Philosophie/Nietzsche/La culture moderne

Un livre de Wikilivres.

« Ce dont on ne parle pas à grands cris, cela n’existe pas : douleur, renoncement, devoir, la longue tâche et le grand dépassement – Personne n’en voit ni n’en sent rien. »

« Il est enfin devenu comme tout le monde. »

L'anti-modernisme de Nietzsche occupe une grande place dans ses écrits, et la compréhension de cet aspect important de son œuvre permettra de mieux saisir le fond de ses idées à propos du problème de la culture, de l'éducation, et des fins qu'une civilisation peut se présenter comme les plus hautes, i.e. - pour résumer ces problèmes à une seule expression, du problème de la hiérarchie.

L'opposition de Nietzsche à la modernité, à laquelle nous verrons qu'il faut apporter quelques nuances, se manifeste avec une grande virulence dans plusieurs séries de critiques touchant la démocratie (critiques comprenant Rousseau, l'héritage chrétien et l'État moderne) et la vie intellectuelle moderne (l'éducation et les buts qui lui sont assignés, et la production littéraire et scientifique).

Nous commencerons par exposer une vue d'ensemble du siècle de Nietzsche, et son évaluation de la démocratie, puis nous examinerons l'éducation moderne et ses conséquences.


Une époque calamiteuse, annonciatrice d'un grand dégoût[modifier | modifier le wikicode]

« Quelle ne sera pas la répugnance des générations futures quand elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période où ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’hommes, interprètes de l’opinion. » (Sch., § 1)

Le XIXème siècle est pour Nietzsche un siècle répugnant et barbare, qui ne semble avoir d'autre valeur que celle d'un vomitif pour les générations à venir (Généalogie de la morale) ; la culture moderne se caractérise par son allure disparate, l'eclectisme du goût, la fausse apparence des vertus chrétiennes que personne ne suit plus. Trois qualificatifs résument pour Nietzsche la modernité : la naïveté (l'idiotie morale), l'abrutissement des sens (le besoin de stupéfiants), la hâte (l'affairement, l'impossibilité de ne pas se fuire).

Ce siècle obscur et inhumain de l’histoire moderne n'est pas cependant sans laisser quelque espoir de renaissance culturelle. La question est posée par Nietzsche : un sage est-il encore possible ? Il lui semble que oui, car ce siècle ambigu et mensonger, coincé entre les anciens idéaux qui s'effondrent lentement et la barbarie intérieure d'instincts mal disciplinés, grossiers et sauvages, ce siècle est un ferment dont on ne peut dire s'il finira par s'affirmer dans toute la force de ses contradictions, ou s'il est le commencement de la fin, l'extinction de l'esprit et de la culture. Dans ce chaos, le sage doit encore être possible, et il faut découvrir les moyens qui pourraient le rendre possible ; il faut se former une image de l'homme la plus haute, la plus noble possible.

L’espoir de ceux qui se sentent étranger à ce siècle est ainsi d’autant plus grand : ils peuvent contribuer à faire revivre leur époque, alors que ceux qui vivent de leur temps et pour leur temps se tuent en tuant leur culture mensongère : ils sombreront avec et ne laisseront aucune trace de leur calamiteuse existence.

Nous sommes des barbares domestiques ; tel est le diagnostic, établi déjà par Goethe, que Nietzsche martèle à propos de la culture allemande. Tel n’est pas le cas, en revanche, de la culture française, qui possède une unité et un raffinement maladroitement immités par les Allemands.

Les critiques de Nietzsche contre la civilisation allemande ont pour nous un caractère prophétique ; en effet, nous pouvons sans difficulté reconnaître aujourd’hui la pertinence de ces critères, non plus seulement pour un pays, mais pour l’ensemble du monde moderne occidental. Nietzsche avait conscience que ces critiques ne valaient pas seulement pour l'Allemagne : le dégoût qu'il éprouvait pour quelques pays était pour ainsi dire l’avant-coureur du dégoût que l’on pourrait bien éprouver un jour devant le spectacle de l'abrutissement d’une grande partie de l’humanité :

« - je l’ai imputé aux Allemands, comme philistinisme et goût du confort : mais ce laisser-aller est européen et « bien d’aujourd’hui », pas seulement en morale et en art. »

L'idéologie démocratique[modifier | modifier le wikicode]

L'élitisme culturel de Nietzsche s'oppose nettement au développement moderne de la démocratie, parce que Nietzsche refuse catégoriquement l'idée d'une égalité entre les hommes, héritée du christianisme. Mais cette critique doit être nuancée selon les intentions de Nietzsche. Il faut en effet distinguer la critique de la démocratie en elle-même, des conséquences que Nietzsche pense pouvoir en tirer.

L'égalitarisme moderne ne peut, selon lui, permettre une haute culture de l'esprit et favorise le ressentiment des incultes en inversant la hiérarchie des valeurs culturelles, et en instituant cette inversion dans les lycées, les universités, et dans la vie publique. La démocratie, telle que Nietzsche la conçoit, est une idéologie du troupeau qui cherche la sécurité et le bien-être, une idéologie par laquelle des hommes médiocres, la majorité, s'assurent une petite gloire pour le présent, aux dépens de la supériorité intellectuelle et de son avenir, contre cette supériorité, i.e. en lui faisant la guerre, en se faisant l'ennemi de tout génie : d'où la critique nietzschéenne de l'éducation démocratique moderne, car cette éducation entrave le développement intellectuel et ne produit que des individus à demi cultivés, grossiers et barbares.

L'esprit démocratique est ainsi très complaisant envers lui-même, il se pardonne tout ; c'est un esprit curieux et futile, bariolé et sans goût, sans grande ambition avec ses « petits plaisirs pour le jour et ses petits plaisirs pour la nuit », satisfait de sa médiocrité tranquille et de son bonheur bovin :

« Malheur ! Voici le temps où l'homme ne peut plus donner le jour à une étoile qui danse. Malheur ! Voici le temps du plus méprisable des hommes, qui ne peut même plus se mépriser lui-même.
Voyez ! Je vous montre le dernier homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue)

Cette critique virulente s'accompagne toutefois d'une nuance de première importance, et il faut écarter ici une interprétation qui fait de Nietzsche un opposant absolu à tout démocratisme, comme s'il avait souhaité arrêter le mouvement de l'histoire. Bien au contraire, le nivellement de l'humanité par l'égalitarisme est inévitable ; il conçoit l'idée que l'Europe devra nécessairement s'unifier économiquement, et que l'humanité sera bientôt gérée au niveau mondial. Tout cela va dans le sens d'une homogénéisation des sociétés humaines, d'une médiocrisation marchande généralisée. Mais ce qui compte pour lui, c'est que ce nivellement recèle une nouvelle possibilité de hiérarchie. La socialisation de l'homme (le grégarisme planétaire) revient à bâtir une infrastructure d'où pourront surgir de nouvelles classes dominantes. Mais encore faut-il en prendre conscience, et ne pas prendre le moyen pour la fin. Cette remarque justifie une reflexion critique sur l'éducation en général, et en particulier, une réflexion à propos de l'éducation moderne.


L’éducation moderne[modifier | modifier le wikicode]

Le problème de l’éducation moderne est traité pour la première fois de manière détaillée et pour lui-même dans les cinq conférences données par Nietzsche à l’université de Bâle, dont on retrouve des passages dans Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits, et ce problème sera développé plus particulièrement dans la perspective de la culture dans les quatre inactuelles.

Ces réflexions se présentent sous la forme d'une violente polémique, où Nietzsche prend à partie quelques uns des aspects de la vie culturelle de l’époque, et dénonce l’état misérable des établissements d’enseignement. Cette agressivité est stratégique : Nietzsche reconnaît une puissance bénéfique au négatif, à ce qui détruit, car le philosophe ne peut créer sans détruire. On peut distinguer dans ces critiques deux finalités : d'une part, la volonté de briser le silence sur ce caractère misérable de l’éducation moderne, i.e. la volonté de se fâcher une bonne fois, de ne pas accepter cet état et de ne pas s'en faire le complice par un silence et une passivité peureuse ; d'autre part, le souhait de voir apparaître des hommes qui engageraient le combat pour la culture, en portant la polémique sur la place publique, et en engageant ainsi déjà le combat pour une éducation et une culture supérieures dont dépendant l'avenir de l'homme. Ce dernier but souligne à quel point nous sommes responsables, en tant que philosophe, de l'image de l'homme, non seulement pour aujourd'hui, mais surtout pour demain.


L'influence de Schopenhauer et d'Emerson[modifier | modifier le wikicode]

Ces premières réflexions sont de manière évidente une répétition et une réappropriation des critiques formulées par Schopenhauer ; elles s’en distinguent considérablement si l'on remarque la grande influence exercée sur Nietzsche par le style et les idées d’Emerson, style et idées qui imprègnent les Inactuelles au moins autant que la philosophie de Schopenhauer ; Emerson est partout présent dans les Inactuelles, et cela ne doit pas nous étonner si l’on se rend compte que la critique d’Emerson contre les conventions sociales, scolaires, etc. est parfois proche de Schopenhauer.

Retenons que, d'une part, Schopenhauer s’attaque à ceux qu’il considère comme des imposteurs ; ces imposteurs, selon lui, profitent d'un état politique donné pour se faire passer pour des autorités philosophiques et occuper les postes importants pour la culture, tout ceci aux services de l’Etat. Et que, d’autre part, Emerson s’attache à montrer comment l’individualité originale et neuve de la jeunesse est étouffée par les conventions, les traditions et la médiocrité des hommes. La culture moderne est ainsi un système de répression au service de puissances étrangères et hostiles à la philosophie.

Cette remarque de l'influence d'Emerson est l'occasion de soutenir que, à notre sens, Nietzsche n’a jamais partagé entièrement le pessimisme de Schopenhauer. On peut en effet se demander si Schopenhauer a eu l’influence de fond que l’on dit sur le jeune Nietzsche. C’est ce dont on peut douter, bien qu’il soit incontestable que Nietzsche reprend un grand nombre des pensées de Schopenhauer, au point que certains passages de ses premières œuvres ne soient qu’une simple reformulation des écrits de Schopenhauer. Pourtant, Nietzsche est, selon nous, bien plus marqué par Emerson dans les Inactuelles, celui des Essais (cf. « La confiance en soi » notamment.)

Enfin, dans ces critiques, nous rencontrons également – mais cette fois de manière implicite – l'influence de Platon. C’est en effet chez ce dernier philosophe que nous trouvons la première critique de l’éducation, et cette critique était, comme on sait, dirigée contre les Sophistes. Platon se donne beaucoup de mal pour établir la différence entre le sophiste et le philosophe, différence que nous retrouvons chez Schopenhauer sous la forme de l’opposition du philistin (Nietzsche n’est donc pas, contrairement à ce qu’il prétend, l’inventeur de cette expression) qui se prostitue en vendant une fausse culture et du philosophe authentique qui a le souci de vivre d'abord pour la philosophie, la pensée et la vérité.

Néanmoins cette perspective platonicienne, comme le remarque Sara Kofman dans une étude sur la notion de culture dans les Inactuelles, est reformulée par Nietzsche dans la perspective d'une pensée dont on peut qu'elle est l'ébauche de sa philosophie de la volonté de puissance ; c’est ce point décisif qui nous permet de marquer le caractère propre de la pensée de Nietzsche sur l’éducation, en montrant en quoi elle se distingue des fortes influences qu’elle a subies, et cela nous permettra également de suivre l'évolution de sa pensée jusque dans les dernières œuvres.

Mais il nous faut d’abord replacer ces premiers écrits dans un thème qui a occupé Nietzsche à cette époque, et qui s’est développé de diverses manières par la suite. Il s’agit de l’idée du philosophe en tant que médecin de la culture : c'est le philosophe médecin qui est ici à l’œuvre, et que l’on peut, jusqu’à un certain point, mettre en parallèle avec Socrate, lequel plaçait ses interlocuteurs en face de leurs contradictions pour leur bénéfice. Nietzsche veut de la même manière amener au jour les problèmes de l’éducation, afin de réformer la culture, d’en rouvrir les chemins qui sont, pour l'essentiel - c’est à cette époque la conviction de Nietzsche - les chemins de l’hellénisme. Cette conviction marquerait le caractère réactionnaire de la perspective de Nietzsche à ce moment, ainsi que le remarque Jean-Louis Backès dans la préface de sa traduction des conférences. Nous montrerons comment cette attitude réactionnaire évoluera dans les œuvres suivantes.

Pour le moment, il s’agit, pour Nietzsche, de rétablir la culture dans sa dimension naturelle, ce qui suppose, comme nous le verrons, une idée précise de ce qu’est l’éducation. Comme Socrate, il y a une sorte de volonté de faire naître la contradiction pour en purifier les âmes, par une prise de conscience radicale qui tourne le regard vers soi, vers cet intériorité dont l'homme moderne se détourne douloureusement. Car l’homme moderne est conduit à se détourner de lui-même en raison notamment d’une éducation inadaptée et mutilante, qui produit un état intérieur chaotique et désespérant qu'il dissimule honteusement, qu'il n'a pas le courage d'être. La sincérité inconditionnelle, courageuse et ne se souciant pas des conséquences, i.e. la sincérité du chevalier au regard d’airain, devrait ainsi provoquer un électrochoc salvateur, et permettre de se sortir de ce labyrinthe des valeurs modernes dont l'homme moderne ignore les moyens de se sortir.

L’objet de l’examen de Nietzsche, dans ses conférences prononcées vers 1872, ce sont les écoles où nous acquérons la culture, et les tendances qui s’y laissent deviner. Elles ont été instituées dans ce but, et c’est cet esprit originel qu’il faudrait tâcher de poursuivre, car les réformes que le système éducatif a subies ont été nuisibles. Nietzsche admet ici une sorte de mythe de fondation : les modifications qu’a subit l’école a conduit à des errances, nous éloignant de l’esprit qui l’avait fondé. La refondation de l’école devrait permettre de restituer ses intentions premières. Quelles sont ces erreurs ? Ces erreurs sont présentées comme la volonté d’actualiser l’école, de la conformer avec l’air du temps, ce qui signifie d’en faire une école de l’instant, une école du journalisme. Par là, l’école est incontestablement moderne ; alors pourquoi cette modernité est-elle néfaste, et pourquoi faudrait-il une nouvelle naissance pour en rétablir la première tendance ?

Ces questions trouvent leur réponse dans les thèses soutenues par Nietzsche à propos des tendances de la culture moderne. Cette époque est marquée par deux tendances de la culture, tendances qui déterminent les moyens d’éducation qui sont mis en place. Les moyens et les méthodes d’éducation moderne sont en effet dominés par deux tendances : d’une part, la tendance à élargir autant que possible la culture ; d’autre part, la tendance à la réduire et à l’affaiblir (Préface). L’existence de ces tendances et leur critique seront toujours soutenues par Nietzsche, depuis les conférences, jusqu’au Crépuscule des idoles.

L'extension de la culture[modifier | modifier le wikicode]

L'abandon de la souveraineté de la culture[modifier | modifier le wikicode]

Résultats de l'éducation moderne[modifier | modifier le wikicode]

Les philistins de la culture[modifier | modifier le wikicode]

La philosophie universitaire[modifier | modifier le wikicode]

« Dieu merci, je ne suis pas philosophe, mais chrétien et citoyen de mon pays ! »

Nous avons fait le tableau de la culture allemande et occidentale du XIXème, telle que Nietzsche la perçoit. Nous pouvons à présent en venir au problème central de toute pensée sur l'éducation, problème qui est l'objet de notre travail : l'éducation du philosophe. La philosophie est en effet pour Nietzsche le résultat le plus haut de l’éducation, et la question que nous posons est de savoir si le philosophe est encore possible. Nous devons dans ce but parvenir à déterminer s’il existe ou nous une éducation spécifique pour le philosophe, et si oui, quels sont les moyens, quelle image nous pouvons nous former du philosophe. Nous arrivons donc là au problème le plus élevé de toute culture, de toute éducation : le problème de l’apparition du philosophe, mais nous l'envisageons tel qu'il est traité par l'éducation moderne.

Ce problème de la survenue du philosophe est au cœur des Considérations Inactuelles ; Nietzsche traite également de manière critique de l’enseignement de la philosophie dans ses Conférences et dans la troisième Inactuelle (en particulier dans les derniers chapitres). Cette critique est, comme toute sa critique de l’éducation, une répétition des critiques de Schopenhauer. On peut, pour exposer cette critique, partir du constat de la dévaluation moderne de la philosophie, de l’état misérable dans lequel la philosophie est tombée : la philosophie moderne est tombée dans le plus grand discrédit, et ce constat est d'autant plus évident si l'on regarde du côté de la philosophie antique. La thèse générale de Nietzsche est que la philosophie universitaire entretient cet état misérable de la philosophie, et que cet état pourrait bien être le but recherché par l’Etat. Comment peut-on expliquer cet état de choses ?

Pour répondre à cette question, disons que Nietzsche, dans sa troisième Considération Inactuelle, reprend l'essentiel des critiques de Schopenhauer contre la philosophie universitaire. Or, les critiques de Schopenhauer (Contre la philosophie universitaire) se resument au constat que l'on ne peut à la fois servir l'État et la vérité. Plusieurs raisons expliquent cette impossibilité.

Tout d'abord, le métier de philosophe subordonne la philosophie aux besoins, car il faut nourrir femme et enfants, et trouver quelque contentement de soi dans la culture que l'on a acquise. Ce sont là deux besoins de la nature humaine comme le remarque Hobbes, au début du Citoyen (le besoin de se reproduire et le besoin du sentiment de puissance). Aussi la liberté accordée à l’université par l’Etat est-elle un malentendu : la réalité est que les professeurs sont des hommes qui ont besoin d'un emploi pour manger. Concrètement la situation est donc celle-ci : l’Etat permet à des hommes de vivre en faisant de la philosophie un gagne-pain.

Mais l’Etat redoute de tels hommes, et n’oserait sans doute jamais les favoriser. L’Etat craint la philosophie, et cherche en conséquence à se la concilier en rassemblant autour de lui le plus grand nombre possible de philosophes. Le nombre et l'état servile des philosophes permettent de neutraliser la philosophie, en dissimulant la puissance véritable de ce cette dernière. C’est une illusion, dans la mesure où ceux qui s’en réclament n’inspirent aucune crainte.

Une autre raison est que lorsque l'État nomme des « philosophes », il le fait pour sa puissance. Il y a un combat entre le philosophe et l’Etat ; le premier cherche la vérité, sans égard pour les conséquences ; le second veut affirmer son existence, et traite en conséquence le philosophe comme un ennemi mortel. En conséquence, celui qui se soumet à l’Etat pour être reconnu philosophe doit en premier lieu renoncer à la vérité, car il reconnaît quelque chose de plus haut que la vérité : l’Etat. Il devra donc reconnaître également des vérités formulées par l’Etat : une religion particulière, un gouvernement, un ordre social, etc. tout ce que l’Etat lui interdit d’examiner en philosophe authentique. Schopenhauer remarquait que seuls les grands philosophes peuvent garder leur dignité en étant professeur ; et encore Kant était servile vis-à-vis de l’Etat. Car le philosophe d’Etat a d’énormes obligations, et sa vue est restreinte aux intérêts de l’Etat. Nietzsche pose l’alternative suivante : un philosophe fonctionnaire ou bien a pris conscience de ces restriction et est resté fonctionnaire, et dans ce cas, ce n’est pas un ami de la vérité ; ou bien il n’en a pas pris conscience, et dans ce cas ce n’est pas un ami de la vérité. Le philosophe d’Etat n’a de philosophe que le nom.

L'influence de l’Etat ne s'arrête pas là : Nietzsche suggère une analyse des conditions de vie du philosophe fonctionnaire particulièrement originale : l'État, quand il rémunère un professeur, fixe le philosophe dans le temps et l'espace, i.e. dans toutes les dimensions de la vie empirique. Il lui assigne ainsi un lieu de vie, une compagnie déterminée, une activité précise à des horaires déterminés. Deux questions surgissent ici : un philosophe peut-il avoir quelque chose à enseigner à horaire fixe ? Ces horaires ne déterminent-ils pas une habitude de pensée extérieure à la pensée philosophique et qui lui nuit ? Les professeurs doivent s’exprimer à des horaires fixes, même s’ils n’en ont aucune envie. Ainsi, la pensée est elle contrainte de se couler dans des formalités qui lui sont extérieures ; le temps de la pensée devient le temps institué par une politique et des lois, ce qui produit une réflexion machinale et impersonnelle. Le philosophe fonctionnaire est finalement obligé de faire semblant de penser pour parvenir à remplir sa fonction d'enseignant, et il devient, même inconsciemment, un comédien de la philosophie, un histrion.

Que reste-t-il de la philosophie ? Il reste la ressource pour la philosophie d’être une simple érudition historique. L’origine de l’histoire de la philosophie comme discipline moderne ne serait-elle pas l’Etat ? La connaissance de l’histoire de la philosophie fait un bon philologue, un bon historien, mais pas un penseur ; il n’est pas nécessaire – et il n’est sans doute pas avantageux - de penser pour être professeur de philosophie. L'État a donc tout intérêt à posséder de tels philosophes.

Les philistins se sont donc emparés de la philosophie, et font de la philosophie comme ils font de l’histoire ou comme ils lisent les journaux. La philosophie universitaire est nécessairement conformiste, et elle se développe dans une corporation qui génère une perspective morale grégaire (Crép. Id.). Le complot contre la philosophie est un chef-d'œuvre de machiavélisme. Persécutions. Les philosophes formés par l’Etat, c’est-à-dire les mauvais philosophes, sont les pires ennemis du philosophe : ils satisfont leurs besoins mesquins de puissance : et plus ils se sentent puissants, plus ils sentent l'impunité de leur philistinage, plus ils perdent de leur pudeur en affichant leur barbarie de manière éhontée.

Dans cette conspiration contre la philosophie, l’influence de l’Etat prend ainsi deux aspects : L’Etat a le rôle de juge : il juge de ce qu’est un bon philosophe, et dans quelles conditions de vie il est un bon philosophe (note : retrouver l’anecdote sur le philosophe antique - avec Denys) ; et il juge du nombre de philosophes dont l’éducation a besoin. L’Etat a ainsi toute autorité en la matière.

Quelle sera l'image crée du philosophe ? Les étudiants se font à l’université une conception naïve de la philosophie, et ne sont jamais en mesure d’en percevoir la réelle difficulté. L’amas confus des opinions décourage les étudiants ; les pseudos travaux des philosophes universitaires n’ont aucun caractère scientifique, ils sont ennuyeux, sans vie et sans esprit. On apprend ainsi la haine de la philosophie. Les examens de philosophie sont dans la même veine : il faut imprimer dans les cerveaux tout un tas d’idée, absurdes ou grandioses, dans le plus grand désordre.

L’université : rapport d’écoute. Etudiants et professeurs. Les étudiants sont libres d’entendre ce qu’ils ont envie d’entendre. Mais pour éprouver une philosophie, il faut commencer par la vivre. Dans le prolongement du gymnase, l’université ne favorise pas un apprentissage d’une capacité, mais laisse le soin aux étudiants de s’éduquer eux-mêmes, sans guide, sans repères, ce qui exclut toute obéissance bénéfique. Le résultat, c’est que l’on se retrouve avec des jeunes gens sans expérience qui ont dans la tête plusieurs dizaines de systèmes philosophiques réduits à quelques formules abstraites auxquelles ils n’entendent pas grand-chose. Il s’agit de préparation à des examens de philosophie et non de préparation à la philosophie elle-même.

Nietzsche soupçonne que le véritable but de l'université est de dégoûter les jeunes gens de la puissance que constitue l'authentique philosophie en les abêtissant. Ainsi, la philosophie universitaire est-elle ennuyeuse, approximative, arbitraire, etc. en bref, une fumisterie de la culture moderne. La vrai philosophie, au contraire, afflige, et le philosophe n'est certainement pas un individu conciliant et complaisant qui se laisse-aller aux divagations de son temps. Mais c'est là un aspect oublié, et l'on s'indignerait sans doute de voir reparaître des philosophes sur le modèle de certains philosophes antiques qui ne ménagaient pas leur contemporains. Au final, les études philosophiques modernes n’affligent plus personne, sauf pour ce qui est du travail forcé que l'on doit accomplir.

Qu’est-ce donc alors que le philosophe, le vrai, l’authentique ? car il y a bien là l’idée d’une vie philosophique authentique, singée par des philistins qui cherchent à s’approprier son prestige et sa puissance par l’imitation la plus superficielle. Le monde moderne ne nous apprend pas ce que c'est qu'un philosophe ; il ne donne pas les moyens de travailler à cette idée du philosophe. Ainsi, celui qui désirerait justifier sa vie par ce but serait dans une situation désespérée. Pour remédier à cette situation, Nietzsche propose d'expulser les « philosophes » de l'université, de leur retirer leur traitement pour faire le tri, voire de les persécuter. On verrait ainsi où sont les véritables penseurs, comme l'était Schopenhauer.

En conclusion, l’Etat assigne un rythme à la pensée. Cette influence toute formelle est en réalité l’expression de la toute puissance de l’Etat sur la pensée. L’Etat, en ce qui concerne l’éducation, a intérêt à ce que ces citoyens soient des idiots ; cela se retrouve naturellement en philosophie : mieux vaut de faux philosophes, dont les gesticulations sont sans aucune conséquence pour l’existence de l’Etat.

Conclusion[modifier | modifier le wikicode]