Aller au contenu

Conclusion : les pompiers-pyromanes ?

Un livre de Wikilivres.

J'estime ne pas avoir effectué un travail suffisant pour conclure. Mais après plusieurs mois à « patauger » dans ce sujet, je trouve que les analyses de St-Amant sont les plus riches et les plus imagées[1]. Certes, le propos est très vert, probablement un peu forcé, mais c'est la meilleure base que j'ai trouvée pour tenter une analyse idéologico-politique de la question, alors je vous livre cela en vrac.

« L’attention étant focalisée sur un « spectre de risques toujours en présence », on estime donc obligatoire pour toutes les femmes de donner naissance à l’hôpital (Freeze, 2008, p. 204), même les femmes dont les grossesses sont considérées à « bas risque ». En fait, cette exigence masque surtout ce que Paul Cesbron nomme le rôle d’instrument d’encadrement sanitaire et socioculturel de la grossesse et de la naissance joué par l’hôpital (bien que le rôle coercitif de l’hôpital et de la clinique ne soit pas un concept nouveau, et que tout ordre social « ne peut se dispenser d’un ordre sanitaire » [Cesbron, ici lecteur de Foucault]) et de « maintien sous une forme nouvelle de la vieille culture d’oppression des femmes […] au cœur même de ce qui la “justifie” : le contrôle de leur fécondité » (dans Cesbron et Knibiehler, 2004, p. 113 et 123). Notons au passage que le postulat sur le degré de risque d’une grossesse est nécessairement posé, c’est-à-dire que, de nos jours, toute femme enceinte voit automatiquement sa grossesse quantifiée – étiquetée – selon le risque statistique qu’elle présente (à « bas risque » ou « GARE » : grossesse à risque élevé); ainsi l’événement de l’enfantement est d’emblée situé à l’intérieur du paradigme du risque et déterminé par lui. De surcroît, comme l’a fait remarquer la sociologue Béatrice Jacques (2007), la catégorie du risque élevé n’a jamais cessé d’enfler pour empiéter sur le bas risque, la frontière de l’une à l’autre étant parfaitement floue. Enfin, l’attribution de l’étiquette « à risque » a fini par prendre le sens de « valeur ajoutée », d’« importance accrue accordée au statut d’une grossesse », voire de « bébé précieux », ce phénomène constituant un nouveau problème de bioéthique (Plante, 2009) : par exemple, les bébés de stars ou issus de traitement de fertilité naîtront plus souvent que les autres – à risque obstétrical égal – par césarienne

La célèbre boutade du professeur G. Malinas, obstétricien-gynécologue, a très bien rendu le sens de l’autoprédictivité qui sous-tend l’approche obstétricale de l’enfantement : « L’obstétrique traditionnelle consiste à surveiller un phénomène physiologique en se tenant prêt à intervenir à tous les instants. L’obstétrique moderne consiste à perturber ledit phénomène de telle sorte que l’intervention devienne indispensable à l’heure exacte où le personnel est disponible. C’est beaucoup plus difficile. (G. Malinas, 1994[2]). Certains ont également forgé l’expression d’« obstétrique du pompier pyromane »[3].

L a doctrine Cheney de l’accouchement. À son point culminant, cette logique donnera lieu à la pensée de l’omniprésence du risque (et par là de sa potentialité de réalisation), une pensée en tout point assimilable à la politique antiterroriste étatsunienne : « If there’s even a 1 % chance of a terrorist act occurring, we must treat that as if it were a certainty ». Cette déclaration de l’ancien vice-président républicain Dick Cheney a été décrite par Eugene Declercq, assistant-doyen à l’enseignement doctoral de la Boston University School of Public Health, et Judy Norsigian, directrice générale des collectifs d’information sur la santé des femmes Our bodies Ourselves, comme une illustration parfaite de la philosophie contemporaine des soins de maternité : « Lorsque vous mettez en place un système qui se focalise sur les problèmes qui surviennent dans un pour cent des cas, vous minez les soins pour les 99 pour cent des femmes qui n’ont pas besoin de ces services. » (trad St-Amant) Ils évoquent à titre d’exemple un médecin qui, lors d’une réunion commanditée par les National Institutes of Health en 2006, a défendu très sérieusement les avantages d’un taux de césarienne de 100 % en rapport à l’évitement d’une pathologie dont ’incidence est de 3 cas sur 10 000 accouchements, soit un risque de 0,03 % (Declercq et Norsigian, 2007)... Autre exemple de logique à l’œuvre : W. Benson Harer Jr., président de l’ American Congress of Obstetricians and Gynecologists (ACOG) de 2001 à 2002, ardent promoteur de la « césarienne prophylactique sans raison médicale » (elective prophylactic cesarean), a tenu à la journaliste Jennifer Block un argumentaire s’appuyant sur le raisonnement fallacieux du type « argument d’ignorance » (Argumentum ad Ignorentiam) pour justifier sa position, sophisme par lequel on prétend que s’il n’y a pas de preuve de la fausseté d’une prémisse, celle-ci est donc vraie par défaut : « There’s no evidence to refute the statement that the safest way for the baby to by born is by the elective cesarean section at 39 weeks. » Pour Harer, la césarienne est rien de moins qu’une procédure d’« amélioration » ou « optimisation de la vie » (life-enhancing), ajoutant que la naissance « est le plus dangereux voyage que chacun-e de nous ne fera jamais » (Block, 2007, p. 56). Certes, l’idée n’était pas nouvelle, Harer faisant sienne une profession de foi positiviste d’un éditorialiste du New England Journal of Medicine en 1985 :

« since birth is such a dangerous and traumatic process for both woman and child, the best obstetric care should perhaps come to include complete removal of the risks of “normal” labor and delivery »[4].

Aussi tôt qu’en 1921, dans les pages du tout nouveau et très positiviste American Journal of Obstetrics and Gynecology (créé en 1920) la césarienne universelle était envisagée comme l’option du futur, plus sûre pour le bébé et « indolore » pour les femmes (qui la réclamaient, apparemment, déjà) : « Normal women come to us demanding a cesarean delivery to avoid the agonies of childbirth. While none would grant this request, it is well to remember that what is a fantasy today may be a fact tomorrow. A cesarean section is the easiest way for any primiparous woman to have her baby, and it is the surest way of having a live baby. It is the only painless childbirth that occurs today »[5].

Une fois de plus, on peut observer comment l’accouchement en vient à être interprété comme un processus intrinsèquement mortifère.

Or, le déploiement de telles logiques artificieuses a un prix, économique certes, mais d’abord humain. La politique Cheney de l’accouchement, soit la césarienne à tout crin (qui connaît une augmentation stable et équivalente dans toutes les couches de la population maternelle [grossesse à risque ou non, classe sociale, ethnicité], pour toutes les tranches d’âge maternel, tous les âges gestationnels et toutes les indications médicales usuelles - Autrement dit, le seuil à partir duquel on pratique une césarienne dans un cas clinique donné, quel qu’il soit, s’est considérablement abaissé depuis 1996 pour chacun des principaux facteurs de risque médicaux et complications intrapartum des accouchements dits à « bas risque » (bébé unique, à terme, en présentation vertex) : diabète, éclampsie, hypertension gestationnelle, hypertension chronique, travail prolongé, poids fœtal estimé supérieur à 4 000 g (des indications de césarienne fréquentes mais non absolues); décollement placentaire, prolapsus du cordon, travail dystocique, détresse fœtale, placenta praevia (des indications de césarienne plus systématiques), produit ses dommages collatéraux, lesquels se traduisent notamment par un accroissement de 54 % de la mortalité maternelle aux États-Unis entre 2000 et 2005, une statistique explicable par le seul facteur de « la surutilisation [de cette] intervention utile » (Ford, Pascali-Bonaro et Declercq, c2008) (Selon une déclaration commune UNICEF-OMS-UNFPA (1997), le taux « optimal » de césariennes se situerait entre 5 et 15 %, un taux inférieur à 5 % indiquant que certaines femmes avec des complications sévères ne recevraient pas des soins adéquats, tandis que, au-delà de 15 %, on juge le recours à l’opération abusif, les effets adverses globaux dépassant alors les bénéfices attendus.)

(…) l’anglais Francis Foster, glanée dans un article de l’historien de la médecine Roy Porter (1998) et datée de 1779, me semble soulever un point fondamental, surtout considéré en regard des éléments de réflexion présentés jusqu’ici dans cette section : « Les connaissances anatomiques ne sont pas nécessaires dans 999 accouchements sur 1000, car si cela avait été le cas, les sociétés primitives se seraient éteintes il y a très longtemps ».

Depuis le début du 20e siècle s’est développé en obstétrique et en anthropologie un argumentaire qui en appelle à la théorie de l’évolution pour justifier une assistance universelle aux femmes au moment de l’accouchement et l’extension de l’interventionnisme à toutes les naissances. Je voudrais à ce point-ci montrer comment cet argumentaire prend l’évolutionnisme à contresens. Cela commence avec l’américain Joseph DeLee qui, en 1920, faisait la promotion d’une méthode (« l’opération prophylactique aux forceps », qu’on étudiera au chap. suivant) destinée à remplacer l’enfantement : In fact, only a small minority of women escape damage during labor, while 4 per cent of the babies are killed and a large indeterminable number are more or less injured by the direct action of the natural process itself. So frequent are these bad effects that I have often wondered if nature did not deliberately intend women should be used up in the process of reproduction in a manner analogous to that of the salmon, which dies after spawning? Perhaps laceration, prolapse and all the evils soon to be mentioned are, in fact, natural to labor and therefore normal, in the same way as the death of the mother salmon and the death of the male bee in copulation are natural and normal. If you adopt this view I have no ground to stand on, but if you believe that a woman after delivery should be as healthy, as well, as anatomically perfect as she was before and that child should be undamaged, then you will have to agree with me that labor is pathogenic because experience has proved such ideal results are excessively rare. (DeLee, 1920) »

Toujours chez St Amant (2013)[1] (pp. 219-220) :

L’effet toboggan : le scénario de l’induction-stimulation hormonale Que les femmes enceintes réclament l’induction ou qu’on la programme en fonction de la DPA et de l’agenda des soignants-es, il demeure qu’il s’agit d’une procédure médicale lourde, et ce en quoi cela consiste exactement n’est pas toujours explicité. L’induction hormonale suppose obligatoirement un protocole, donc une série d’interventions qui souvent en entraînent d’autres : le monitorage fœtal continu est prescrit pour apprécier la tolérance du bébé aux contractions provoquées. Avant de consentir à l’induction ou de la choisir, la femme devrait être informée que les sangles du moniteur et l’intraveineuse entraveront sa mobilité, réduisant ainsi beaucoup la possibilité pour elle d’user de moyens pour faire face aux contractions (bain chaud, marche, balancement). La péridurale s’impose ensuite souventen raison de l’intensité du travail chimiquement induit, reconnu plus douloureux; en retour l’anesthésie péridurale immobilise définitivement la parturiente, oblige à une surveillance étroite des signes vitaux de la mère (fièvre et hypertension peuvent en résulter, signes de complications) et du bébé (crainte d’infection), ainsi qu’à des touchers vaginaux fréquents pour apprécier la dilatation et déterminer le moment où des efforts expulsifs doivent être entrepris, puisque la future mère ne sent pas le bas de son corps; de plus, l’anesthésie ralentit ou interrompt le travail, ce qui a pour résultat que la dose d’ocytocine doit être graduellement augmentée pour redémarrer et amplifier les contractions; enfin, l’intensité des contractions ainsi générées est fréquemment associée à une détresse fœtale suspectée, ce qui se solde par une augmentation des extractions instrumentales (forceps, ventouse) ou à une indication de césarienne dite « d’urgence ». Cet enchaînement a été appelé « spirale interventionniste », et décrit par l’auteure et consultante périnatale Sophie Gamelin-Lavois, (cofondatrice de l’AFAR) comme l’« effet toboggan » (2005, 2006b). Rachel Reed, sage-femme australienne et docteure, met en garde : Une chose est sûre : choisir l’induction altèrera totalement votre expérience d’accouchement et la nature des options dont vous disposerez. [...] Un accouchement induit n’est pas un accouchement physiologique et nécessite un monitorage (examens vaginaux) et l’imposition de délais. [...] Cela convient à beaucoup de femmes, mais j’en rencontre beaucoup trop qui ne sont pas préparées au degré d’intervention que requiert l’induction. (Reed, 2010c) Il est essentiel de retenir ici cette donne que la nature de l’expérience à laquelle les femmes ont accès est radicalement différente lorsque des hormones de synthèse entrent en jeu. À partir du moment où l’on est en pleine connaissance de cause, où l’on détient une information loyale et la plus complète possible, il n’y a aucun problème, et encore moins un mal, à choisir l’expérience du déclenchement. Lorsque des études randomisées sont effectuées pour comparer les résultats entre, pour rester dans cet exemple, une approche attentiste relativement à la DPA et une politique de déclenchement systématique, le facteur satisfaction des femmes demeure un paramètre invisible des travaux.

Je ne me risquerais pas à conclure ici avec un travail aussi parcellaire. Si je devais donner mon sentiment, je dirais que naissance naturelle et naissance physiologique sont deux rameaux imbriqués, qui défendent des choses essentiellement raisonnables tant sur le plan scientifique que moral, mais qui les défendent mal, avec des arguments parfois vraiment indigents ou tirés du chapeau.

Je découvre tout fraîchement le travail d'Aurore Koechlin, La norme gynécologique (2022), et j'ai hâte de le lire.

Remerciements[modifier | modifier le wikicode]

Je remercie les personnes qui ont offert du temps, des ressources ou des critiques. Bien sûr, cela ne les rend pas responsables de mes propos ou de mes insuffisances. Par ordre alphabétique :

  • Guillaume Allègre, informaticien, pour ses conseils wiki
  • Cyrille Barrette, professeur de biologie évolutive émérite, Université Québec
  • Camille Delozanne , sage-femme
  • Sarah Duflon, association Naît-Sens
  • Irène Favier, maîtresse de conférences en recherches historiques, Université Grenoble-Alpes
  • Odile Fillod, chercheuse indépendante
  • Azure D. Grant, University of California, Berkeley
  • Elise Huchard, primatologue
  • Agatha Liévin-Bazin, vulgarisatrice en biologie
  • SaraEve Longsworth-Graham, kinésithérapeute, Université Grenoble-Alpes
  • Pierre Kerner, maître de conférences en génétique évolutive du développement, Paris
  • Nicolas Krzyzanowski, informaticien, pour ses conseils wiki
  • Marylène Pathou-Mathis, préhistorienne
  • Laura Péaud, maîtresse de conférences en géographie sociale, Université Grenoble-Alpes
  • Océane Peccoud, sage femme
  • André Sommermeyer, documentariste
  • Laurent Vercueil, neurologue

Bibliographie annexe[modifier | modifier le wikicode]

Documentaires[modifier | modifier le wikicode]

Dans l'ordre chronologique de parution :

All My Babies: A Midwife’s Own Story, de George C. Stoney (1952)

Naissance : méthode psychoprophylactique d’accouchement, de Pierre Vellay (1957), 34 mn. Ici : https://www.youtube.com/watch?v=v3nOfR9pB-Q

Tu n'enfanteras plus dans la douleur, de Max Ploquin (1961)

Julien. Maternité des Lilas, de Gilles Nadeau et Marie-Noël De Rio (1969)

Naissance, d'André Sommermeyer (1977)

Mardi femme santé : accoucher autrement, documentaire à la maternité des Lilas (1978)

Regarde elle a les yeux grands ouverts, de Yann le Masson (1980)

Naître enchantée, de Magali Dieux (2005)

Le Premier Cri, de Gilles de Maistre (2007). Stéphanie St-Amant indique dans son travail de 2013 :

« le 11 avril 2009 à Sherbrooke, dans le cadre d’une projection du documentaire Le Premier Cri (de Maistre, 2007) construit autour de dix naissances dans dix cultures différentes aux quatre coins du monde, l’une des protagonistes du film, Vanessa, une Québécoise ayant accouché de son premier bébé sans assistance médicale dans un écovillage au Maine, racontait comment la naissance a été scénarisée pour les besoins du film, alors que la réalisation a fortement dramatisé l’épisode de la rétention placentaire, accentuant ainsi l’aspect « risqué » de cette naissance hors cadre.

Birth Day, de Naoli Vinaver (2008)

The Business of Being Born, d'Abby Epstein (2008)

Pregnant in America, de Steve Buonaugurio (2008)

Birth Day, de Naoli Vinaver (2008)

Orgasmic birth, The best kept secret – Organic birth, Birth is natural, de Debra Pascali-Bonaro (2009). Sa grande popularité a même impulsé la production d’un second opus, sous la forme d’un documentaire en quatre parties.

Vivre Naturellement et Paisiblement la naissance, de Claire et Christophe (2009)

Birth as We Know It, d'Elena Tonetti-Vladimirova (2009)

The Big Stretch, d'Alieta Belle and Jenny Blyth (2010)

More Business of Being Born, d'Abby Epstein (2011)

Fait Maison, de Katell Chantreau et Fabrice Véronneau (2011)

La naissance, une révolution, de Franck Cuvelier (2011)

Entre leurs mains, de Céline Darmayan (2012)

Paye (pas) ton gynéco, de Nina Faure (2018)

Tu enfanteras dans la douleur, d'Ovidie (2019)

Faut pas pousser, de Nina Narre (2021)

Tu enfanteras dans la douceur, d'Audrey Gloaguen (2021)

À la vie, d'Aude Pépin (2021)

Films[modifier | modifier le wikicode]

Le cas du (2017) Dr Laurent, de Jean-Paul Le Chanois (1957)

Il momento più bello, de Luciano Emmer (1957)

  1. 1,0 et 1,1 St-Amant, 2013.
  2. dans Le Dauphiné libéré, 8 mai 1994 ; cité notamment dans Gamelin-Lavois (2005), p. 7.
  3. CIANE, « Communiqué de presse : Étude INSERM : l’ocytocine pendant l’accouchement est un facteur de risque indépendant d’hémorragie grave », Ciane.net, 7 févr. 2012 (en ligne : <http://ciane.net/blog/2012/02/inserm-ocytocine-facteur-d-hpp-graves/>, consulté le 12 avril 2012).
  4. tiré de Davis-Floyd, 1992, p. 54.
  5. O. Paul Humpstone, « Cesarean section versus spontaneous delivery », American Journal of Obstetrics and Gynecology, no 1 (juin 1921); cité dans Nancy Schrom Dye, « The Medicalization of Birth », in The American Way of Birth, sous la dir. de Pamela Eakins (Philadelphie : Temple University Press, 1986, p. 34); tiré de Martin (2010), p. 132.