Philosophie/Théorie de la connaissance/Le Problème de Gettier

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Le Problème de Gettier est un problème exposé par le philosophe Edmund Gettier dans un article de 1963, « Une croyance vraie et justifiée est-elle une connaissance ? » ("Is Justified True Belief Knowledge?").

Gettier propose dans cet article des contre-exemples à la thèse traditionnelle que nous avons vue dans le chapitre précédent, thèse selon laquelle les conditions d'une croyance vraie et justifiée sont nécessaires et suffisantes pour que cette croyance soit une connaissance.

L'Importance d'être Constant[modifier | modifier le wikicode]

Avant d'en venir au problème de Gettier proprement dit, voici deux exemples qui serviront à fournir un premier aperçu intuitif.

Dans la pièce de théâtre d'Oscar Wilde, L'Importance d'être Constant, Jack ment à Gwendolen en lui disant s'appeler Constant. Or, ce que Jack ignore lui-même, c'est que son vrai prénom est Constant. Peut-on dire que Gwendolen, croyant que Jack s'appelle Constant, le savait ?

Nous pouvons dire que Gwendolen avait raison de le croire puisque c'est Jack qui le lui avait dit, et c'est une manière assez courante et fiable d'apprendre le prénom de quelqu'un ; il n'y a là rien d'irrationnel. En outre, il se trouve que c'est vrai. Cependant, Jack lui a menti, mais lui a dit la vérité sans le savoir. De ce fait, la connaissance de Gwendolen est une pure coïncidence. Dans ces conditions, savait-elle vraiment que le prénom de Jack est Constant ?

Bertrand Russell évoque le cas suivant : une horloge s'est arrêtée, et, 24 heures plus tard, je la regarde, ignorant qu'elle ne fonctionne plus, pour connaître l'heure. L'horloge m'indique l'heure qu'il est effectivement, puisque je la regarde exactement 24 heures après qu'elle se soit arrêtée. Pourtant, c'est une pure coïncidence. Est-ce que je sais vraiment l'heure qu'il est ?

Voilà pour une première approche du problème qui soulève la question de savoir si une croyance raisonnable à propos d'un fait vrai est bien une connaissance. Venons-en maintenant à une analyse plus détaillée de cette conception de la connaissance comme croyance vraie et justifiée.

La connaissance comme croyance vraie et justifiée[modifier | modifier le wikicode]

Pour plus de détails voir : Une définition traditionnelle de la connaissance.

Selon cette définition, avoir une connaissance de quelque chose veut dire que ce quelque chose est vrai, que l'on croit que c'est vrai et que cette croyance est justifiée. Par conséquent, connaître, c'est avoir une croyance vraie et justifiée.

Prenons, pour illustrer et comprendre cette thèse, la proposition :

La Terre est ronde.

Si cette proposition est vraie, si je crois qu'elle est vraie et si j'ai de bonnes raisons de le croire (par exemple, il y a des hommes qui en ont fait le tour, j'ai vu des photos satellites, etc.), alors je sais que la Terre est ronde.

Gettier a proposé de cette thèse une présentation formelle, c'est-à-dire une présentation où les variables sont remplacées par des lettres, ce qui permet de mieux mettre en évidence le caractère général de la thèse. En remplaçant le sujet par la lettre S (pour dire que l'on parle de n'importe quel sujet qui peut croire et savoir), et l'énoncé qui est cru par la lettre p (pour dire que l'on parle de n'importe quel énoncé pouvant être vrai ou faux), Gettier écrit :

S sait que p, si et seulement si :

  1. p est vrai ;
  2. S croit que p ;
  3. S est justifié à croire que p.

Ces trois points sont, pris ensemble, des conditions nécessaires et suffisantes. Nécessaires, parce que l'on ne peut pas s'en passer pour qu'une croyance soit une connaissance, suffisantes parce que ces conditions conduisent à elles seules à tenir une croyance pour une connaissance : il n'y a besoin de rien d'autre que ces conditions.

Cette conception de la connaissance est partagée, selon Gettier, par Ayer et Roderick Chisholm, et peut-être par Platon. Sur ce dernier point, nous ne pouvons suivre Gettier, car Platon rejette explicitement cette conception dans le Théétète. Mais cette considération historique n'a aucune importance pour la compréhension du propos de Gettier.

Les trois conditions sont nécessaires, parce que si l'une d'elles n'est pas remplie, on ne peut pas parler de connaissance. Cela est évident pour le premier point, car il est contradictoire de dire que « savoir que P » est une connaissance, alors que P est faux. Par exemple, si je crois que la Terre est plate et que la Terre n'est pas plate, ce que je crois n'est pas un savoir, mais une erreur. Donc, si je crois que P est vrai et si P est faux, alors je ne sais pas que P.

La deuxième condition présente la même évidence. Si « la Terre est ronde » est une proposition vraie, mais que je ne crois pas que cette proposition soit vraie, je n'ai pas une connaissance, mais je suis ou bien dans l'erreur, ou bien dans l'ignorance, ou encore je ne veux pas me prononcer en n'adhérant pas à la proposition.

La troisième condition est plus subtile. Si « la Terre est ronde » est une proposition vraie, et si je crois que cette proposition est vraie, je peux ne pas être justifié à le croire, car je peux croire que la Terre est ronde pour de mauvaises raisons. Par exemple, je crois que la Terre est ronde parce que je crois que c'est ainsi que le Grand Bélier Primordial l'a créée. Mais s'il l'avait créée autrement, je n'aurais pas cru que la Terre est ronde, quand bien même il est vrai qu'elle le soit. Autrement dit, si mes raisons de croire sont inappropriées ou fausses, elles ne me permettent pas d'expliquer ma croyance, qui est donc arbitraire et dont la vérité relève de la coïncidence, même si la proposition à laquelle je crois est vraie.

Pour que ma croyance soit justifiée, je dois donc pouvoir expliquer pourquoi elle est vraie et non pas la tenir de la rumeur, de traditions ou de ouï-dires, ce qui suppose de recourir à d'autres croyances, provenant par exemple d'une expérience directe ou indirecte (p. ex. je crois que je suis né à tel endroit), ou encore à d'autres croyances vraies et justifiées tel qu'un système de propositions vraies (autrement dit une théorie scientifique), dont ma croyance peut être déduite à bon droit ou qui explique le bien-fondé de ma croyance.

Contre-exemples[modifier | modifier le wikicode]

Ce que Gettier remet en cause, c'est que ces trois conditions soient suffisantes. Qu'elles soient suffisantes signifie que le fait qu'elles soient remplies conduit obligatoirement à considérer que ma croyance vraie et justifiée est une connaissance et qu'il n'y a pas besoin d'autres conditions. Donc, si les trois conditions énoncées dans la section précédente sont remplies, une croyance, dès lors qu'elle est vraie et justifiée, est une connaissance.

Voyons maintenant l'insuffisance de ces conditions avec le premier contre-exemple proposé par Gettier :

Smith et Jones sont tous les deux candidats à un certain emploi. Smith a de bonnes raisons de croire que 1) Jones est celui qui sera embauché car le directeur de l'entreprise le lui a dit, et 2) Jones a dix pièces dans sa poche car il les a comptées. Smith peut donc en déduire que :

3) Celui qui sera embauché a dix pièces dans sa poche.

Mais supposons que :

Smith est finalement embauché ;
Smith a aussi, mais sans le savoir, dix pièces dans sa poche.

Il est alors toujours vrai que

Celui qui sera embauché a dix pièces dans sa poche.

Dans cet exemple, la proposition 3 est vraie, Smith croit qu'elle est vraie et a de bonnes raisons (par 1 et 2) de la croire vraie ; cependant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition 3 est vraie.

Maintenant, revenons à nos deux exemples de la première section, et appliquons-leur la formalisation de Gettier pour voir si ces exemples correspondent bien à la conception de la connaissance comme croyance vraie et justifiée :

Gwendolen sait que le prénom de Jack est Constant, si et seulement si :

  1. Il est vrai que le prénom de Jack est Constant,
  2. Gwendolen croit qu'il est vrai que le prénom de Jack est Constant, et
  3. Gwendolen est justifiée à croire que le prénom de Jack est Constant, car Jack le lui a dit.

Je sais l'heure qu'il est (admettons qu'il soit 14 heures), si et seulement si :

  1. Il est vrai qu'il est 14 heures,
  2. Je crois qu'il est vrai qu'il est 14 heures, et
  3. Je suis justifié à croire qu'il est 14 heures, car il est raisonnable de regarder une horloge pour connaître l'heure.

On voit que les deux exemples correspondent parfaitement à cette conception de la connaissance. Pourtant, comme pour le cas de Smith, on voit que ni la croyance de Gwendolen, ni ma croyance de l'heure qu'il est ne sont des connaissances.

À la suite de la publication de l'article de Gettier, il est apparu qu'il existe de nombreux cas de problème de Gettier, soit que ces cas puissent être inventés par des philosophes (et dans ce cas, il faut avouer qu'ils sont parfois quelque peu tirés par les cheveux, même s'ils sont tout à fait possibles), soit qu'ils soient susceptibles de se présenter de manière parfaitement vraisemblable dans la vie quotidienne, comme l'exemple de l'horloge. En fait, il n'est pas difficile d'inventer ce genre de problèmes, et l'on pourrait en produire une liste très longue, qui serait ici bien trop exhaustive.

Bilan[modifier | modifier le wikicode]

Le problème de Gettier réfute la conception classique de la connaissance et les problèmes qu'il soulève ont engendré une abondante littérature.

La leçon que l'on peut en tirer est que cette conception de la connaissance n'est pas suffisante, et cette insuffisance est relative à la justification de nos croyances. Que faire de cette condition ? Faut-il la réviser — et dans ce cas, de quelle manière ? — ou doit-on ajouter une nouvelle condition afin de rendre l'ensemble des conditions véritablement suffisantes ?

Exercices[modifier | modifier le wikicode]

  • Dans ce chapitre, qu'est-ce que nous tenons pour vrai ?
  1. un savoir ?
  2. des propositions ?
  3. des croyances ?
  • Une croyance vraie et justifiée peut-elle être fausse ?
  • À quelles conditions sommes-nous justifiés à tenir une croyance pour vraie ?
  • Peut-on définir la connaissance comme croyance vraie et supprimer ainsi la troisième condition (la justification) ?

Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]

  • Edmund L. Gettier, "Is Justified True Belief Knowledge?" Analysis, Vol. 23, pp. 121-23, 1963
  • « Une croyance vraie et justifiée est-elle une connaissance ? », trad. fr. in Dutant & Engel (éds), Philosophie de la connaissance, Vrin, Paris, 2005

Ressources[modifier | modifier le wikicode]

Texte de Gettier[modifier | modifier le wikicode]

Exposés[modifier | modifier le wikicode]

Le problème de Gettier a été exposé un nombre incalculable de fois. Citons :

  • Steup, Matthias, An Introduction to Contemporary Epistemology, 1996

Articles[modifier | modifier le wikicode]