L’Encyclopédie/1re édition/AMITIÉ

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 361-362).
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AMITIÉ, s. f. (Morale.) L’amitié n’est autre chose que l’habitude d’entretenir avec quelqu’un un commerce honnête & agréable. L’amitié ne seroit-elle que cela ? L’amitié, dira-t-on, ne s’en tient pas à ce point : elle va au-delà de ces bornes étroites. Mais ceux qui font cette observation, ne considerent pas que deux personnes n’entretiendront point une liaison qui n’ait rien de vicieux, & qui leur procure un plaisir réciproque, sans être amies. Le commerce que nous pouvons avoir avec les hommes, regarde ou l’esprit ou le cœur : le pur commerce de l’esprit s’appelle simplement connoissance ; le commerce où le cœur s’intéresse par l’agrément qu’il en tire, est amitié. Je ne vois point de notion plus exacte & plus propre à développer tout ce qu’est en soi l’amitié, & même toutes ses propriétés.

Elle est par-là distinguée de la charité, qui est une disposition à faire du bien à tous : l’amitié n’est dûe qu’à ceux avec qui l’on est actuellement en commerce ; le genre humain pris en général, est trop étendu, pour qu’il soit en état d’avoir commerce avec chacun de nous, ou que chacun de nous l’ait avec lui. L’amitié suppose la charité, au moins la charité naturelle : mais elle ajoûte une habitude de liaison particuliere, qui fait entre deux personnes un agrément de commerce mutuel.

C’est l’insuffisance de notre être qui fait naître l’amitié, & c’est l’insuffisance de l’amitié même qui la détruit. Est-on seul, on sent sa misere ; on sent qu’on a besoin d’appui ; on cherche un fauteur de ses goûts, un compagnon de ses plaisirs & de ses peines ; on veut un homme dont on puisse occuper le cœur & la pensée : alors l’amitié paroît être ce qu’il y a de plus doux au monde ? A-t-on ce qu’on a souhaité, on change de sentiment ?

Lorsqu’on entrevoit de loin quelque bien, il fixe d’abord les desirs ; lorsqu’on l’atteint, on en sent le néant. Notre ame dont il arrêtoit la vûe dans l’éloignement, ne sauroit plus s’y reposer, quand elle voit au-delà : ainsi l’amitié, qui de loin bornoit toutes nos prétensions, cesse de les borner de près ; elle ne remplit pas le vuide qu’elle avoit promis de remplir ; elle nous laisse des besoins qui nous distrayent & nous portent vers d’autres biens ; alors on se néglige, on devient difficile, on exige bientôt comme un tribut les complaisances qu’on avoit d’abord reçûes comme un don. C’est le caractere des hommes de s’approprier peu à peu jusqu’aux graces qu’on leur fait ; une longue possession accoûtume naturellement à regarder comme siennes les choses qu’on tient d’autrui : l’habitude persuade qu’on a un droit naturel sur la volonté des amis ; on voudroit s’en former un titre pour les gouverner : lorsque ces prétensions sont réciproques, comme il arrive souvent, l’amour propre s’irrite, crie des deux côtés, & produit de l’aigreur, des froideurs, des explications ameres, & la rupture.

On se trouve aussi quelquefois des défauts qu’on s’étoit cachés ; où l’on tombe dans des passions qui dégoûtent de l’amitié, comme les maladies violentes dégoûtent des plus doux plaisirs. Aussi les hommes extrèmes, capables de donner les plus fortes preuves de dévouement, ne sont pas les plus capables d’une constante amitié : on ne la trouve nulle part si vive & si solide, que dans les esprits timides & sérieux, dont l’ame modérée connoît la vertu ; le sentiment doux & paisible de l’amitié soulage leur cœur, détend leur esprit, l’élargit, les rend plus confians & plus vifs, se mêle à leurs amusemens, à leurs affaires, & à leurs plaisirs mystérieux : c’est l’ame de toute leur vie.

Les jeunes gens neufs à tout, sont très-sensibles à l’amitié : mais la vivacité de leurs passions les distrait & les rend volages. La sensibilité & la confiance sont usées dans les vieillards : mais le besoin les rapproche, & la raison est leur lien. Les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement.

Les devoirs de l’amitié s’étendent plus loin qu’on ne croit : on doit à l’amitié à proportion de son degré & de son caractere ; ce qui fait autant de degrés & de caracteres différens de devoirs. Réflexion importante, pour arrêter le sentiment injuste de ceux qui se plaignent d’avoir été abandonnés, mal servis, ou peu considerés par leurs amis. Un ami avec qui l’on n’aura eû d’autre engagement que de simples amusemens de Littérature, trouve étrange qu’on n’expose pas son crédit pour lui ; l’amitié n’étoit point d’un caractere qui exigeât cette démarche. Un ami que l’on aura cultivé pour la douceur & l’agrément de son entretien, exige de vous un service qui intéresseroit votre fortune ; l’amitié n’étoit point d’un degré à mériter un tel sacrifice.

Un ami homme de bon conseil, & qui vous en a donné effectivement d’utiles, se formalise que vous ne l’ayez point consulté en une occasion particuliere ; il a tort : cette occasion demandoit une confidence qui ne se fait qu’à des amis de famille & de parenté : ils doivent être les seuls instruits de certaines particularités qu’il ne convient pas toûjours de communiquer à d’autres amis, fussent-ils des plus intimes. La juste mesure de ce que des amis doivent exiger, se diversifie par une infinité de circonstances, & selon la diversité des degrés & des caracteres d’amitié. En général, pour ménager avec soin ce qui doit contribuer à la satisfaction mutuelle des amis, & à la douceur de leur commerce, il faut que l’un dans son besoin attende ou exige toûjours moins que plus de son ami, & que l’autre selon ses facultés donne toûjours à son ami plus que moins.

Par les réflexions que nous venons d’exposer, on éclaircira au sujet de l’amitié, une maxime importante ; savoir, que l’amitié doit entre les amis, trouver de l’égalité ou l’y mettre ; amicitia aut pares invenit, aut facit. Un Monarque ne peut-il donc avoir des amis ? faut-il que pour les avoir, il les cherche en d’autres Monarques, ou qu’il donne à ses autres amis un caractere qui aille de pair avec le pouvoir souverain ? Voici le véritable sens de la maxime recûe.

C’est que par rapport aux choses qui forment l’amitié, il doit se trouver entre les deux amis, une liberté de sentiment & de langage aussi grande, que si l’un des deux n’étoit point supérieur, ni l’autre inférieur. L’égalité doit se trouver de part & d’autre, dans la douceur du commerce de l’amitié ; cette douceur est de se proposer mutuellement ses pensées, ses goûts, ses doutes, ses difficultés ; mais toûjours dans la sphere du caractere de l’amitié qui est établi.

L’amitié ne met pas plus d’égalité que le rapport du sang ; la parenté entre des parens d’un rang fort différent, ne permet pas certaine familiarité : on sait la réponse d’un Prince à un Seigneur qui lui montroit la statue équestre d’un Héros leur ayeul commun : celui qui est dessous est le vôtre, celui qui est dessus est le mien. C’est que l’air de familiarité ne convenoit pas au respect dû au rang du Prince ; & ce sont des attentions dans l’amitié, comme dans la parenté, auxquelles il ne faut pas manquer. Voyez le Traité de la Soc. civile du P. Buffier.

* Les Anciens ont divinisé l’amitié ; mais il ne paroît pas qu’elle ait eu comme les autres Divinités, des temples & des autels de pierre, & je n’en suis pas trop fâché. Quoique le tems ne nous ait conservé aucune de ses représentations, Lilio Geraldi prétend dans son ouvrage des Dieux du Paganisme, qu’on la sculptoit sous la figure d’une jeune femme, la tête nue, vêtue d’un habit grossier, & la poitrine découverte jusqu’à l’endroit du cœur, où elle portoit la main ; embrassant de l’autre côté un ormeau sec. Cette derniere idée me paroît sublime.

* Amitié, (Comm.) c’est une espece de moiteur légere & un peu onctueuse, accompagnée de pesanteur, que les Marchands de blé reconnoissent au tact dans les grains, mais surtout dans le froment, quand il est bien conditionné. Si on ne l’a pas laissé sécher sur le grenier ; si on a eu soin de s’en défaire à tems, il est frais & onctueux, & les Marchands de blé disent qu’il a de l’amitié, ou de la main. Le grain verd est humide & mou ; le bon grain est lourd, ferme, onctueux & doux ; le vieux grain est dur ; sec, & léger.