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Philosophie/Théorie de la connaissance/Une définition traditionnelle

Un livre de Wikilivres.

Dans ce chapitre, nous commencerons par distinguer différentes sortes de connaissance ; nous verrons ensuite que la connaissance propositionnelle est la forme de connaissance essentielle en théorie de la connaissance, et nous expliquerons chacun des points de la définition traditionnelle de cette sorte de connaissance.

Trois formes de connaissance

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Toutes les formes de connaissance ne font pas également l'objet de l'attention des philosophes. En suivant des auteurs comme Steup et Lehrer, nous distinguerons trois sortes de connaissance considérées comme les plus importantes, et nous verrons ensuite quelle sorte de connaissance est le plus souvent étudiée.

On peut les exprimer par ces trois phrases :

  • Jean connaît le Président de la République.
  • Jean sait faire du vélo.
  • Jean sait que Paris est la capitale de la France.

La première phrase exprime une connaissance par « acquaintance » (ou directe), la deuxième un « savoir comment » (ou savoir faire) et la dernière une connaissance propositionnelle (« savoir que »).

Remarque : vous pouvez voir que nous utilisons tout autant le verbe « connaître » que le verbe « savoir ». Nous ne ferons pas ici de distinctions entre ces mots, et nous nous concentrerons uniquement sur les sens du mot « connaissance » : lorsque nous utilisons « savoir » ou « connaître », c'est toujours cette notion que nous avons en vue.

  • « Savoir comment » signifie avoir les compétences pour faire quelque chose : Jean sait faire du vélo, c'est une capacité, une aptitude.
  • La connaissance par « acquaintance », c'est par exemple le fait de connaître une personne par une relation directe, et non par la description que l'on m'en fait.
  • La connaissance propositionnelle est une forme d'information (Lehrer) que je possède à propos de quelque chose.

Les philosophes s'intéressent principalement à cette troisième forme de connaissance, mais, avant de l'examiner, nous allons formuler quelques remarques sur ce qui distingue ou rapproche ces différents sens.

Connaissance directe et connaissance propositionnelle

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La distinction entre ces deux formes de connaissance ne paraît pas toujours évidente. Quand on considère des réalités comme une ville et que l'on dit : « je connais Paris », on voit qu'il y a là deux sens possibles. D'un côté, je connais Paris car j'y vis ou l'ai visitée ; de l'autre, je sais que cette ville existe, où elle se trouve, etc. sans jamais y avoir été. Mais connaître Paris au premier sens, cela n'implique-t-il pas d'en avoir une connaissance propositionnelle ? Le fait d'avoir vu la tour Eiffel nous permet incontestablement de former des connaissances propositionnelles sur sa forme, ses couleurs, etc. Mais ces mêmes connaissances auraient pu nous être transmises par quelqu'un ou par un livre. En outre, je peux aussi apprendre dans un livre des connaissances que la connaissance directe ne me donne pas, comme la hauteur précise de la tour Eiffel. On voit donc que connaissance propositionnelle et connaissance directe ne s'impliquent pas toujours l'une l'autre.

Prenons encore un exemple pour mieux voir la grande différence qu'il y a entre ces deux formes de connaissance. Je peux savoir beaucoup de choses sur une personne, sans l'avoir jamais rencontrée. Je sais par exemple que Jules César est né en 100 avt. J.C., qu'il était Romain, mais je ne le connais pas personnellement. Je possède donc un grand nombre de propositions vraies sur César, mais sa connaissance directe est impossible. Dans le langage de tous les jours, nous y avons fait allusion, nous confondons parfois ces deux sens : quand nous disons que nous connaissons quelqu'un, cela peut vouloir dire que nous le fréquentons ou que nous en avons entendu parlé (par exemple, par quelqu'un d'autre ou dans des livres).

Dans le cadre de cette introduction, nous ne ferons pas une étude détaillée des relations entre ces deux genres de connaissance. Mais les éléments que nous avons exposés permettent déjà de voir toute l'importance de cette distinction. Par une connaissance directe, je vois que le soleil se meut mais pas la Terre ; par une connaissance propositionnelle, je sais que cette connaissance directe n'est en fait pas une connaissance, mais une erreur. De manière similaire, nous pensons souvent que la connaissance directe est suffisante pour nous former une idée correcte de la réalité. Notre exemple montre que ce n'est pas le cas, et c'est l'une des raisons qui expliquent pourquoi les philosophes vont surtout s'intéresser à la connaissance propositionnelle dans le cadre de la théorie de la connaissance.

Savoir comment et connaissance propositionnelle

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Il est intéressant de noter qu'il existe des cas où un « savoir comment » n'implique pas une capacité. Par exemple, je suis pianiste et je joue telle sonate pour piano de Beethoven. Mon ami violoniste, qui est un musicien talentueux mais qui n'est pas pianiste, peut me donner des conseils sur la manière de jouer cette sonate. En tant que pianiste, je sais comment jouer cette sonate : j'ai les compétences techniques pour le faire ; mon ami violoniste sais aussi comment jouer cette sonate, mais il n'a pas le même « savoir comment » que moi : il n'est pas pianiste, mais il a des connaissances propositionnelles sur la manière d'interpréter cette sonate.

Nous avons donc là deux façons de « savoir comment », et elle ne s'impliquent pas l'une autre. Un enfant qui apprend à marcher n'a aucune connaissance sur les processus physiologiques qui rendent possibles la marche.


Ces quelques remarques montrent que les différents sens du mot « connaissance » ne sont pas nécessairement exclusifs ou juxtaposés les uns à côté des autres ; certaines connaissances en impliquent d'autres, mais ce n'est pas toujours le cas. Il faut donc être très attentif quand on parle des différentes sortes de connaissance, car on peut facilement passer à côté d'une forme de connaissance ou la confondre avec une autre.

La connaissance propositionnelle

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Nous allons à présent examiner une définition de la connaissance que l'on qualifie souvent de traditionnelle et qui est un lieu commun en théorie de la connaissance[1].

Une définition traditionnelle

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Une personne sait que P si, et seulement si :

  1. elle croit que P est vrai ;
  2. P est vrai ;
  3. elle est justifiée à croire que P est vrai.

Chacun de ces points est une condition nécessaire pour qu'il y ait connaissance, c'est-à-dire que si l'une des conditions est absente, il n'y a pas de connaissance. C'est ce que nous allons montrer dans cette partie.

Ces conditions font toutes l'objet de discussions à divers degrés, mais c'est surtout la justification qui pose des problèmes particulièrement difficiles à résoudre. Malgré ces discussions, cette définition reste pour la plupart des auteurs une définition « approximativement correcte » (BonJour) de la connaissance propositionnelle.

Pour savoir que les arbres dans la cour devant chez moi sont des peupliers, je dois tout d'abord avoir la croyance que ces arbres sont des peupliers. En effet, affirmer à la fois « Je ne crois pas que ces arbres sont des peupliers » et « Je sais que ces arbres sont des peupliers » apparaît contradictoire. Ce point ne fait guère l'objet de polémique, même s'il existe des tentatives pour le mettre en défaut.

La croyance est ce que l'on appelle une attitude propositionnelle, c'est-à-dire une relation entre un sujet et une proposition. Il existe toutes sortes d'attitudes propositionnelles en plus des croyances : je peux par exemple considérer une proposition (« la Terre a des ailes »), sans y croire. Le sujet pense cette proposition (P) : il pense que P, sans croire que P soit vraie ou fausse. On peut également dire que P (je dis que la Terre a des ailes) ou désirer que P.

Or, pour une croyance, on dira qu'une personne croit que P est vraie. Pour distinguer la croyance des autres attitudes propositionnelles nous dirons donc que la croyance consiste à tenir quelque chose pour vrai. Ainsi, savoir quelque chose, c'est le tenir pour vrai.

Mais nous pouvons tenir quelque chose pour plus ou moins vrai. Le degré d'une croyance est donc un problème à considérer, en distinguant par exemple opinion, avis, sentiment que, etc. Pour BonJour, il s'agit ici de tenir pour vraie une proposition avec une certaine assurance, c'est-à-dire qu'il faut que cette croyance soit plus qu'une vague opinion, même si une certitude absolue n'est sans doute pas requise.

Mais nous ne proposerons pas ici de discussion détaillée de ces points : il nous suffit pour le moment de voir que l'on ne peut connaître sans croire.

Pour plus de détails voir : Vérité.

Comme pour la notion de croyance, nous n'allons pas nous engager dans une discussion détaillée des théories sur la nature de la vérité : elles sont nombreuses et souvent difficiles. Mais dans le cadre d'une introduction, nous allons le voir, ce ne sera pas vraiment un problème pour expliquer la deuxième condition de notre définition.

Reprenons notre exemple : je crois que les arbres dans ma cour sont des peupliers ; or, il se trouve que ces arbres ne sont pas des peupliers. Nous voyons bien, dans ce cas, que je ne sais pas que ces arbres sont des peupliers : ma croyance est fausse car elle ne correspond pas à la réalité, et une croyance fausse n'est pas une connaissance.

  • Je crois que P est vrai ;
  • P est faux ;
  • « P est vrai » n'est pas une connaissance.
  • Ma croyance que P est vrai n'est pas une connaissance.

Cet exemple anodin suppose que ma croyance est vraie quand elle correspond à un fait ou quand elle décrit une certaine réalité telle qu'elle est, et qu'elle est fausse dans le cas contraire. L'exemple suppose donc une certaine idée de la nature de la vérité(la correspondance). Bien que cette idée soit problématique, notre exemple est suffisant pour montrer que je sais quelque chose si, et seulement si, ma croyance est vraie, quelle que soit l'idée que l'on se fait de la vérité ; en effet, une croyance fausse n'est pas une connaissance.

Pour plus de détails voir : Le Problème de Gettier.

Croyance et vérité, nos deux premières conditions, ne suffisent pas à produire la connaissance. Nous emprunterons à Bertrand Russell quelques exemples pour le montrer.

Premier exemple :

« Si un journal, par une anticipation intelligente, annonce le résultat dune bataille avant qu'ait été reçu aucun télégramme donnant le résultat, il peut par chance annoncer ce qui se trouve ensuite être le résultat juste, et produire une croyance chez quelques uns de ses lecteurs les moins expérimentés. Mais bien que leur croyance soit vraie, on ne peut pas dire qu'ils aient une connaissance. »

Deuxième exemple :

« Si je sais que tous les Grecs sont des hommes et que Socrate était un homme, et que j'en infère que Socrate était un Grec, on ne peut pas dire que je sache que Socrate était un Grec, parce que, bien que mes prémisses et ma conclusion soient vraies, la conclusion ne suit pas des prémisses. »

On le voit, la manière dont sont formées les croyances vraies, dans ces deux exemples, est inappropriée. Toutes les croyances vraies ne sont donc pas des connaissances, et s'il en est ainsi c'est parce que la justification de certaines croyances vraies n'est pas appropriée. De ce fait, toutes les connaissances seront des croyances vraies justifiées d'une certaine façon. C'est notre troisième et dernière condition : je dois avoir une croyance justifiée de manière appropriée pour que cette croyance soit une connaissance.

Si j'ai une croyance et que cette croyance est vraie par chance ou hasard, comme dans nos deux exemples, ce n'est pas une connaissance : ainsi, un raisonnement faux qui conduit à une conclusion vraie, un concours de circonstance, mais aussi une conviction arbitraire, une supposition faite au hasard, un pressentiment, etc. ne sont pas des justifications appropriées. La question est de savoir ce qu'est une justification appropriée, et plusieurs réponses très discutées ont été apportées à cette question. Nous aurons l'occasion d'y revenir dans le prochain chapitre, mais nous pouvons dès à présent tenter d'éclairer un peu cette notion.

Selon BonJour, la justification dont nous avons besoin est d'ordre épistémique, c'est-à-dire relative à la connaissance. Ce que nous proposons d'examiner ici, c'est comment une justification épistémique se distingue d'autres genres de justifications. Nous pouvons justifier une croyance par des valeurs morales, par des raisons théologiques, mais ce ne sont apparemment pas là des justifications épistémiques, c'est-à-dire que ce ne sont pas des justifications appropriées pour connaître.

BonJour propose l'exemple suivant pour bien saisir la différence qu'il peut y avoir entre ces formes de justifications : un ami qui m'a aidé par le passé lorsque j'étais dans une situation difficile est accusé d'un crime horrible. Tout le monde le pense coupable. Supposons que je ne dispose personnellement d'aucun indice et que mon ami me connaisse assez pour savoir qu'un mensonge de sa part ne passerait pas inaperçu. Je suis justifié dans ce cas à le croire innocent, et c'est même pour moi une obligation morale. Pourtant, je ne sais pas s'il est ou non innocent, je suis seulement justifié moralement à le croire : mes raisons peuvent être très bonnes, elles ne sont pas épistémiques.

Ce qui distingue dès lors une justification épistémique d'une justification morale, c'est le souci de la vérité. Les justifications de croire mon ami innocent ne sont pas une bonne manière de parvenir à la vérité : si je suis dans le vrai à son sujet, ce n'est pas pour de bonnes raisons, mais par hasard. La justification épistémique est donc une attitude particulière à l'égard de certaines de nos croyances : nous voulons qu'elles décrivent correctement la réalité. Dès lors, la fonction de cette sorte de justification est d'être un instrument pour attendre notre but, qui est la vérité.

Pour terminer sur ces distinctions, on peut tenir le même raisonnement avec des croyances religieuses : une croyance religieuse fondée sur des textes et des traditions, qui se trouverait vraie, n'est pas une connaissance, parce qu'elle n'est pas épistémologiquement justifiée.

Il est important de rappeler qu'il ne s'agit ici que d'une introduction : chaque point a été formulé de manière aussi simple et courte que possible, et nous n'avons fait dans ce but que reprendre les exposés qui se trouvent dans les livres donnés en bibliographie. Si cette introduction se veut simple, il ne s'agit pas pour autant d'une simplification : les termes et arguments employés sont aussi précis que possible pour une introduction, mais ils sont insuffisants pour en discuter dans le détail.

Tous les livres de cette section ont été utilisés pour la rédaction de ce chapitre. Ce sont majoritairement des ouvrages anglophones, mais il n'est pas nécessaire d'avoir une parfaite connaissance de l'anglais pour les lire et les bien comprendre : il n'y a pas de jargon, le vocabulaire est assez restreint et le style est avant tout argumentatif.

  • BonJour, Laurence, The Structure of Empirical Knowledge, 1983
  • Chisholm, Roderick, Theory of Knowledge, 3rd edition, 1989
  • Lehrer, Keith, Theory of Knowledge, 2nd ed., 2000
  • Lemos, Noah, An Introduction to the Theory of Knowledge, 2007
  • Steup, Matthias, An Introduction to Contemporary Epistemology, 1996
  • Russell, Bertrand, Les Problèmes de la philosophie, 1912
  1. BonJour, p. 4.