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Pour lire Platon/Faut-il contrôler l'art ?

Un livre de Wikilivres.

La réponse que nous proposons n'entrera pas dans le détail de la conception de la réalité qui fonde la pensée de Platon sur l'art. Nous partirons en effet de considérations plus empiriques sur la production et les effets de l'œuvre d'art, de manière à faire comprendre ce que dit Platon à ce sujet, tout en évitant pour le moment des considérations métaphysiques que nous ne pourrions exposer sans quelques mises au point philosophiques assez longues et difficiles.

Dans La République, Platon donne une très large place à l'examen du rôle que doit être celui du théâtre dans la cité juste. Cet examen est parallèle à l'institution de la philosophie comme principe et comme fin de la cité. Cette place suffit à montrer que Platon fait de l'art, et en particulier de la tragédie, un objet philosophique à part entière. Cela conduit à se demander pourquoi Platon pose, dans un texte sur les rapports entre philosophie et politique, le problème du rôle civique de l'art, d'autant plus que ce texte est ouvertement hostile au théâtre et le présente comme une menace. Si cette hostilité de Platon se manifeste au cours de réflexions portant sur les institutions de la cité, c'est donc que l'art comporte à ses yeux un risque politique. Quelle est donc cette menace ?

Pour comprendre cette inquiétude, qui peut nous paraître étrange, commençons par examiner ce que dit Platon à propos de la tragédie et des poètes en général.

Réponse (en cours)

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La tragédie est une forme de discours fictif qui met en scène, en les imitant, des dieux et des héros. Elle transmet de cette manière des récits mythologiques traditionnels. Cette caractérisation simple suppose plusieurs choses. En premier lieu, elle suppose une capacité du poète à produire un discours, capacité dont on peut penser à première vue qu'elle est une technique. Ensuite, elle suppose la représentation, c'est-à-dire l'imitation, de réalités et de personnages absents ou inconnus (dieux et héros). Enfin, puisqu'elle est un discours et que ce discours a un objet, la tragédie peut être un discours vrai ou un discours faux.

Il résulte de ces remarques que la tragédie, ou toute autre forme de production poétique, est un moyen de transmettre un savoir à un public : le tragédien possède en effet une connaissance sur les dieux et les héros et ses œuvres en assurent la publicité. On a donc là deux choses que l'on peut examiner séparément : d'une part, la production savante d'une œuvre, d'autre part, la réception, ou l'usage du produit.

En grec, la poésie désigne toute forme de production. Lorsque s'y ajoute la connaissance, on parle de technique : la technique suppose en effet la connaissance de son objet et la maîtrise de ses effets. Elle se définit donc comme une disposition à produire rendue possible par un savoir. Le poète serait, selon cette définition, un technicien, car il met en œuvre un savoir. Mais cette connaissance, Platon la refuse aux poètes, et il leur refuse donc également le statut de techniciens. Si les poètes ne sont pas des techniciens, c'est parce que la représentation des dieux et des héros qu'ils produisent est fausse.

Le second point considère que l'art agit comme un modèle pour les âmes et a donc une puissance de formation du caractère. La conséquence directe de cette thèse est que si l'on représente par l'art des choses fausses, on introduit dans l'esprit des jugements faux, et si l'on représente par l'art des comportements immoraux, cela introduit dans l'âme des principes d'actions mauvais. L'artiste ne saurait donc être seulement considéré comme quelqu'un qui possède une technique : une telle caractérisation néglige en effet la puissance propre de l'art sur l'âme. Parce que la vérité ou la fausseté, le bien ou le mal, de ce que l'artiste représente a de lourdes conséquences morales et politiques, ce sera donc, pour Platon, aux philosophes, ou aux dirigeants de la cité, de déterminer un contenu autorisé des œuvres d'art.

Pour aller plus loin

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La réponse de Platon à cette question fait partie des aspects de sa philosophie qui suscitent le plus de réactions négatives, car Platon répond sans ambiguïté que les poètes doivent être censurés. Cette réponse de Platon est pourtant un bon exemple qu'il n'est pas très fructueux en philosophie d'ignorer les raisons d'une thèse au motif qu'elle nous déplaît. La censure des poètes est en effet fondée sur une théorie de l'art qui n'a eu que peu d'échos dans l'histoire de la philosophie (à l'exception de Rousseau par exemple), et qui a retrouvé une grande actualité au cours du XXeme siècle avec le développement des médias et la place de plus en plus grande de l'image et de la publicité ainsi que de la propagande.

On voit que cette censure, sévèrement critiquée par les modernes, repose sur une théorie esthétique qui n'est pas très différente de celle que l'on invoque aujourd'hui dans la censure des œuvres cinématographiques et télévisées et dans les polémiques récurrentes (qu'elles soient justifiées ou non) sur la violence des images et des jeux vidéos. À l'époque de Platon, ce qui peut correspondre à nos médias, ce sont par exemple les représentations mythologiques qui montrent les dieux commettre des crimes. Les instances de contrôle des médias remplacent pour nous l'autorité des philosophes, et nous croyons comme Platon aux vertus éducatrices de l'art, ou au moins de l'image, puisque l'un des rôles de ce contrôle est de protéger les mineurs. En revanche, nous sommes moins portés que lui à étendre ce contrôle aux adultes, qui sont considérés comme libres de leurs choix.

Nous pouvons considérer, bien sûr, que, puisque nous sommes plus libéraux que Platon (et donc moins autoritariste que lui), on peut s'en tenir là, c'est-à-dire que son opinion liberticide sur l'art ne nous concerne pas. Ce n'est pas l'objet de ce livre de discuter des théories politiques contemporaines par rapport à celle de Platon ; il entre au contraire dans le but de ce livre de se demander si Platon ne nous pose pas une question pertinente lorsqu'il s'interroge sur la place de l'art dans une pensée politique qui vise la justice, parce que, peut-être, même si la censure platonicienne de l'art rappelle les régimes totalitaires, il pourrait se faire que Platon pose là un problème qui nous a échappé. Aussi, si nous considérons avec Platon que 1) l'art a une influence éducatrice et 2) que le faux et le mal sont nuisibles pour les conduites humaines et donc pour la vie politique, alors il est difficile de faire l'impasse sur la pensée de Platon sur l'art, malgré les conséquences qu'il croit pouvoir en tirer.

Lecture conseillée : La République