Étude du cyber-mouvement du logiciel libre

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Ce livre est le Mémoire de Recherche en Science Politique écrit par BOYER Antoine en 2003 intitulé :

« Étude du cyber-Mouvement du Logiciel Libre »

distribué sous Licence de Documentation Libre GNU (GNU Free Documentation License)



Sommaire
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Introduction[modifier | modifier le wikicode]

Les manifestations, qui ont éclaté un peu partout en Europe, contre la décision américaine d'entrer en guerre contre l'Irak en 2003, ont fait dire à certains commentateurs qu'une opinion publique européenne était en phase de constitution ; une opinion publique européenne qui pourrait relancer le processus affaibli de la construction étatique de l'Union européenne. De la même manière, Bertrand Badie, dans La diplomatie des droits de l'Homme : entre éthique et volonté de puissance constatait l'émergence d'un "Espace public international" en se référant à la théorie de Jürgen Habermas ; un espace seul à pouvoir faire appliquer des droits de l'homme qui restent instrumentalisés par des grandes puissances navigant dans un désordre hobbesien.


« Des mouvements sociaux naissent en réaction à la mondialisation. Ces mouvements sont
définis comme des Actions collectives menées en vue d'un objectif, dont le résultat, en cas de
succès comme en cas d'échec, transforme les valeurs et les institutions de la société. Leurs
fondements sont basés sur l'identité. » (M. Castells, Le Pouvoir de l'identité)


L'affirmation d'une société civile transnationale n'a cependant pas attendu les dérapages post 11 septembre de l'administration américaine pour exister. Les spécialistes de la question sociale s'accordent sur les grandes manifestations dites "anti-mondialistes" de 1999 à Seattle pour dater la naissance d'un "Nouveau Mouvement Social". "Nouveau" car la substitution de la classe ouvrière et de la lutte des classes par des classes moyennes étrangères au conflit social, la précarisation salariale, le déclin irréversible des organisations politiques et syndicales et autres idéologies mobilisatrices, l'épuisement des modes d'action classiques comme la grève, semblaient avoir définitivement mis fin à la contestation sociale, héritière des mouvements de la fin du 19ème, opposés aux méfaits des Révolutions industrielles. À l'heure du triomphe des idées néolibérales, le réveil du Mouvement social était, pour le moins, inattendu. Néanmoins, le mouvement ouvrier traditionnel a été suppléé par un Mouvement beaucoup plus pluriel de contestation du modèle dominant. Celui-ci réunit les Paysans Sans Terres du Brésil avec les économistes de l'Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens ou encore avec les syndicalistes de la Confédération Paysanne qui s'insurgent contre la "Mal bouffe". Ces composantes sont reliées entre elles via Internet, le réseau des réseaux, qui permet une rapide diffusion des idées et facilite les communications.

C'est sur ce même Internet que prospère un mouvement nettement moins connu, celui des logiciels libres. Ce mouvement, lui aussi international, participe aussi à la lutte contre la domination en s'attaquant au monopole des grandes institutions capitalistiques du logiciel, dont la plus fameuse est Microsoft, créatrice du système d'exploitation Windows que tous les utilisateurs d'ordinateur connaissent. Pour ce faire, il organise des grandes réunions où il s'emploie à sensibiliser la population à une nouvelle culture, celle du libre, où le concept même de propriété est remis en cause. Cette propriété devient collective en favorisant ainsi la coopération des programmeurs. Cette attitude qui se veut "philosophique" fait penser, de prime abord, à l'idéologie marxiste qui s'évertuait à rééduquer l'individu afin de vivre dans une société communisciser dont le symbole le plus fort était le kolkhoze, l'exploitation agricole collectivisée. Quelles sont les spécificités sociales de ce mouvement technique qui tend à se rapprocher des "Nouveaux Mouvements Sociaux" ?

L'informatique et les sciences sociales[modifier | modifier le wikicode]

Le Mouvement des logiciels libres n'est pas étudié par le champ des études sociologiques sur les Mouvements sociaux. En effet, celui-ci fait partie du domaine de l'informatique, un domaine qui a longtemps suscité l'hostilité des étudiants en sciences sociales comme l'ont montré Guimond et Bergin, cité par Philippe Breton dans La Tribu informatique. Cette hostilité est due à une profonde division du monde intellectuel entre le monde de la philosophie, de la littérature, de la musique et des arts d'une part, et le monde des sciences et des techniques d'autre part. Le philosophe Michel Henry n'hésitera pas à traiter les sciences et techniques de source d'une "nouvelle barbarie". En faisant prôner l'efficacité matérielle sur l'inspiration d'un écrivain ou d'un poète, l'informatique a été considérée comme un facteur de déshumanisation des relations humaines ou susceptible de les dégrader. Cette vision explique les résistances qu'a subies l'informatisation notamment dans les domaines du social. On peut ainsi évoquer la difficile mise en place dans les Caisses d'Assurances Maladies du système GAMIN (qui avait pour objet de permettre, sur la base des informations de nature médicale et sociale recueillies à partir des certificats de santé établis dans le cadre de la protection maternelle et infantile, la sélection automatique des enfants devant faire l'objet d'une surveillance médico-sociale particulière) pourtant créé afin d'améliorer le quotidien des travailleurs sociaux. Pendant longtemps aussi, l'informatique a été vue d'un mauvais œil par une grande partie des enseignants dont, il est vrai, on avait, maladroitement, pronostiqué la disparition face aux machines.

Aujourd'hui néanmoins, les choses semblent évoluer. Il n'est plus possible d'analyser les nouveaux mouvements sociaux sans se référer au rôle que joue Internet, qui était pourtant ostracisé il y a encore quelques années. Le cyber-Mouvement du Logiciel Libre mérite d'être étudié car il pourrait apporter une nouvelle façon d'appréhender le phénomène des Mouvements sociaux grâce aux spécificités qui lui sont propres avec en premier lieu son appartenance au domaine technique. Ce mémoire de recherche tentera donc de retracer les conditions de la Naissance de ce Mouvement dans une première partie, d'analyser l'organisation sur laquelle il se base dans une seconde et dans une troisième, de définir quelques composants de son identité en rapport avec son lien initial avec la Culture informatique.

Définitions inhérentes au Mouvement du Logiciel Libre[modifier | modifier le wikicode]

Quand on parle de "Logiciel Libre" il est nécessaire d'avoir recours à un certain nombre de précisions afin que le mouvement ne puisse être amalgamé par le non initié à d'autres communautés issus de l'informatique.

La philosophie du Libre est née dans les années 80 (plus précisément en 1984) avec la naissance du projet GNU lancé par Richard M. Stallman, un informaticien du MIT (Massachusetts Institute of Technology, L'institut technologique du Massachusetts). En lançant son projet, Stallman voulait s'opposer au mouvement de privatisation du domaine informatique avec l'arrivée des systèmes d'exploitation propriétaires.

Le logiciel libre s'oppose au logiciel propriétaire. Un logiciel propriétaire est un logiciel où seuls les droits d'utilisation sont vendus. Il n'y a aucune possibilité pour modifier ce logiciel, le copier ou le redistribuer sans autorisation spécifique. Les droits d'utilisation peuvent aussi être restreints à un utilisateur ou à une machine. La majorité des logiciels qui sont sur le marché, sont propriétaires. Windows est un système d'exploitation propriétaire. Certains logiciels sont propriétaires mais ont des droits plus ouverts. C'est le cas du Freeware qui permet la redistribution mais pas la modification. Être gratuit1 ne signifie pas être libre. Sont exclus du Libre également les logiciels "semi-libre" qui peuvent être utilisés, copiés, distribués, et modifiés mais uniquement dans un but non lucratif.

Dire qu'un logiciel est libre nécessite la diffusion du code source, le code génétique du programme. C'est pour cela qu'on dit souvent du logiciel libre qu'il est "open source". La diffusion de ce code source est primordiale car elle permet la compréhension du programme et la modification a posteriori.

Pour en revenir donc au projet GNU, il était question de créer un système d'exploitation libre universel basé sur le système d'exploitation de AT&T, Unix. GNU est représenté par un gnou et veut simplement dire Gnu's Not Unix selon une mode informaticienne pour la création de noms. Le projet n'a pris fin qu'avec la création du noyau du système d'exploitation créé par Linus Torvalds, baptisé Linux.

Le "Mouvement du Logiciel Libre" ou MLL, le Mouvement, le Monde du Libre, le Libre est difficile à clairement délimiter. En effet, s'agit-il exclusivement des programmeurs dont sont issus les logiciels libres ? Doit-on y inclure les utilisateurs ? Ceux qui promeuvent son utilisation ? Ce qui définit un Mouvement c'est "une action instrumentale qui correspond à des fins politiques, une mobilisation de ressources, pour pénétrer au sein d'un système politique, s'y maintenir, y renforcer sa position." (Charles Tilly, Anthony Oberschall), ou encore "la signification la plus élevée d'une action collective à la fois contestataire et défensive, et visant au contrôle de l'historicité, c'est-à-dire à la maîtrise des orientations principales de la vie collective." (Alain Touraine). Un mouvement autour des logiciels libres nécessite donc une conception mais aussi une mobilisation autour de cette conception. Aussi, ce mouvement doit être traité dans son ensemble, partant de la doctrine élaborée par les pères et du travail effectué en aval par les militants. Cependant, il ne faudrait pas négliger les utilisateurs qui sont influencés par les idées véhiculées par le « Mouvement » et peuvent ainsi franchir le pas et devenir plus actifs. On parlera alors du rôle de la « Communauté » qui désigne alors tout regroupement de personnes ou de structures qui ont créé des liens entre elles ou/et qui ont des intérêts, une culture, des caractéristiques communes, dans un domaine plus ou moins restreint.

Comme nous l'avons montré dans cette définition, le Mouvement du Logiciel Libre n'a rien à voir avec les pirates et le mouvement des hackers du moins dans sa conception idéologique. Tous adhèrent à la valeur de liberté mais cette liberté n'a pas la même valeur pour tous. Les membres du Mouvement du Logiciel Libre militent pour une plus grande liberté mais dans le cadre de lois et de licences spécifiques. Les philosophes du libre ont ainsi créé la licence GPL (Licence Générale Publique) qui établit les bases du copyleft ou "gauche d'auteur" en opposition au copyright ou "droit d'auteur". Ces lois encadrent le Logiciel Libre en obligeant les copies modifiées d'un logiciel libre à accorder les mêmes libertés que le logiciel de base. C'est le principe contaminant du Libre. Il existe d'autres licences du Libre moins contraignantes que la GPL et n'obéissant pas au copyleft mais cela reste marginal. En tous les cas, cette mise en forme de la philosophie dans la légalité témoigne du désir du Mouvement d'être encadré par la loi. Cela implique d'accepter le format propriétaire et de n'agir contre lui que dans des formes acceptables par la justice. Ainsi, contre la stratégie propriétaire de brevetage ou de création de protocoles et de formats de fichiers cryptés, le Libre utilisera le reverse engineering (étude de la transformation du message en observant les données entrées et sorties) ou la décompilation.

Au contraire le pirate cherchera à libéraliser par tous les moyens même par les biais les plus immoraux. Pour acquérir sa liberté face au propriétaire, il n'hésite pas à pirater des informations pour les "ouvrir". Au lieu de concevoir et d'utiliser des logiciels libres, ceux-ci vont forcer les systèmes afin de les libérer. Ce sont les crackers ou hackers noirs qui sous leur image de "robin des bois" du net, peuvent entrer dans des logiques commerciales parallèles. Les hackers sont à la base de "vrais mordus où l'essentiel de leur énergie vitale est consacrée à l'ordinateur". Par passion pour l'apprentissage et le défi, ils vont s'aventurer dans les systèmes et les désamorcer de "leur piège". Ils n'agissent pas dans la volonté de nuire. À la limite, il pourrait s'agir d'une volonté de libérer les données. Mais les hackers ne font pas de dégâts derrière eux.

Ces trois familles n'ont pas les mêmes objectifs bien qu'ils partagent les valeurs de la tribu informatique et leur position privilégiée sur Internet.