources disponibles sont mobilisées pour évaluer les décisions à prendre. Dès que la décision est prise, les modules éxécutifs concernés en sont informés pour la faire appliquer. L'évaluation qui précède la décision est en position centrale parce qu'elle est une forme de perception au plus niveau et parce qu'elle commande aux modules éxécutifs de plus haut niveau.

Les modules exécutifs commandent les actions sur l'environnement et les actions sur soi-même. Avec des décisions on peut contrôler la perception, l'imagination, l'émotion et la décision. Le contôle volontaire de l'attention est un contrôle de la perception et de l'imagination. On ne peut pas contrôler volontairement et directement le déclenchement des émotions mais on peut contrôler volontairement leur expression. On peut aussi contrôler indirectement leur déclenchement en agissant volontairement sur l'environnement, la perception ou l'imagination. On peut contrôler volontairement la façon de prendre des décisions, parce qu'une prise de décision peut dépendre de décisions prises antérieurement.

L'évaluation qui précède une décision est une sorte de délibération collective, à laquelle nos ressources intérieures sont invitées à participer. Une fois que la décision est prise, ces mêmes ressources intérieures doivent la respecter. L'organisation intérieure qui permet à la volonté d'exister ressemble à une administration centralisée sans administrateur central. Une loi commune est décidée par tous et s'impose à tous. Nos projets volontaires sont proposés, élaborés et évalués par l'ensemble de nos ressources intérieures, et une fois adoptés, ils s'imposent à ces mêmes ressources intérieures, qui doivent obéir aux ordres qui leur sont donnés. Mais il n'y a pas de chef, pas d'administrateur central. Les modules exécutifs ne font qu'enregistrer des décisions prises par la collectivité. Eux aussi ne font qu'obéir à l'ordre commun.

Le modèle d'administration centralisée sans administrateur central explique pourquoi le moi est comme une boucle étrange (Hofstadter 2007), en montrant comment le moi se perçoit lui-même pour agir sur lui-même.

Lorsque leurs comportements sont routiniers, les agents n'ont pas besoin de chercher longtemps des solutions, ils les trouvent spontanément parce que leurs modules cérébraux savent comment les produire, par instinct ou par habitude, ils se contentent de résoudre les problèmes qu'ils savent déjà résoudre. Mais face à une situation nouvelle, les réactions habituelles ne sont pas toujours adaptées. Il se peut que l'agent dispose des ressources intérieures nécessaires pour réagir comme il convient, mais qu'il ne sache pas les mobiliser, parce qu'il lui faudrait pour cela inventer un nouveau mode de coordination entre ses modules cérébraux. Aucun d'entre eux n'a les moyens de recruter les autres, alors qu'il suffirait qu'ils travaillent ensemble pour atteindre les fins recherchées. L'agent aurait besoin d'un compositeur-chef d'orchestre intérieur, capable de trouver des solutions vraiment nouvelles (Shallice & Cooper 2011). Le modèle d'administration centralisée sans administrateur central montre, sans postuler l'existence d'un esprit dans la machine, comment le cerveau peut fonctionner comme s'il était doté d'un tel compositeur-chef d'orchestre .

Dans le modèle de Baars, la conscience est comparée à un tableau noir sur lequel les informations conscientes sont écrites. Toutes les parties du cerveau peuvent écrire sur le tableau et en retour elles sont toujours informées de ce qui y est écrit (Baars 1988, Changeux 2002, Dehaene 2014). Tant qu'une représentation ne retient pas l'attention, elle reste attachée à son lieu de production et ne peut pas faire d'effet sur l'ensemble du système. Son effet est nécessairement limité. Mais si on en prend conscience, elle peut être utilisée pour influencer tout le reste du cerveau. Le modèle d'administration centralisée sans administrateur central est une modification du modèle de Baars : une information doit être consciente pour être reçue par les modules exécutifs qui contrôlent l'ensemble du cerveau, mais elle n'est pas nécessairement distribuée à toutes les parties du cerveau. Une décision n'a d'effet que sur les modules qui doivent l'appliquer ou la faire appliquer. Si tous les modules du cerveau recevaient en permanence toutes les informations conscientes, ils seraient submergés par un flot d'informations dont ils ne sauraient en général rien faire.

Le modèle d'administration centralisée sans administrateur central explique comment le cerveau rend capable d'avoir une volonté autonome et de contrôler volontairement la perception, l'imagination et la pensée. Il s'agit bien d'une théorie qui explique le fonctionnement de nos cerveaux quand nous sommes conscients, mais elle ne suffit pas pour expliquer l'apparition de la conscience à partir de l'activité cérébrale (Chalmers 1996). L'attention sélectionne des représentations pour prendre des décisions et contrôler leur exécution, mais la sélection à elle seule n'explique pas pourquoi les représentations ainsi sélectionnées deviennent particulièrement conscientes. Un robot aussi peut sélectionner des représentations pour prendre des décisions, sans que cela implique la moindre conscience.

La conscience apparaît à partir de la vie cérébrale, mais nous ne savons pas pourquoi. Les influx nerveux sont produits par des courants électriques dans les neurones et à travers leurs membranes. Ce sont des courants ioniques très ordinaires. Rien ne suggère qu'ils doivent être les messagers de l'esprit.

La perception et l'imagination du présent

La perception et l'imagination sont souvent pensées en opposition. Ce qui est perçu est présent, ce qui est imaginé ne l'est pas. Mais ceci n'est pas toujours vrai. Si par exemple je suis dans un endroit familier, je peux me représenter la disposition des lieux même dans l'obscurité. Je sais que divers objets sont présents et où ils sont alors que je ne les perçois pas directement.

Une modélisation simpliste et partiellement fausse de la perception suppose qu'elle est unidirectionnelle. Les informations sont d'abord produites par les détecteurs sensoriels puis synthétisées, par étapes successives, jusqu'aux représentations de haut niveau, qui déterminent les principaux objets perçus et les principaux concepts qui leur sont attribués. On suppose que les représentations complexes émergent à partir des perceptions élémentaires, comme dans une peinture pointilliste. Une telle dynamique de production des représentations est dite ascendante, ou bottom-up, parce que les signaux sensoriels sont considérés comme des représentations de bas niveau, tandis que les concepts attribués aux objets complexes sont de haut niveau. Cette modélisation ignore les effets d'anticipation. Elle permet d'expliquer les représentations internes d'objets réellement détectés, mais pas les représentations d'objets ou de qualités dont la présence est seulement supposée.

Au sens strict, la perception est seulement sensorielle. Les représentations perçues sont éveillées ou au moins confirmées par des informations qui viennent des sens. Mais la représentation du présent va au delà de la perception strictement sensorielle. Nous ne pourrions même pas faire un pas si nous nous limitions aux données directement perçues par les sens, parce qu'il faut anticiper que le sol va résister avant de le sentir directement.

De façon générale nos représentations du présent sont issues à la fois d'informations réellement détectées et de simples suppositions. Par exemple lorsque nous saisissons un objet familier, le geste est préparé de façon à s'adapter au poids de l'objet. Si nous anticipons mal le poids le geste n'est pas adapté. Cela montre que nous avons une représentation interne du poids avant que nous tenions l'objet dans la main. Le poids est donc représenté avant que les capteurs de tension musculaire ne fournissent cette information. On peut dire que le poids a été imaginé, mais on peut aussi dire qu'il a été perçu indirectement à partir de l'image visuelle, grâce à un savoir mémorisé sur le poids ordinaire d'un tel objet.

Ce qui est perçu n'est pas seulement déterminé par les sens mais aussi par les attentes et les désirs, par les perceptions antérieures, les souvenirs, les préjugés, la culture et le savoir. Les effets d'attente peuvent être si forts qu'il arrive que nous croyons avoir vu ce que nous n'avons pas pu voir, parce que cela n'a pas existé. Nos perceptions ont donc des sources intérieures, elles ne sont pas seulement élaborées à partir des sens. La dynamique des représentations n'est pas seulement ascendante, mais également descendante, top-down. Les système de détection qui reçoivent les informations sensorielles reçoivent aussi des informations de plus haut niveau. Il faut modéliser une sorte de dialogue permanent entre les divers étages de la perception. L'information peut circuler dans toutes les directions, du bas vers le haut, du haut vers le bas, et horizontalement (Hofstadter & FARG 1995). N'importe quelle représentation peut avoir une influence sur la production des autres, quel que soit leur niveau de complexité.

Comme la représentation d'une situation présente s'inscrit toujours dans un système de présupposés, le présent est toujours autant imaginé que réellement perçu. La perception sensorielle peut même être considérée comme une forme de l'imagination, stimulée et guidée par les sens. Il s'agit d'imaginer le présent en accord avec les données des sens.

Un système de détection est avant tout un système d'avertissement. Le signal de détection avertit de la présence de l'être détecté. La fonction d'avertissement est plus fondamentale que la fonction de détection, parce que le système peut signaler la présence d'un être qui n'a pas été détecté. Il suffit que cette présence soit supposée, ou inférée à partir de la détection d'autres êtres.

Une inférence consiste à passer d'une condition à une conséquence. La conséquence est une représentation produite, inférée, à partir des représentations qui déterminent la condition. Si ces représentations sont verbales, une inférence est une étape d'un raisonnement, mais il n'est pas nécessaire que les représentations soient verbales. La perception procède par inférence muette dès qu'elle relie des conséquences et des conditions.

Les inférences peuvent être enchaînées parce que les conséquences peuvent être elles-mêmes des conditions qui ont des conséquences, et ainsi de suite. Les enchaînements d'inférences muettes ressemblent beaucoup à un raisonnement. La suite des représentations des conditions et de leurs conséquences est semblable à celle de leurs descriptions verbales enchaînées dans un raisonnement.

Les inférences muettes font qu'il n'y a pas de frontière nette entre la perception sensorielle et l'imagination du présent. Lorsqu'une représentation a été produite par inférence, comme conséquence d'une condition déjà perçue, on peut dire qu'elle est imaginée mais on peut aussi dire qu'elle est perçue indirectement à partir de la perception de la condition.

Un schéma, ou un cadre conceptuel, est un système de présupposés, c'est à dire ce qu'on tient pour vrai avant de l'avoir vérifié. Un schéma détermine les êtres qu'on s'attend à percevoir avec les concepts qu'on croit devoir leur attribuer et les inférences qu'on croit pouvoir leur appliquer.

Les sensations sont les sources des processus ascendants de la perception, les schémas sont les sources des processus descendants. Ils font partie du fonctionnement normal de la perception. Ils sont nécessaires pour s'adapter rapidement à son environnement, parce que pour agir on n'a souvent pas le temps de tout vérifier.

La connaissance des bons schémas fait toute la différence entre l'expert et le néophyte. Un expert n'a souvent besoin que d'un coup d'œil pour analyser correctement une situation et tirer les conclusions qui s'imposent, parce qu'il connaît déjà les schémas qui permettent de la comprendre et il n'a qu'à vérifier leur adaptation. Un néophyte est submergé par le flot de nouvelles informations, ne sait pas quoi regarder, ne distingue pas l'essentiel du négligeable et se pose rarement les bonnes questions, parce qu'il ne connaît pas les schémas qui lui permettraient d'organiser sa perception de la situation.

Au sens strict, la perception est seulement l'imagination du présent lorsqu'elle est éveillée ou confirmée par les sens. Mais on peut aussi définir la perception en un sens plus général et parler de la perception du passé (la remémoration, et plus généralement toute forme d'imagination du passé), du futur (l'anticipation), de l'imaginaire (rêver à des êtres qui n'existent pas) et même des êtres abstraits (le savoir abstrait, mathématique par exemple). Ainsi entendues la perception et l'imagination sont synonymes. En outre, la conscience de soi peut être considérée comme une perception de soi.

L'imagination et la simulation de la perception

Les modes de l'imagination sont nombreux :

  • Les souvenirs : l'imagination du passé qu'on a vécu.
  • Les anticipations : l'imagination du futur, considéré comme possible ou certain.
  • Les fictions
  • Se mettre à la place d'autrui : imaginer ce qu'il perçoit, ce qu'il ressent, ce qu'il imagine, ce qu'il décide...
  • Les suppositions sur le présent : l'imagination d'un présent supposé sans être perçu.

...

Pour agir nous devons percevoir et imaginer le présent, parce qu'il faut s'adapter à la réalité, mais nous devons aussi imaginer l'absent, les buts que nous nous fixons et que nous n'avons pas encore atteints, les moyens à mettre en œuvre et les conséquences prévisibles de nos décisions.

Les systèmes de perception peuvent fonctionner comme des avertisseurs même si les êtres dont ils signalent la présence n'ont pas été détectés. Ils peuvent signaler une présence hypothétique. Ils permettent ainsi de s'affranchir complètement des sens et de simuler la perception d'une scène qui n'est pas présente. L'imagination du passé, du futur et de mondes purement imaginaires est une perception sans détection, donc une simulation de la perception. Les ressources de la perception sont mobilisées pour représenter un environnement qui n'est pas présent, seulement imaginé.

Simuler la perception consiste à simuler l'activation de nos systèmes de détection. On peut simuler la perception sensorielle et reconstituer partiellement des images ou des impressions d'origine sensorielle, mais l'imagination n'est pas forcément associée à des images sensorielles. Pour imaginer un être dangereux il n'est pas nécessaire de s'en faire une image visuelle, ou d'imaginer sa voix, ou toute autre forme de perception sensorielle simulée, il suffit de simuler l'activation d'un détecteur de danger. On peut s'imaginer à proximité d'un être dangereux même si on ne perçoit rien de lui, sauf qu'il est dangereux.

Par l'imagination nous pouvons combiner des représentations dans des configurations nouvelles que nous n'avons jamais perçues. Les parties ont été perçues, mais leur assemblage est inventé, il est purement imaginaire, il représente un être fictif, une sorte de chimère. En assemblant des fragments d'images sensorielles, comme un patchwork, nous pouvons créer une image d'un être qui n'existe pas. De façon générale, l'assemblage des concepts permet de créer des représentations d'êtres qui n'ont jamais existé et qui n'existeront peut-être jamais. La combinatoire multiplie les possibilités à l'infini.

Avec des inférences muettes, nous pouvons prévoir l'enchaînement des conséquences de nos décisions. Nous pouvons ainsi explorer par l'imagination les chemins que nous pourrions suivre. Nous découvrons ainsi en même temps les buts que nous pourrions atteindre et les moyens de les atteindre.

L'importance des représentations du présent et du futur pour la préparation de l'action est évidente, celle des représentations du passé l'est un peu moins. La remémoration nous prépare à l'action indirectement, ne serait-ce qu'en nous aidant à percevoir le présent et le futur, par inférence à partir de la connaissance du passé. Mais l'imagination des fictions, comment peut-elle préparer à l'action ? Il semble qu'elle nous en éloigne. Pour bien agir il faut avoir les pieds sur terre, il faut s'adapter à ce qui existe réellement. A quoi bon imaginer des êtres qui n'existeront jamais ?

Le travail du romancier est semblable à celui du mathématicien. Il pose des conditions, une situation initiale et des contraintes, puis il expose leurs conséquences, souvent inéluctables, de la même façon qu'un mathématicien démontre des théorèmes à partir d'axiomes et d'hypothèses. Quand nous imaginons des fictions, nous pouvons utiliser pleinement nos capacités à inférer. Il ne s'agit pas seulement d'inventer des assemblages de représentations, il s'agit surtout d'imaginer tout ce qui en résulte, tout ce que notre dynamique intérieure de production de représentations par inférence peut fournir à partir de ces inventions. L'imagination des fictions révèle la puissance de l'inférence.

On connaît un autre esprit en imaginant qu'il perçoit, qu'il imagine, qu'il ressent, qu'il pense, qu'il veut et qu'il agit. On imagine qu'il perçoit en imaginant ce qu'il perçoit. On imagine qu'il imagine en imaginant ce qu'il imagine. La sympathie est de ressentir ce qu'il ressent. De façon générale, on le connaît comme un esprit en se mettant à sa place (Goldman 2006, Rizzolatti & Sinigaglia 2006). On peut imaginer qu'on veut ce qu'il veut et qu'on fait ce qu'il fait. Un esprit est un simulateur universel parce qu'il peut simuler tous les autres esprits, au moins s'ils sont dotés des mêmes facultés - pour un être humain il est plus facile de se mettre à la place d'un être humain que d'une chauve-souris.

Un esprit connaît l'esprit à la fois en se connaissant lui-même et en se mettant à la place des autres esprits, de tous les esprits qu'il peut imaginer.

Tout ce qui peut être perçu, imaginé, ressenti, pensé ou décidé par les uns, peut être perçu, imaginé, ressenti, pensé ou décidé par tous les autres. Se connaître soi-même comme esprit est en même temps connaître ce que tous les autres peuvent faire de leur esprit. Inversement, tout ce que les autres font de leur esprit nous montre ce que nous pouvons faire nous-mêmes. « Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. » (Térence, Heautontimoroumenos, v. 77)

Je connais autrui en me mettant à sa place en imagination. De même il me connaît en se mettant à ma place. Quand je me demande ce qu'il pense de moi, j'essaie d'imaginer ce qu'il imagine quand il se met à ma place, j'imagine ce qu'il imagine de moi. Je peux également imaginer ce qu'il imagine quand il se met à la place d'un troisième.

Le même contenu peut être imaginé selon diverses modalités : un passé qu'on a vécu, un avenir projeté, une simple hypothèse, un contenu imaginé par autrui, et même un contenu qu'autrui croit qu'on imagine. Quand on se souvient, on se met à la place de l'autre qu'on a été. Quand on se projette dans l'avenir, on se met à la place de celui qu'on pourrait être. De ce point de vue on se connaît soi-même de la même façon qu'on connaît les autres, en se mettant à la place de soi-même par l'imagination. Quand j'imagine ce que je pourrais être, je suis dans une position semblable à celle d'un autre qui imagine ce que je pourrais être. Quand j'imagine comment un autre m'imagine, j'imagine ce que je pourrais être si j'étais tel qu'il m'imagine.

Lorsqu'un contenu est représenté par la perception ou l'imagination, il est toujours accompagné d'un signal qui caractérise le mode de représentation. Un tel signal peut-être assez complexe parce qu'il doit répondre aux questions suivantes : est-ce un contenu directement perçu ou seulement imaginé ? Est-ce du présent, du passé ou de l'avenir ? Est- ce certain ou seulement possible ? Est-ce attribué à un autre ou à moi-même ? Est-ce attribué à un autre par un autre ou par moi-même ? Est-ce attribué à moi-même par un autre ou par moi-même ? ... Si un tel signal n'existait pas, nous ne pourrions pas faire la différence entre le fantasme et la réalité.

La programmation par l'imagination

Un programme est défini par des buts à atteindre, des règles à respecter et des croyances sur les conditions initiales.

Une règle peur être considérée comme un but : respecter la règle. C'est un but qu'on atteint toujours, tant qu'on respecte la règle, et qu'on n'a jamais fini d'atteindre, tant qu'on doit continuer à respecter la règle.

Une règle n'est pas nécessairement énoncée avec des mots. Il suffit de mémoriser la liaison entre la perception, ou l'imagination, des conditions et l'imagination de la conséquence.

L'imagination sans la parole suffit pour déterminer des buts, des croyances et des règles. Il suffit d'imaginer ce qui est voulu, ce qui est cru et comment on applique les règles. Le savoir muet est le savoir qui se passe de mots, le savoir qu'on apprend seulement avec la perception et l'imagination.

Quatre types de règles :

  • Si A est alors B doit être fait

Ce sont des ordres conditionnels. Ils sont fondamentaux pour l'adaptation à la réalité, parce qu'ils relient les actions à leurs conditions.

  • Si A est alors B est ou sera

Ce sont des inférences qui augmentent le savoir sur la réalité à laquelle on doit s'adapter, en enchaînant les causes et les effets.

  • Si A doit être fait alors B doit être fait

Ce sont des règles qui permettent de relier les moyens et les fins, ou les fins entre elles.

  • Si A doit être fait alors B sera

Ce sont des inférences qui permettent de prévoir les conséquences de nos actions.

Les émotions

Le concept d'émotion est difficile à définir et son usage est souvent très imprécis. Faut-il distinguer les humeurs et les émotions, les humeurs parce qu'elles sont durables, les émotions parce qu'elles sont brèves ? La tranquillité est-elle une émotion ou une indépendance vis à vis des émotions ? La jalousie est-elle une émotion ou un état plus complexe qui mêle émotions et volonté ?

On peut définir les émotions à partir de quelques émotions de base (la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la honte, la joie, l'apaisement, la fierté, la surprise...) et inclure toutes les variations et les combinaisons, ou à partir de quelques caractères généraux :

  • Une émotion est déclenchée par la détection de conditions spécifiques, la peur par la détection du danger, la tristesse par la détection du malheur, la colère par la détection de l'inacceptable...
  • Cette détection est suivie très rapidement de réactions réflexes et de modifications physiologiques qui permettent à l'organisme de s'adapter à la nouveauté de sa situation.
  • Les émotions déterminent des motivations, c'est à dire des désirs ou des aversions. Elles nous indiquent les buts qui méritent d'être poursuivis, et ce que nous devons fuir ou éviter (Damasio 1994). Elles sont donc très importantes pour la volonté, parce qu'elles nous servent à évaluer nos projets, et pour l'apprentissage, parce qu'elles signalent ce qui mérite d'être mémorisé.

Parce qu'elle est déclenchée par des conditions spécifiques et parce qu'elle provoque des réactions spécifiques, une émotion particulière, telle que la peur, peut être caractérisée par l'activité d'un module cérébral, ou d'un système de modules qui coordonnent leurs activités. Les voies d'entrée portent les signaux qui éveillent, modifient ou suppriment l'émotion. Les voies de sortie portent les signaux qui provoquent les réactions émotionnelles typiques (LeDoux 1996).

Nous évaluons ce que nous percevons et ce que nous imaginons en le reliant aux émotions que nous ressentons, et nous prenons nos décisions à partir de ces évaluations. Une émotion, surtout si elle est forte, peut exercer une sorte d'empire sur toute l'activité corporelle, intérieure et extérieure, parce qu'elle domine toutes les prises de décision.


(la suite est en cours de réécriture)


La conscience de soi

Si je vois que le ciel est bleu, je suis pas seulement informé sur l'état du ciel, je suis également informé sur moi-même, à savoir que je vois le ciel, je me connais moi-même en tant qu'être qui perçoit le ciel.

La conscience de soi, ou l'introspection, est la perception de soi-même en tant qu'esprit, c'est à dire en tant qu'être qui perçoit, imagine, ressent, décide...

L'introspection requiert-elle des organes sensoriels ? Y a-t-il une interface sensorielle entre le moi perçu et le moi qui perçoit ? Lorsque je sais que je vois le ciel, est-ce un œil introspectif qui me montre que je vois le ciel ?

Un organe sensoriel est toujours une interface entre un intérieur, le système nerveux, et un extérieur, l'environnement au delà de la peau ou le milieu intérieur en deçà. Les signaux extérieurs sont reçus par l'interface sensorielle et traduits en signaux intérieurs, utilisables par le système nerveux.

L'introspection ne requiert pas d'organe sensoriel parce qu'il n'y a pas de signaux extérieurs à traduire en signaux intérieurs, pas de séparation entre un moi qui perçoit et un moi perçu. Tout se passe à l'intérieur. Toutes les informations sur l'agent, en tant qu'il perçoit, qu'il imagine, qu'il ressent ou qu'il veut, sont déjà présentes à l'intérieur de l'agent. Pour développer ses facultés d'introspection il lui suffit d'exploiter ces sources intérieures d'information. Un organe sensoriel d'introspection n'est pas nécessaire parce que les informations recherchées sont déjà présentes à l'intérieur.

Pour se connaître soi-même il faut se percevoir soi-même. Mais où trouve-t-on ce moi que l'on doit percevoir ?

Le moi est ceci qui perçoit, qui s'émeut, qui imagine, qui pense, qui désire, qui veut et qui agit. Il n'y a pas de moi séparé de la perception, de l'imagination, de l'émotion, de la volonté et de l'action, pas d'administrateur central dans le cerveau, seulement une administration centralisée. Les perceptions, les émotions, les pensées appartiennent au même moi parce que l'administration est centralisée, pas parce qu'il y a un administrateur central. Deux pensées dans la même tête, ce n'est pas pareil que deux pensées dans deux têtes différentes.

La Joconde n'est pas seulement une représentation de Mona Lisa, elle est aussi une présentation de Léonard de Vinci, parce qu'il est ce qui représente.

Le moi se perçoit lui-même à partir de ses perceptions, de ses émotions, de son imagination, de ses pensées, de ses désirs, de sa volonté et de ses actions.


Le contrôle volontaire de soi-même ==

(...)


Comme une croyance consciente est évaluée avant d'être approuvée, tout le processus d'évaluation fait partie de la perception du concept attribué. Les capacités d'évaluation qui précèdent la décision sont des capacités de détection des concepts. Comme toutes les attributions de concepts peuvent faire l'objet d'une approbation consciente, le système de décision fonctionne comme un détecteur universel, capable de détecter n'importe quel concept, dès qu'il a appris le faire.


Nos capacités de perception dépendent de nos anticipations, et donc des schémas, des systèmes de présupposés, que nous nous avons adoptés. En modifiant nos schémas nous pouvons modifier nos façons de percevoir et d'interpréter la réalité. En nous rendant libres d'adopter des croyances et des schémas ou des les rejeter, la volonté nous rend libres de découvrir ou d'inventer de nouvelles façons de percevoir.

La détection d'un concept peut être un processus presque instantané, si le signal de détection est produit aussitôt que les informations sur l'être détecté sont fournies, ou progressif, si le système de détection prend le temps d'accumuler des informations avant de se prononcer. Le processus d'évaluation qui précède une décision est en général progressif. On a le temps de prendre en compte de nombreuses informations avant de se décider.

Comme nous sommes libres de décider de nos façons d'évaluer nos décisions, nous sommes libres d'inventer des façons de percevoir. Nous pouvons inventer tous les concepts que nous voulons en nous donnant les moyens de les détecter.

Qu'est-ce que la parole ?

(...)

La parole est l'émission volontaire de signaux pour influencer l'imagination et la volonté de ceux qui les reçoivent.

La signification par l'imagination

Pourquoi les mots ont-ils un sens ? Qu'est-ce qui fait que des suites de sons peuvent servir à communiquer ? Qu'est-ce qui donne aux mots et aux énoncés leur signification ?

Lorsqu'on comprend une description, on imagine ce qui est décrit. Les mots et les expressions verbales éveillent l'imagination dès que nous comprenons leur signification. On imagine ce qui est décrit quand on en simule la perception, quand on active, en mode simulation, les systèmes de détection qui seraient éveillés si nous percevions ce qui est décrit. Lorsque les concepts détectés par nos systèmes de perception sont associés à des expressions verbales qui les nomment, nous pouvons à la fois décrire ce que nous percevons, en nommant les concepts perçus, et imaginer ce qui est décrit, en simulant la détection des concepts nommés (Saussure 1916).

Le savoir muet est le savoir qui précède la parole et qui résulte de la perception, de l'imagination, de l'émotion et de la volonté. Il peut être traduit en paroles dès que les systèmes de détection qu'il utilise sont nommés par des expressions verbales. Les descriptions sont alors une traduction en mots du savoir muet de ce qui est décrit. Les règles d'inférence qui relient la description de conditions à la description de conséquences sont une traduction des inférences muettes. Un raisonnement qui enchaîne de telles règles est une traduction d'un enchaînement d'inférences muettes. De cette façon le savoir muet peut être traduit en savoir parlant, et donc communiqué.

Le savoir muet est fondamental pour le développement de la raison, parce que le savoir parlant commence par être une traduction du savoir muet. Il peut ensuite voler de ses propres ailes parce qu'il peut parler de la parole, mais il a besoin du savoir muet pour décoller, parce que les mots doivent éveiller l'imagination pour avoir du sens.

Une expression verbale a une signification lorsqu'elle nomme un concept ou un individu. Le concept nommé, c'est à dire la propriété ou la relation, est la signification d'une expression qui nomme un concept. L'individu nommé est la référence d'une expression qui nomme un individu. La référence d'une expression qui nomme un concept est parfois identifiée à l'extension de la propriété ou de la relation nommée.

Un concept est empirique lorsqu'il est une propriété ou une relation observable. Le savoir muet est toujours empirique.

On comprend la signification d'une expression qui nomme un concept ou un individu lorsqu'on sait comment les détecter.

Une même expression verbale peut avoir plusieurs significations. Un même nom peut servir à nommer plusieurs concepts ou plusieurs individus. Il peut être interprété de plusieurs façons.

La compréhension de la parole peut être conçue sur un mode purement passif, comme si les mots étaient les notes d'une partition et la compréhension, la musique exécutée par un piano mécanique intérieur. Mais l'imagination n'est pas seulement éveillée par les mots de cette façon passive. La compréhension de la parole est aussi et surtout active. Nous comprenons parce que nous voulons comprendre, et ce que nous comprenons , c'est à dire ce que nous imaginons, dépend souvent de nos attentes.

Pour comprendre un discours, il faut identifier les concepts nommés par les mots et les expressions. Nous devons retrouver ou inventer les façons de percevoir les concepts nommés. Lorsqu'un enfant apprend à parler, il apprend en même temps des mots ou des expressions nouvelles et des façons percevoir les concepts nommés. Lorsqu'un discours invente de nouvelles expressions, il nous invite en même temps à inventer de nouvelles façons de percevoir.

La parole nous donne les moyens d'inventer et de communiquer des façons de percevoir. Tous les concepts inventés par les uns peuvent être communiqués aux autres.

Une description peut être communiquée pour elle-même. Dans ce cas simple, le locuteur comprend ce qu'il dit s'il perçoit ou imagine ce qu'il décrit, et l'auditeur comprend ce qui est dit dès qu'il perçoit ou imagine ce qui est décrit. Savoir décrire ce qu'on perçoit ou imagine et savoir percevoir ou imaginer ce qui est décrit sont les fondements de la compréhension du langage. Tous les usages de la parole se servent de descriptions.

Comprendre des paroles, c'est savoir s'en servir

Wittgenstein nous a invité à ne pas séparer l'étude de la signification du langage de celle de son usage :

« Se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie. » (§19) « L'expression "jeu de langage" doit ici faire ressortir que parler d'un langage fait partie d'une activité, ou d'une forme de vie. » (§23) « Pour une large classe des cas où il est utilisé - mais non pour tous -, le mot "signification" peut être expliqué de la façon suivante : la signification d'un mot est son emploi dans le langage. » (§43, Recherches philosophiques, 1953, traduit par Françoise Dastur, Maurice Elie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Elisabeth Rigal)

Il propose par exemple de raisonner sur un exemple simplifié de communication linguistique :

« Ce langage doit servir à un constructeur A pour se faire comprendre de son aide B. A réalise une construction avec des pierres à bâtir. Il y a des blocs, des colonnes, des dalles, des poutres, que B doit faire passer à A dans l'ordre où celui-ci les utilise. A cet effet ils se servent d'un langage constitué des mots "bloc", "colonne", "dalle", "poutre". A crie leur nom. B apporte la pierre qu'il a appris à rapporter en réponse à ce cri. » (§2)

Toute façon de se servir de la parole, en tant que locuteur ou auditeur, est une façon de la comprendre. La compréhension d'un langage n'est rien d'autre que son usage. Le locuteur comprend ce qu'il dit lorsqu'il sait ce qu'il fait en le disant. L'auditeur comprend ce qui est dit lorsqu'il sait quoi en faire. Comprendre des paroles, c'est savoir s'en servir. Pour expliquer comment nous comprenons des paroles il faut expliquer comment elles nous préparent à l'action.

La compréhension mutuelle

Un locuteur agit sur ceux qui l'écoutent. Il veut toujours attirer leur attention sur ce qu'il dit. Pour savoir ce qu'il fait quand il dit ce qu'il dit, il doit donc savoir ce que les auditeurs en font, ou ce qu'ils pourraient en faire. Un locuteur doit être capable de se mettre à la place des auditeurs et comprendre ce qu'ils comprennent, sinon il ne se comprend pas vraiment lui-même. Inversement, pour savoir quoi faire avec ce qu'on leur dit, les auditeurs doivent comprendre les intentions du locuteur, pourquoi il dit ce qu'il dit. Ils doivent donc être capables de se mettre à la place du locuteur et de comprendre ce qu'il fait, sinon ils ne comprennent pas vraiment ce qu'on leur dit. La compréhension des paroles est une des formes de la compréhension mutuelle, où chacun connaît les autres et lui-même, et sait qu'il est connu par les autres de la même façon qu'il les connaît.

Un locuteur s'imagine lui-même en tant que locuteur. Il connaît ses intentions. Il connaît le rôle qu'il s'est donné. Lorsqu'il n'y a pas de malentendu, ou de fourberie, l'auditeur imagine le locuteur de la même façon que le locuteur s'imagine lui-même. Il attribue au locuteur les mêmes intentions que celles que le locuteur s'attribue à lui-même. De cette façon, il est facile pour le locuteur d'imaginer comment l'auditeur imagine le locuteur, parce que c'est déjà comment il s'imagine lui-même. Le même contenu imaginé par le locuteur est attribué en même temps au locuteur qui s'imagine lui-même et à l'auditeur qui imagine le locuteur. Il en va de même pour le contenu imaginé par l'auditeur qui est attribué en même temps à l'auditeur qui s'imagine lui-même et au locuteur qui imagine l'auditeur. Lorsqu'il n'y a pas de malentendu, le locuteur et l'auditeur imaginent la même scène et les mêmes rôles, comme s'ils étaient les spectateurs du même film. La seule différence est qu'ils s'attribuent des rôles différents.

La vérité théorique

Dès que les concepts nommés par des expressions sont identifiés à des concepts empiriques, donc à des façons de percevoir ou de détecter, la vérité des énoncés peut être décidée par l'observation. Les énoncés sont vrais dès que les observations qu'ils traduisent le sont (Locke 1690).

L'observation n'est pas le seul critère de vérité, parce que les théories imposent la vérité de leurs principes (Leibniz 1705, Kant 1787). Les théories, ou les cadres théoriques, sont l'équivalent parlant des cadres conceptuels muets. Une théorie est déterminée avec un système de noms, destinés à nommer des concepts, et un système d'axiomes et de définitions, qui permettent de raisonner avec les concepts nommés.

Une théorie reçoit une interprétation empirique lorsque les concepts nommés sont identifiés à des propriétés ou à des relations observables qui forment ensemble un cadre conceptuel empirique. Une même théorie peut être interprétée par plusieurs cadres conceptuels empiriques différents, mais elle impose des contraintes sur les significations empiriques acceptables. L'interprétation ne doit pas contredire les principes de la théorie. Par exemple, la vérité du principe de transitivité, 'si x est plus grand que y et y est plus grand que z alors x est plus grand que z' est admise par définition de la relation 'est plus grand que'. Celle-ci peut être interprétée de multiples façons empiriques, mais le principe de transitivité ne pourra jamais être contredit par nos observations. S'il conduit à une anticipation erronée, on dira que la relation observée a été mal nommée, qu'elle n'est pas une signification empirique que l'on peut donner à l'expression 'est plus grand que'. Le paradoxe de Condorcet (1785), en science politique, illustre cette priorité du principe de transitivité :

On peut supposer que des résultats électoraux donnent de la force aux divers candidats en présence et songer à mesurer cette force. Soit une élection où chaque électeur doit ranger trois candidats A, B et C par ordre de préférence, et supposons que les trois ordres ABC, BCA et CAB aient chacun été choisis par un tiers de l'électorat. Il semble que la force de A est plus grande que celle de B, puisque deux tiers de l'électorat préfère A à B. De même B est plus fort que C, et C est plus fort que A. Le principe de transitivité est donc contredit par l'expérience. Mais il n'est pas réfuté pour autant, il a seulement été mal appliqué, parce qu'un tel système électoral ne permet pas de mesurer ainsi la force des candidats. On ne dira pas que le cadre théorique (la mesure de la grandeur des forces) est faux, mais seulement qu'il n'est pas adapté à la réalité perçue.

Une expression peut avoir de nombreuses significations empiriques, et on peut toujours en inventer de nouvelles. Mais quand les principes sont vrais par définition ils imposent des contraintes d'interprétation, des limites aux significations empiriques que nous pouvons donner à nos expressions. Les interprétations empiriques ne sont pas indépendantes des interprétations abstraites. La vérité par définition est en général prioritaire. Si une expression est employée d'une façon qui contredit un principe, on dira que l'interprétation n'est pas correcte, ou qu'elle ne fait pas partie des interprétations permises par les principes. De cette façon, on peut être sûr que nos principes sont toujours vrais, parce qu'une interprétation qui les rendrait faux est a priori exclue.

Les principes d'une théorie sont admis par définition de leurs termes. Leur vérité est supposée connue dès que la signification des mots est comprise (Pascal 1657).

Les énoncés prouvables à partir d'un système d'axiomes et de définitions sont les théorèmes de la théorie définie par de tels principes. Une théorie donne une signification abstraite aux noms avec lesquels elle forme ses énoncés. On dit parfois des axiomes qu'ils sont des définitions déguisées, parce qu'ils servent à donner une signification à leurs termes, donc à les définir.

Une théorie peut être utilisée d'une façon qui ressemble à la perception, comme un système de détecteurs. Pour savoir si un énoncé est vrai ou faux, il suffit de le prouver ou de prouver sa négation. De cette façon les noms des concepts sont associés à des détecteurs théoriques qui déterminent si les concepts sont vrais des individus nommés. Les détecteurs théoriques détectent ce qu'ils doivent détecter en trouvant des preuves logiques, à partir de principes admis. S'ils n'en trouvent pas, leur détection a échoué. « Les yeux de l'âme, par lesquels elle voit et observe les choses, ne sont rien d'autre que les preuves. » (Spinoza, Éthique, Livre V, prop. 23, Scolie) De même que les yeux du corps nous rendent capables de voir les êtres visibles, les preuves logiques à partir de principes nous rendent capables de connaître les êtres abstraits. La perception des êtres abstraits consiste à raisonner à partir des principes qui les définissent.

Les mots et les expressions verbales peuvent être interprétés de nombreuses façons et recevoir ainsi de nombreuses significations, empiriques ou abstraites. Pour déterminer une interprétation empirique il suffit de déterminer les concepts nommés par des systèmes de perception ou de détection. Pour déterminer une interprétation abstraite il suffit définir les concepts nommés par des systèmes de principes, axiomes et définitions, qui permettent de raisonner avec eux.

Selon l'interprétation qui lui est donnée, un même énoncé peut être en même temps une vérité abstraite et une vérité empirique. Une telle ambiguïté peut être très utile, parce qu'en développant un savoir abstrait, on obtient du même coup un savoir empirique. On n'a même pas besoin de modifier la formulation. Évidemment pour qu'une telle magie se produise il faut que la théorie et son interprétation soient adaptées à la réalité observée pour la rendre intelligible. La rencontre entre la vérité abstraite et la vérité empirique de nos énoncés est le but de toutes les sciences empiriques, parce qu'on veut connaître par le raisonnement ce qu'on connaît par les sens.

Les principes logiques nous font toujours passer du vrai au vrai (Aristote, Premiers analytiques). Lorsque des affirmations sont vraies, leurs conséquences logiques ne peuvent pas être fausses. Plus précisément, quelle que soit l'interprétation que l'on donne à des affirmations, si ces affirmations sont vraies, d'après l'interprétation supposée, alors les conséquences logiques sont vraies elles aussi, d'après la même interprétation. La relation de conséquence logique ne dépend pas de l'interprétation de ce que nous affirmons, elle ne dépend que de la signification des opérateurs logiques.

Lorsque nous prouvons une conclusion par un raisonnement logique, les prémisses déterminent des conditions suffisantes de vérité. Quelle que soit l'interprétation choisie, si les prémisses sont vraies, alors la conclusion est vraie. Les raisonnements ne servent pas qu'à prouver, ils servent aussi à expliciter des conditions de vérité. Pour comprendre un théorème, il faut connaître sa preuve, parce qu'elle donne des conditions de vérité qui précisent comment il faut l'interpréter.

Lorsque nous apprenons une langue, nous apprenons en même temps de nouvelles expressions, de nouvelles façons de percevoir, qui donnent des significations empiriques à ces expressions, et de nouveaux principes avec lesquels nous pouvons raisonner. Nous développons ainsi notre savoir empirique et notre savoir abstrait en même temps. Les deux sont mêlés d'une façon inextricable parce qu'en général une même expression réunit à la fois des significations empiriques et abstraites.

Pour savoir si un énoncé est vrai il faut d'abord préciser sa signification. Le même discours peut être tantôt vrai, tantôt faux, cela dépend de son interprétation. La plupart de nos controverses viennent ou de malentendus, parce que nous donnons des significations différentes à une même expression, ou de l'absence de précision, parce que nous laissons dans le vague les conditions de vérité de ce que nous disons. Nous n'explicitons pas les principes qui décident de la vérité abstraite ou nous ne précisons pas les systèmes de détection qui décident de la vérité empirique.

La diversité des interprétations peut rendre très difficile la communication du savoir. Le locuteur doit respecter un principe de clarté : donner des éclaircissements pour que son discours puisse être interprété correctement. L'auditeur doit respecter un principe de charité : toujours interpréter un discours de la façon qui lui est la plus favorable, autant qu'il est possible. Il est toujours possible de dissiper les malentendus et d'aboutir au consensus, parce que nous pouvons tous faire les mêmes raisonnements et percevoir le même monde.

La pensée

« - Qu’est-ce que tu appelles penser ?

- Une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner. (…) voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant. Et quand, ayant tranché, que ce soit avec une certaine lenteur ou en piquant au but, elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous posons que c’est là son opinion. »

(Platon, Théétète, 189e-190a, traduit par Michel Narcy)


La pensée est l'imagination de la parole.

Penser, c'est explorer par l'imagination tout ce qu'on peut faire avec la parole.

De même qu'on peut former les autres et être formé par eux avec la parole, on peut se former soi-même avec la pensée.

Nous nous construisons par la parole et la pensée, mais on peut aussi dire que c'est la parole qui nous construit.