Imagine un monde
Enseignement tiré du mouvement Wikimédia
Avec l'aide de la communauté Wikimédia
Quatrième de couverture
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Sommaire
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Avant-propos
Ce livre fut produit à partir des premiers chapitres d’une thèse de doctorat publiée dans l’espace recherche du projet Wikiversité. Le travail de réécriture réalisé dans Wikilivres eu comme objectif de produire un ouvrage plus accessible au grand public, pour le publier, par la suite, aux formats Web, PDF, audio, et toujours sous licence CC BY-SA 4.0.
En vue de bénéficier d’un certain confort de lecture, tout en gardant la puissance du numérique, la page web qui reprend l’entièreté de cet ouvrage fut conçue de manière à garder le maximum de ses capacités lors de son impression. Pour ce faire, des Codes QR, lisibles à l’aide d’une tablette ou d’un smartphone connectés à Internet, sont placés dans l’ouvrage, afin de permettre un accès à tout ce qui est impossible ou couteux d’imprimé. Cela peut être des images, des vidéos, mais aussi des hyperliens qui permettent de se rendre sur des pages web contenant des compléments d’information, et dont certaines sont régulièrement mises à jour par la communauté Wikimédia.
Pour exemple, ce premier code QR placé à côté de ce paragraphe, permet de se rendre directement sur la page de l’ouvrage située sur le site Wikilivres. Une fois sur celle-ci, il devient alors possible de visionner certaines illustrations et vidéos, de les agrandir, ou de consulter leurs pages de description. Ensuite, on peut aussi utiliser les nombreux hyperliens repris dans le texte, afin de consulter des compléments d’informations disponibles sur Wikipédia, ou dans d’autres sites développés par le mouvement Wikimédia.
En sachant qu’il serait fastidieux de les recopier dans un navigateur, les URL des hyperliens présents dans les versions électroniques de ce livre, ne sont pas reprises lors de l’impression. L’économie de papier qui en découle, explique aussi pourquoi la section notes et références de l’ouvrage est absente du format papier. Cependant, ce code QR repris ci-contre permet de se rendre directement dans cette section, là où elle se situe dans la page web qui reprend l’entièreté du livre.
Grâce aux indices de renvoi chiffrés et placés en exposant dans le texte imprimé, il devient dès lors facile de retrouver, dans la section numérotée des notes et références, reprise à la fin de la version complète de l’ouvrage produite dans Wikilivres, la note ou la référence correspondante. Puis, dans la plupart des cas, d’utiliser le permalien qui s’y trouve, dans le but de se rendre sur le site web du projet Internet Archive. On y retrouve alors la copie sauvegardée des pages web citées dans le livre, ainsi qu’un lien pointant vers la page originelle, pour peu que celle-ci existe encore.
Étant donné que ce livre est produit sur une plate-forme collaborative, tout le monde est invité à participer à l’amélioration de ses prochaines versions. On peut le faire soit en corrigeant les éventuelles erreurs de syntaxe trouvées sur les pages web qui constituent les différents chapitres de l’ouvrage, soit encore en apportant des commentaires sur les pages de discussion qui leur sont associées.
Ajouté à cela, une page de discussion générale, accessible par ce nouveau Code QR, permet aussi de commenter le livre dans sa globalité, ou encore de poser une question à son sujet. Il suffit pour cela d’indiquer un titre dans le cadre « Démarrer un nouveau sujet », d’écrire le contenu du message dans l’encadré ouvert juste en dessous, et de cliquer sur le bouton « Ajouter un sujet de manière anonyme » afin d’enregistrer ses écrits.
Enfin, pour les personnes qui voudraient profiter d’un fond sonore agréable et original durant leur lecture, ce dernier code QR donne accès à une page web qui diffuse une musique mélodieuse. Celle-ci est composée de sons spécifiquement produits à chaque fois qu’une modification est faite sur un projet Wikimédia, ou lorsqu’un nouveau compte y est créé. De la sorte, ce processus ingénieux offre aux lecteurs, un enchevêtrement sonore particulièrement relaxant, et à l’ouvrage, une ultime dimension immersive.
Introduction : Des communautés basées sur le partage et le bénévolat existe déjà
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Première partie : Les acteurs
Au niveau individuel, il n'est pas toujours possible de se faire une idée précise des personnes que l'on côtoie en ligne, à l'exception bien entendu de celles et ceux que l'on a rencontré hors ligne ou auparavant. La coutume d'utiliser un pseudonyme lors de la création d'un compte et la possibilité de divulguer de fausses informations à l'intérieur comme à l'extérieur du mouvement, débouchent parfois, même si cela n'arrive pas souvent, sur quelques surprises. Ceci étant, au cœur d'interactions qui se limitent principalement à des échanges de texte et de fichiers, l'identité « physique » importe beaucoup moins que la personnalité « psychique ». Dans les espaces éditoriaux, la disposition mentale d'un contributeur peut d'ailleurs se découvrir facilement, à partir de ses historiques de modifications au sein des projets, et même grâce à diverses informations statistiques qui peuvent en être tirées. Plus aisément que lors d'une simple première rencontre en face à face, et pour peu que l'on maîtrise un tant soit peu l'accès à ces informations, on peut donc se faire une idée de la nature psychique des personnes que l'on rencontre[N 1] et même dans certains cas retrouver des informations personnelles allant jusqu'au numéro de téléphone[N 2].
Lorsque j'ai commencé à m'investir dans les activités hors ligne du mouvement, je compris rapidement que les acteurs n'étaient pas forcément les mêmes que ceux que j'avais pu observer dans l'espace numérique. D'ailleurs, lors de ma première participation à la rencontre internationale du mouvement intitulée Wikimania, il m'est apparu impossible de retrouver les connaissances rencontrées lors de ma participation en ligne. Suite à plusieurs rencontres, je compris finalement que certaines personnes, très actives dans l'espace numérique, ne sont pas attirées ou même intéressées par ce qui se passe en dehors des projets, alors que d'autres apprécient, et préfèrent aussi parfois, s'investir dans l'organisation et la participation des rencontres en face à face. Il en résulte donc que lors de ces événements publics en présentiel organisés par le mouvement, on rencontre des membres du mouvement que l'on ne rencontrerait jamais autrement.
Ces rencontres publiques sont aussi l'occasion pour des personnes qui ne font pas partie du mouvement de venir voir ce qui s'y passe, soit dans un cadre professionnel pour y saisir quelques opportunités de collaborations ou de partenariats, soit tout simplement parce qu'elles y sont invitées à faire une présentation. Autant de personnes qui ne sont pas membres du mouvement à part entière, mais qui n'en sont pas moins concernées en qualité de lecteurs et lectrices des projets Wikimédia. Autant de personnes que l'on peut aussi considérer comme acteurs passifs du mouvement, tout en gardant à l'esprit qu'elles peuvent un jour rejoindre les rangs des bénévoles ou des salariées. Sans oublier non plus que c'est parmi les lecteurs de projets Wikimédia que l'on trouve la toute grande majorité des personnes qui, grâce à leurs soutiens financiers, permettent au mouvement de couvrir ses dépenses budgétaires.
Les lecteurs du contenu Wikimédia
Comme le contenu des projets Wikimédia est principalement diffusé sur le Web, ses lecteurs sont donc fatalement des personnes qui bénéficient d'un accès au réseau Internet. On peut accéder au site développé par le mouvement depuis un ordinateur de bureau, mais également, comme cela devient de plus en plus fréquent, par l'intermédiaire d'appareils mobiles tels que tablette ou smartphone. En consultant le site Wikistats, on observe au niveau mondial, que dès 2018, la consultation des projets Wikimédia au départ d'appareils mobiles a dépassé celle des ordinateurs de bureau (figure 4.2). Au niveau du projet Wikipédia en français[N 3], on observe aussi que l'usage d'ordinateur de bureau se fait plus rare durant les week-ends, en même temps que l'usage du Web mobile augmente en proportion inverse (figure 4.3.). En moyenne, trois cinquièmes des connexions au projet Wikipédia en français et trois quarts en période de week-end, se font au départ d'un appareil mobile. Cependant, lorsque l'on sait que 93 % des modifications apportées à l'encyclopédie se font au départ d'un ordinateur de bureau[S 1], on comprend que les appareils mobiles sont principalement utilisés comme outils de lecture et non d'édition.
Pour comprendre l'augmentation des connexions mobiles, il faut tenir compte qu'en juillet 2021 et suite à une progression de 6 %, près de 67 % de la population mondiale possédait un téléphone mobile et 61 % de cette même population faisait usage d'Internet[M 1]. Mais si l'on compare la séparation de l'espace terrestre entre pays dits du Sud (Global South) pays du Nord (Global North) (figure 4.4) avec celle du pourcentage d'internaute par pays, on réalise alors qu'il existe un grand décalage entre la partie sud et la partie nord de l’hémisphère (figure 4.5).
Si l'on compare ensuite la carte mondiale de la répartition du lectorat des projets Wikimédia à celle de la répartition du nombre d'internautes au niveau planétaire (figure 4.6 et 4.7), on s'aperçoit alors, sans grande surprise, qu'elles sont relativement similaires. Seule une différence notable apparaît au niveau de la Chine, puisque ce pays est soumis depuis 2004 à diverses censures concernant l'accès aux projets Wikimédia[N 4].
Toutes ces analyses cartographiques peuvent ensuite être complétées de façon paramétrable selon les projets, versions linguistiques, régions du monde ou périodes en consultant le site stat.wikimedia.org. Afin d'illustrer davantage l'utilisation d'Internet et des technologies de l'information et de la communication dans le Sud, je vais ajouter pour ma part mes propres observations ethnographiques, réalisées lors de divers séjours de recherche dans quatre pays du Sud que sont l'Inde (2014)[M 2], le Cap-Vert (2015)[S 2], le Ghana (2017)[S 3] et la Tunisie (2018)[S 4]. En visitant ces différents endroits du monde, j'ai effectivement remarqué que, en dehors de l'enseignement supérieur, très peu de gens connaissaient Wikipédia. Ceci alors qu'entre-temps, de nombreux témoignages de ressortissants de pays du Sud que je n'ai pas visités, n'ont fait que renforcer cette première impression.
En revanche, j'ai remarqué que pratiquement toutes les personnes équipées d'un smartphone connaissent le mot « Google » et que certaines utilisent même le terme en remplacement du mot Web ou Internet tout comme d'autres le font avec le mot « Facebook »[M 3]. Google Chrome est de fait bien souvent le navigateur par défaut sur les appareils Android, et il est donc très facile pour un utilisateur débutant de confondre cet outil de navigation avec l'espace qu'il permet de visiter. En sachant cela, on peut dès lors raisonnablement supposer qu'en utilisant Google recherche, bon nombre de ces internautes consultent, sans le savoir, l'encyclopédie libre et peut-être aussi, dans une moindre mesure, les autres projets Wikimédia. C'est effectivement ce qui se passe lorsque l'on clique sur les premiers résultats de recherches proposés par Google, ou même si l'on se contente de lire directement le résumé d'introduction d'un article de Wikipédia affiché dans le Knowledge Graph du navigateur.
Ce que j'ai ensuite constaté, c'est que le développement du réseau n'était pas la première chose qui empêchait les habitants des pays du Sud d'utiliser les projets Wikimédia. Au niveau des zones habitées des quatre pays que j'ai visités, je n'ai effectivement été que très rarement coupé du réseau Internet mobile. Dans la ville de Mindelo, au Cap-Vert, il me fut même possible de trouver un signal Wifi gratuit a plusieurs reprises. Ce fut aussi le cas en Tunisie (figure 4.10) où je me suis en plus rendu compte que, même si l'on tient compte de la différence du pouvoir d'achat, l'accès au web mobile était nettement meilleur marché qu'en Belgique. D'une manière globale donc, au Maroc, au Cap-Vert, en Inde et au Ghana l'Internet mobile payant fonctionnait plutôt bien par rapport à mon expérience belge, tout en sachant que la Belgique ne figure pas parmi les pays les mieux connectés au monde (figure 4.5).
Autre constat intéressant, dans aucun pays visité, je n'aurai réussi à me connecter efficacement au service Wikipedia Zero. Au Ghana comme en Inde, ce service était censé offrir une connexion gratuite aux sites Wikimédia par certains fournisseurs d'accès, sauf qu'en analysant mes dépenses en données mobiles, j'en arrivais toujours à constater que l'accès était finalement payant. Sans que cela soit dénoncé publiquement, ce dysfonctionnement aura sans doute été l'une des raisons pour lesquelles la Fondation Wikimédia décida en 2018 d'abandonner le projet.
Au Ghana, j'ai aussi eu l'occasion de découvrir à trois reprises un stock important de matériel informatique de bureau inutilisé. Deux fois chez des particuliers, où il était fonctionnel, mais entreposé en attente d'un local et une fois dans une classe de lycée, où il attendait d'être réparé (figure 4.17). À l'époque de ma visite, le pays était reconnu comme une des déchetteries mondiales de l’équipement électriques et électroniques[M 4]. Ce qui explique sans doute pourquoi le matériel informatique de bureau y était si abondant en comparaison à d'autres pays tels que l'Inde (figure 4.8 & 4.9) ou le Cap-Vert (figure 4.12) où il est précieusement et principalement utilisé dans les écoles et institutions publiques. Quant aux téléphonies mobiles, qui par essence se destinent à un usage personnel, les premiers prix des appareils qui permettent un accès à Internet et aux projets Wikimédia ne me sont pas apparus exorbitants pour une famille capable de scolariser ses enfants.
En affirmant ceci, je tiens compte aussi que, même au village, j'ai vu des jeunes dépenser de l'argent dans des machines à sous comme ce fut le cas au Ghana (figure 4.16) ou en louant l'accès à des jeux vidéo comme rencontré au Cap-Vert (figure 4.11) et qu'il m'est aussi arrivé à plusieurs reprises de trouver un ordinateur utilisé pour des activités récréatives comme ce fut le cas dans un village ghanéen où il s'agissait de revendre des fichiers MP3 (figure 4.13), dans un autre pour regarder un film entre amis (figure 4.19), ou même de façon plus régulière à la capitale, là ou l'on peut même rencontrer des amateurs de programmation robotique (figure 4.18). Tout ceci sans oublier bien entendu que, au-delà des écrans d'ordinateurs, ce sont aussi les écrans de télévisions que l'on peut retrouver un peu partout et ce aussi bien en ville qu'à la campagne et parfois même avant certains biens essentiels (figure 4.14).
Dans les cybercafés au Ghana (figure 4.15) comme au Cap-Vert (figure 4.11), j'y ai rencontré un public plutôt jeune qui, selon les âges, s'intéressait avant tout aux jeux, aux vidéos et aux réseaux sociaux, mais jamais, en ma présence, à du contenu didactique. D'autres personnes viennent ensuite de manière plus ponctuelle pour imprimer des documents administratifs, tels qu'attestations, curriculum vitae, mais jamais, encore une fois, pour consulter ou imprimer du contenu pédagogique. Pour ces raisons, j'aurais donc tendance à penser, que contrairement aux activités privées en lien avec l'enseignement, l'usage du contenu pédagogique disponible sur les projets Wikimédia reste très limité au niveau des espaces publics. Cette situation, je la trouvais particulièrement regrettable au Ghana, dans la mesure où le matériel informatique de bureau bon marché était abondant et qu'il aurait très bien pu être utilisé pour consulter du matériel didactique hors connexion. Grâce au logiciel Kiwix sponsorisé par le mouvement, il est effectivement facile de consulter hors ligne, non seulement les sites Wikimédia, mais encore des centaines de Go de contenus pédagogiques divers (vidéo, cours, etc.) fournis par d'autres organisations[S 5].
Comme autre expérience de terrain intéressante au sujet de l'utilisation des projets Wikimédia, il y eut ensuite cette rencontre avec un enseignant de primaire ghanéen dans le village Zongo Machery. Depuis mon smartphone, je lui avais présenté un article de Wikipédia en Twi. Ce fut pour lui un grand étonnement. Cependant, dès qu'il commença à lire son contenu à voix haute, je me suis vite rendu compte, par la lenteur de son élocution, que cet exercice ne devait pas lui être familier. Cette situation, je pouvais parfaitement la comprendre. Il me suffisait pour ça de m'imaginer en train de lire un article de Wikipédia en wallon.
Le temps que j'ai passé durant mon enfance avec mes deux grands-mères, m'a permis de parler et comprendre cette langue régionale. Mais il est vrai que j'ai toujours eu beaucoup de difficulté à la lire, faute de pratique sans doute. Pour l'instituteur ghanéen, cela devait être pareil, puisque dans son pays toute la scolarisation se pratique en anglais. Je m'en suis rendu compte lorsque l'instituteur me présenta un manuel destiné aux élèves de première année du primaire intitulé : « Information & Communications Technology »[B 1]. À sa lecture, je comprenais que le gouvernement ghanéen accordait plus d'importance à l'enseignement des techniques de l'information et de la communication qu'à l'écriture des langues locales.
Développer des versions linguistiques des projets Wikimédia dans des langues qui ne sont pas ou plus enseignées à l'école, mais uniquement transmises oralement dans un contexte familial n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus fonctionnel pour les lecteurs des projets Wikimédia. À l'inverse, les projets développés dans des langues qui ne sont pas ou sans doute très peu utilisées dans l'enseignement, tel que l'arabe en Tunisie ou le Tamil en Inde, mais qui sont en revanche couramment lues et écrites dans la vie de tous les jours, semblent être très appréciés. Je me souviens d'ailleurs à ce propos de l'empressement d'un jeune tenancier dans un magasin pour touristes à Sidi Bou Saïd, qui s'empressa de noter l'adresse du site Wikipédia en arabe, suite à une rapide présentation que je lui avais faite depuis mon smartphone. Cela semblait être pour lui une formidable occasion d'avoir un accès à des écrits didactiques dans sa langue maternelle qui, au même titre qu'en Inde et au Ghana, n'est pas toujours fournie en matériaux pédagogiques.
Quoi qu'il en soit, les projets Wikimédia, même lorsque peu de gens peuvent les lires confortablement, représenteront toujours de précieuses richesses pour les linguistes ou tout autre chercheur en sciences humaines et sociales qui peuvent y trouver de vastes corpus à exploiter librement. L'encyclopédie Wikipédia et le Wiktionnaire en wallon, pour ne prendre que ces deux exemples, représentent effectivement deux projets très utiles pour documenter et sauvegarder une langue régionale en voie de disparition. D'autres contenus Wikimédia en langues vernaculaires produits par les membres d'ethnies minoritaires tels que les Atikamekw[M 5], les Noongar[S 6], que je n'aurai pas eu la chance de visiter en raison de la pandémie Covid-19, représentent aussi pour eux une formidable opportunité de préserver leurs langues et toute la culture qu'elles véhiculent.
Inclure toutes ces minorités représente d'ailleurs l'une des priorités du mouvement et même l'un des principaux objectifs de la stratégie adoptée par le mouvement à l'approche de 2030, alors que de nombreuses démarches avaient déjà été faites dans ce sens auparavant. Dès 2014, des vidéos avaient par exemple été produites dans le but de faire connaître Wikipédia dans certains pays du Sud comme au Cameroun (vidéo 4.1[V 1]), au Nigeria[S 7], en Inde[S 8], au Mexique[S 9], en Irak[S 10]. En 2017, ce fut même Google qui contribua à cet objectif avec un soutien financier et logistique dans le but de renforcer l'édition d'articles vers des langues locales dans certains pays du Sud[M 6]. D'autres initiatives plus modestes verront aussi le jour, tel que le projet Wiki Kouman en Côte d'Ivoire, financé en 2019, qui permettait également d'augmenter la visibilité et d'enrichir le contenu des langues minoritaires du pays via le projet Wiktionnaire notamment[S 11]. Et puis en juin 2021 se déroulait aussi la conférence Arctoc Knot, spécialement dédiée aux langues autochtones et sous-représentées[S 12], alors que deux mois plus tard lors de la rencontre Wikimania, on pouvait assister à un retour d'expérience au sujet de projets menés avec des communautés indigènes d'Amérique latine[S 13].
Toutes ces activités s'accordent donc parfaitement avec la mission du mouvement, mais elles doivent toutefois faire face à un dilemme. Faut-il en effet, pour rendre les campagnes d'information plus efficaces, profiter du taux de pénétration du projet phare Wikipédia, près de vingt fois plus visité que tous les autres projets frères réunis (voir tableau 4.1 ci-dessous) ? Ou, faut-il au contraire lutter contre le déséquilibre flagrant concernant la visibilité des différents sites pédagogiques portés par le mouvement en faisant la promotion des projets les moins connus ?
Langues | Toutes | Anglais | Français | Portugais |
Wikipédia | 150 000 000 | 71 000 000 | 8 000 000 | 5 000 000 |
Wiktionnaire | 3 000 000 | 1 000 000 | 301 000 | 39 000 |
Wiklivres | 1 000 000 | 181 000 | 23 000 | 24 000 |
Wikisource | 1 000 000 | 67 000 | 44 000 | 8 000 |
Commons | 1 000 000 | |||
Wikiversité | 679 000 | 38 000 | 26 000 | 6 000 |
Wikiquote | 914 000 | 150 000 | 7 000 | 5 000 |
Wikivoyage | 114 000 | 38 000 | 6 000 | 767 |
Wikinews | 584 000 | 8 000 | 2 000 | 892 |
Wikidata | 78 000 | |||
MetaWiki | 42 000 | |||
Fondation | 38 000 | |||
MediaWiki | 25 000 | |||
Wikispecies | 12 000 | |||
Incubator | 7 000 | |||
ßwikiversity | 5 000 | |||
Wikitech | 3 000 | |||
Outreach | 632 |
Pour résoudre ce dilemme, on peut à nouveau se référer à la mission du mouvement, qui ne fait que transcender celle de la Fondation Wikimédia exprimée dans ses statuts[S 15] : « La mission de la Wikimedia Foundation est d'habiliter et d'engager les personnes du monde entier à collecter et développer des contenus éducatifs sous une licence libre ou dans le domaine public, et à les diffuser efficacement et mondialement »[T 1]. Cette mission stipule donc clairement qu'il est question de développer plusieurs types de contenus éducatifs et pas seulement du contenu encyclopédique. En ce sens, le développement de dictionnaires, bibliothèques, cours, travaux de recherches, recueils de citations et espaces journalistiques, semble donc au moins aussi important que celui d'une encyclopédie.
Face à ce constat, on peut alors se demander si la promotion des projets frères dans les pays du Nord, là où Wikipédia est déjà connu de tous, ne serait pas une démarche tout aussi utile que dans les pays du Sud. Alors que dans une autre optique propice à la participation, il serait peut-être tout aussi intéressant d'inviter les lecteurs à parcourir les pages web situées à l'extérieur des espaces principaux des projets. Au niveau du projet Wikipédia en français, l'espace encyclopédique ne représente effectivement qu'un cinquième de toutes les pages hébergées sur le site et plus ou moins la moitié du volume d'information mesurée en octets[S 16].
Ces pages n'intéressent bien sûr pas tout le monde, mais une partie d'entre elles mériterait pourtant de bénéficier d'une plus grande visibilité. Les pages de discussion, d'aide, de règles de fonctionnement, de prise de décision et autres espaces dédiés à la vie communautaire des projets, sont effectivement autant de ressources importantes pour situer les informations dans l'espace encyclopédique, tout en étant des lieux d'incitation à la participation. Sans compter qu'au-delà de toutes ces pages cachées au sein même des projets, il existe aussi tous les autres projets multilingues ou en anglais, qui sont, eux aussi, pratiquement inconnus du grand publique (tableau 4.1).
Parmi ces projets, la banque sémantique de données factuelles Wikidata, le serveur de fichiers libres Wikimedia commons, sont certainement les plus connus alors que Wikispecies, le répertoire des êtres vivants doit l'être beaucoup moins. Ensuite, il y a tous les espaces de gestion et de création de sites. MediaWiki pour le développement du moteur wiki de même nom, Phabricator pour la gestion de bugs, Wikitech pour les activités côté serveurs, Incubator, Bêta-Wikiversité et Wikisource multilingue, pour le lancement de nouvelles versions linguistiques des projets éditoriaux. Sans compter tous les espaces de discussion, de coordination et de prise de décisions tels que Meta-Wiki qui est véritablement le centre névralgique du mouvement, mais encore Wikimedia outreach ou se coordonne la promotion, ou même le wiki du conseil d'administration de la Fondation, qui sont autant de sites dignes d'intérêts pour qui veut comprendre le fonctionnement du mouvement.
Attirer le lecteur vers tous ces espaces où se déroule une grande part de la vie associative du mouvement serait peut-être une autre manière d'aider les lecteurs à franchir le pas vers le statut de contributeur. Car le partage de contenus éducatifs à travers le monde a pour défi majeur d'accroître le nombre de participants. De plus, permettre le libre partage de la somme des connaissances humaines n'est pas simplement transmettre un savoir déjà publié, c'est aussi permettre à tout un chacun de produire et de partager son propre savoir. Pour que cela puisse se faire du Nord jusqu'au Sud, il faut alors encourager les lecteurs des projets Wikimédia à devenir producteurs de tout type de connaissances et pas seulement encyclopédique. Nous en reparlerons bientôt, mais avant cela, j'aimerais illustrer, à partir de ma propre expérience, le fait qu'il faut parfois faire preuve de détermination pour rejoindre une communauté d'éditeurs au sein des projets Wikimédia. Un constat qui reste par ailleurs à ce jour, l'une des principales préoccupations de la Fondation, qui s'efforce avec son équipe Grows[S 17] d’améliorer l'expérience des nouveaux arrivants dans le but d'en augmenter la rétention.
Premiers pas en qualité d'éditeur
Comme beaucoup l'ont fait pour vérifier s'il est vrai que tout le monde peut modifier Wikipédia, il m'est venu l'idée un jour de créer un nouvel article Wikipédia à propos de « Copyleft ULB », un petit groupe d'étudiants créé en 2008, dans le but de promouvoir les logiciels libres dans notre université. Faute de combattants et d'énergie sans doute, le projet finit par disparaître rapidement, tout comme son article sur Wikipédia compte tenu du manque flagrant de notoriété. Après cette première expérience, peu concluante il est vrai, j'avais malgré tout décidé de créer un compte utilisateur en cliquant sur l'hyperlien situé en haut de chaque page des projets Wikimédia.
C'était le 11 juin 2008 à 22 h 24 (UTC) très précisément[S 18], et mon ignorance de nouvel arrivant était telle qu'il me fallut tout un temps pour comprendre que le premier message de bienvenue[S 19] posté sur ma page de discussion[N 5] était en provenance d'un bot informatique[N 6]. Un autre robot nommé Salbot avait ensuite réagi à mes modifications faites sur la page « bac à sable » du projet, En visitant sa page d'utilisateur, je pensais encore avoir affaire à un autre être humain, même si cette page présentait un message d'accueil plutôt explicite : « ATTENTION : BOT MÉCHANT » (figure 1.3 ci-dessous)[S 20]. Mais le problème, c'est qu'au moment de sa lecture, je ne connaissais toujours pas la définition du mot « bot ». Après quelques recherches sur le Web, je finis par comprendre. Aujourd'hui, en accordant un peu d'autodérision à ces souvenirs, je dois bien reconnaître que j'avais lamentablement échoué à l'époque, à un test de Turing[B 2] qui me fut involontairement imposé par le projet Wikipédia. Un test qui, ceci étant dit, n'était pas ce que l'on peut rêver mieux pour accueillir un nouvel arrivant.
J'avais baptisé mon premier compte utilisateur avec le pseudonyme de « Scapmouche », un surnom hérité d'un mouvement de jeunesse. Comme bon nombre de nouveaux utilisateurs, j'étais à cette époque curieux de découvrir le fonctionnement de Wikipédia. Juste avant mes premiers déboires avec les robots de maintenance, ma première action se limita à poser une question sur une page de discussion durant l'étude d'un cours de phonologie, pour apporter ensuite la réponse juste après l'avoir trouvée dans mon syllabus[S 21]. Par la suite, je n'avais plus utilisé mon compte jusqu'au 5 décembre 2008, date où je décidais de faire ma première modification de l'espace encyclopédique. Il s'agissait de rectifier l'article consacré aux rassemblements hippies intitulés « Rainbow Gathering »[S 22]. Elles étaient fondées sur ma propre expérience et furent supprimées une minute seulement après leurs enregistrements. Kõan, un éditeur anciennement nommé « Ataraxie », qui était le créateur de l'article[S 23], avait justifié la suppression de ma contribution sur ma page de discussion en laissant ce message :
Bonjour Scapmouche. Les ajouts sur un article de l'encyclopédie ne peuvent pas être faits de vos "impressions" personnelles sur un "rainbow gathering", mais doivent informer à partir de sources fiables existantes de ce qui se dit sur eux. Cordialement --A t a r a x i e--d 5 novembre 2008 à 15:07[S 24]
Suite à ma modification, j'avais effectivement pris la peine de laisser un message sur la page de discussion de l'article pour indiquer ce qui m'avait motivé à effectuer son changement. L'utilisateur Bech, un professeur d'informatique originaire de Toulouse, né en 1959 et prénommé Bernard[S 25] répondit à mon message. Mais sa réponse allait me confronter d'emblée à toute la complexité de l'édition collaborative. Car selon lui, ma modification était effectivement la bienvenue et elle avait été supprimée par quelqu'un qui ne semblait pas connaître le sujet. Voici repris ci-dessous la citation de notre échange[S 26] :
Bonjour,
Je me suis permis de faire quelques changements au texte d'origine car je trouvais que certaines formulations ne reflétaient pas ce que j'ai pu découvrir lors de mes expériences Rainbow (avec un bon zoom on pourrait me voir sur la photo du Rainbow de Bosnie ;o) Les Rainbow Gathering sont avant tout des lieux où l'on essaye de reconstruire un idéal de société durant un mois autour de la pleine lune. Un idéal n'est jamais atteint, mais celui-ci est de vivre en harmonie avec la Nature, soi-même et les autres. Chacun éprouve des difficultés pour vivre en accord avec cette idéal, mais de par mon expérience, les rainbow sont des lieux ou l'on découvre à coup sur, une meilleur façon de vivre. Quand au problème de drogues, de chiens, et de vols, ils varient fortement d'un rassemblement à l'autre. Enfin, il existe aussi des "restricted gathering", rassemblement où il est convenu dès le départ que le mode de vie idéal sera scrupuleusement respecté.
Lionel
Tes modifs ne posaient pas problème pour moi. Mais elles ont été supprimées rapidement par quelqu'un qui n'a pas l'air de connaître le sujet, en particulier pour la durée des rassemblements. Bech (d) 4 avril 2010 à 15:19 (CEST)
Suite à ce partage d’opinion, ma modification n'en fut pas rétablie pour autant. Déçu par cette première expérience, je décidais de laisser tomber mon idée de participation au projet. Il est évident qu'à cette époque, j'étais parfaitement ignorant des règles en vigueur dans l'encyclopédie, dont certaines interdisent, entre autres, le partage d'expérience ou l'utilisation de sources primaires. Avant de me lancer dans cette aventure de l'edition, j'aurais donc bien fait de passer par le forum des nouveaux[S 27] afin de découvrir, étape par étape, les règles éditoriales du projet Wikipédia. Car en créant un compte, je n'avais finalement franchi qu'un premier pas qui consistait à créer une identité fixe pour contribuer au projet encyclopédique.
Après ce premier acte manqué, il fallut ensuite attendre le 26 février 2011[S 28] pour que je me décide à revenir sur Wikipédia. J'avais pour objectif cette fois d'y réaliser une observation participante à l'occasion d'un mémoire de fin de master en anthropologie intitulé Culture fr Wikipédia, Monographie ethnographique de la communauté des contributeurs actifs sur l'espace francophone de Wikipédia[M 7]. Pour des raisons déontologiques, j'avais créé un nouveau compte au nom de Lionel Scheepmans. Ce fut donc une deuxième naissance dans la communauté Wikipédia, mais sous ma réelle identité cette fois, ce qui n'est vraiment pas courant parmi la communauté de contributeurs.
J'aurais très bien pu renommer mon ancien compte, mais à l'époque, j'ignorais que c'était possible. Et puis par la suite, j'ai aussi trouvé qu'il était bien pratique d'avoir deux comptes pour tester la communication entre deux éditeurs. J'ai dû dès lors indiquer que ces deux comptes m'appartenaient, compte tenu d'une recommandation qui interdit la création de « faux-nez »[S 29]. Ou, pour le dire de manière plus explicite, de créer plusieurs comptes utilisateurs dans le but de voter plusieurs fois lors de prises de décision ou encore pour influencer le débat lors de désaccords éditoriaux.
En commençant mon étude ethnographique, j'avais l'idée de faire d'une pierre deux coups en rédigeant mon travail de fin d'étude de master au sein même de mon terrain d'observation participante dans une forme de processus récursif. Malheureusement, il s'est avéré que c'était impossible au vu du premier des cinq « principes fondateurs »[S 30] du projet encyclopédique stipulant que « Wikipédia est une encyclopédie »[S 31]. Une affirmation triviale de premier abord, mais qui permet au final de se mettre d'accord sur tout « ce que Wikipédia n'est pas »[S 32]. À la lecture de ce contenu, j'apprenais donc à mes dépens que : « Les essais personnels et travaux inédits (TI)[N 7] n'ont pas leur place sur Wikipédia. »[S 31]. Comme cela peut arriver dans d'autres sphères linguistiques[S 33], on me redirigea dès lors vers un autre projet intitulé Wikiversité que je ne connaissais pas.
Je me rendis donc sur la page d'accueil du site Wikiversité et j'y découvris avec grand intérêt que ce projet qui se définissait à l'époque comme « espace pédagogique virtuel communautaire, collaboratif, libre et gratuit, pour l'étude et pour la recherche »[S 34]. Après avoir annoncé mon arrivée dans le projet par un message déposé sur la page du forum général intitulé « la salle café »[S 35], j'ai ensuite cherché l'endroit dans lequel je pouvais placer mon travail. Durant cette recherche, Crochet.david, un enseignant en électrotechnique et administrateur[S 36] du projet, qui avait répondu de manière sympathique[S 35] à mon message d'arrivée [S 37], se rendit sur mon espace de discussion utilisateur, pour me proposer de placer mon travail parmi les « travaux de recherche en sociologie »[S 38].
À cette époque, l'organigramme du projet Wikiversité situait l'anthropologie parmi les départements de la faculté de sociologie[S 39]. Cette situation m'apparut extrêmement embarrassante. Non seulement je devais demander l'accord de mon promoteur pour écrire mon mémoire en ligne et en temps réel sur un site Internet, mais en plus, je devais à présent lui déclarer que mon travail anthropologique, serait publié dans une faculté de sociologie. Comme je savais que les sociologues et anthropologues n'avaient pas pour habitude de se mélanger dans mon université, je me suis donc senti quelque peu désarmé face à cette situation.
J'ai alors tenté de placer mon travail au niveau du département d'anthropologie de la Wikiversité sans faire mention de la faculté de sociologie. Mais David Crochet, de son vrai nom, est alors revenu vers moi pour me dire que « les projets sont associés aux facultés et non aux départements. »[S 40]. Il s'entama alors un débat qui fut transféré[S 41] dans la salle Café pour qu'il soit accessible aux autres membres de la communauté. Au terme des discussions, nous sommes finalement arrivés à la conclusion qu'il fallait que je lance une prise de décision[N 8] pour renommer la faculté de sociologie. À peine arrivé dans le projet, je me voyais donc ainsi attribuer la tâche d'en changer l'organisation.
Lors de cette prise de décision[S 42], JackPotte, un autre administrateur du site qui se présente tel un ingénieur en informatique[S 43], avait déposé un message pour nous tenir informés de la classification décimale universelle[S 44]. Dans cette version de la CDU[N 9], le terme anthropologie y apparaissait plusieurs fois, une fois dans le champ des sciences sociales (anthropologie culturelle) et une autre fois dans le champ de la biologie (anthropologie physique). Cette information m'encouragea d'autant plus à renommer la faculté de sociologie en faculté de socio-anthropologie. Grâce à cette nouvelle appellation, et au départ d'un seul mot, il était effectivement possible de regrouper la sociologie et l'anthropologie dans une même faculté, tout en excluant de celle-ci l'anthropologie physique. Quand ma proposition fut acceptée à l'unanimité[S 45], ce fut pour moi une double satisfaction. D'une part, je pouvais présenter mon projet de mémoire dans de bonnes conditions, et d'autre part, j'avais réussi à lancer et à participer pour la première fois à une prise de décision dans le mouvement Wikimédia. C'était donc pour moi un moment important, puisqu'il faisait naître en moi un premier sentiment d'appartenance au mouvement Wikimédia.
Pour résumer le parcours des nouveaux arrivants au départ d'une approche plus générale, nous avons la chance de bénéficier du fruit des recherches de Léo Joubert, un sociologue de Wikipédia. Dans un résumé qu'il partagea lors d'une interview réalisée par l'association Wikimédia France[M 8] portant sur sa thèse de doctorat[B 3], il expliquait ceci :
Mes recherches m’ont permis de voir qu’il existe bien des carrières de Wikipédiens avec trois étapes clés :
1. « le passage à l’acte » : J’effectue ma première modification ou correction sur l’encyclopédie. Souvent, on va corriger la petite faute d’orthographe.
2. « la décision de rester » : Je peux décider de poursuivre ma participation et de l’amplifier.
3. « la cristallisation » : Je rentre de plus en plus en contact avec la communauté et se développe une véritable identité de wikipédien. Je deviens wikipédien à mes yeux et à ceux des autres contributeurs. Ça c’est important : développer une identité sociale c’est changer son regard sur soi et que cette évolution change le regard des autres sur nous. Ça passera concrètement par de la réputation – « il fait bien telle ou telle notice » – par l’adoption d’un rôle – « lui son bot il fait ça »… Il y a beaucoup de leviers d’identification, c’est une caractéristique forte de la communauté, d’ailleurs…
Si on va un peu plus loin, ces trois étapes sont différentes. L’étape du début, le passage à l’acte, est une étape de sélection. Je vais devenir contributeur parce que mes caractéristiques sociales me disposent à l’être. L’étape de la fin est identificatoire, c’est-à-dire que je suis wikipédien parce que je me reconnais comme tel. La différence est ténue, mais les processus sociaux, politiques et cognitifs ne sont pas exactement les mêmes.
Ma propre expérience illustre donc bien la différence entre le simple fait de passer à l'acte et celui de s’identifier comme membre de la communauté d'éditeurs. Et c'est ainsi qu'en novembre 2020, à l'instant même où j'écris ce texte, mon deuxième compte, celui au départ duquel je me suis forgé une identité, aura dépassé les 23 500 modifications dans l'espace numérique Wikimédia sur plus de 30 projets différents[S 46]. Cumulées avec plus de dix ans d'ancienneté tout en étant actif plus de mille heures fin 2021 rien que dans le projet Wikiversité[S 47], on peut affirmer que mon compte ainsi que ma personne puisque je la dévoile, bénéficient déjà d'une certaine reconnaissance au sein du mouvement.
Cette implication n'a néanmoins rien d'exceptionnel par rapport à d'autres comptes utilisateurs dont beaucoup furent créés avant 2002[S 48]. Quant à mes milliers d'heures de travail et de modifications, elles doivent à leur tour, êtres comparées à ce qui a été fourni par le contributeur Polmars, arrivé en 2005[S 49] ou Vlaam, arrivé en en octobre 2007[S 50], dont le nombre d'éditions s'élève pour chacun à plus d'un million fin 2020[S 51]. Dans une autre catégorie et début fin novembre 2021, c'est aussi 33 774 articles qui ont été créés par l'utilisateur Ser Amantio di Nicolao qui totalisait pour sa part plus de quatre millions et demi d'éditions dans le projet encyclopédique en anglais[S 52]. Steven Pruitt de son vrai nom, fut ainsi listé par le magazine Time, parmi les plus grands « influenceurs » du Net[M 9].
Cette section de chapitre, permet donc sans aucun doute de se faire une idée des raisons qui conduisent un nouveau contributeur à mettre fin à sa participation, ou tout au contraire, à poursuivre ses activités à outrance. Elle aura eu ensuite le mérite d'illustrer comment au départ d'un premier projet, bien souvent Wikipédia, on peut se voir rediriger vers d'autres projets éditoriaux plus adaptés à des envies ou préoccupations personnelles. Alors que finalement, elle nous aura aussi permis de découvrir qu'il y a deux façons de contribuer sur les sites Web du mouvement Wikimédia.
La première est de le faire sans s'enregistrer, ce qui a alors pour conséquence d'afficher une adresse IP à chaque modification[S 53]. La seconde est de créer préalablement un compte utilisateur de manière à bénéficier d'une identité fixe tout en masquant les adresses IP utilisées durant ses connexions. Ce sont là deux façons de faire qui comme nous allons le voir ont des conséquences importantes quant à la reconnaissance et la confiance accordées par les communautés d'éditeurs actifs au sein des projets.
Les éditeurs sans compte utilisateur
Contribuer dans les projets Wikimédia sans compte utilisateur est une pratique qui suscite la suspicion. Quand cela est occasionnel, cela peut se justifier, mais quand cela devient répété, cela peut poser certains problèmes. Tout d'abord, cela dissimule le fait que l'on est contributeur régulier dans un projet et cela empêche le traçage des actions antécédentes. C'est une des raisons qui justifient l'interdiction de voter lors des décisions prises par la communauté depuis une adresse IP. Sur la plupart des projets en effet, il faut non seulement posséder un compte utilisateur, mais également un nombre suffisant de contributions (une centaine en général) et une certaine ancienneté à dater de sa première modification (un mois la plupart du temps).
Ne pas avoir de compte utilisateur complique ensuite fortement la communication avec les autres contributeurs. Comment savoir en cas d'adresse IP dynamique si l'on s'adresse toujours à la même personne ? Dans le cadre de la surveillance des modifications faites aux projets, les patrouilleurs comme on les surnomme, seront aussi toujours plus attentifs aux modifications faites par une adresse IP. Il est effectivement plus facile de vandaliser le contenu des projets sans prendre la peine de créer un compte utilisateur, tout comme il sera plus difficile par la suite de suivre les personnes mal intentionnées à chaque changement de leurs adresses IP.
Face à ce problème, la communauté des éditeurs du projet Wikipédia en portugais a fini par interdire toute modification des pages encyclopédiques à toute personne qui ne se sera pas préalablement connectée via un compte utilisateur. Cette idée fut débattue suite à une petite étude statistique qui démontra que près de 85 % des modifications annulées sur cette version linguistique de Wikipédia étaient produites par des adresses IP[S 54]. Au début du mois d'octobre 2020 et après un mois de discussions, l'idée se transforma finalement en décision qui fut appliquée après un vote réunissant 71 % de voix en faveur d'une mise en application au niveau de l'espace encyclopédique, et 82.8 % lorsqu'il s'agit de créer un nouvel article. Ceci tout en sachant que la possibilité laissée aux éditeurs sous IP de modifier les pages d'aide et de discussion a été maintenue[S 55].
En adoptant cette nouvelle règle, la communauté Wikipédia lusophone démontra que cette mesure pouvait contribuer à l'augmentation du nombre d'utilisateurs actifs enregistrés (figure 4.21). D'autre analyses statistiques démontrèrent ensuite que cette augmentation était principalement due à la création de nouveaux comptes utilisateurs, tout en attestant que le nombre de pages protégées avait chuté en même temps que les modifications malveillantes[S 56]. Après un certain temps d'application de la mesure, les retours de la communauté furent aussi très positifs. Certains contributeurs témoignèrent en effet que les nouveaux arrivants étaient mieux accueillis, suite au temps de surveillance épargné d'une part, mais également grâce à la création des nouveaux comptes qui facilitèrent grandement les dialogues[S 57]. Au-delà de tous ces retours positifs, il reste malgré tout difficile de savoir aujourd'hui avec précision combien des 20 000 contributions IP mensuelles qui disparurent suite à ces changements, étaient réellement profitables au projet.
Un autre sujet de discussion anime aussi le mouvement Wikimédia à propos des adresses IP. Il s'agit cette fois d'un projet d'amélioration de la confidentialité des éditeurs et de limitation des abus. Le débat est un peu technique, mais consiste en gros à protéger les projets contre le vandalisme, le harcèlement, les faux-nez, les campagnes de désinformation et autres attitudes disruptives, tout en protégeant les contributeurs non enregistrés contre d'éventuels harcèlements, représailles et abus, en ne rendant pas publique leur adresse IP[S 58].
En partant d'une adresse IP et du moment précis de son utilisation, il est en effet possible de retrouver l'identité de son utilisateur en contactant le fournisseur d'accès Internet. Dans les pays où la liberté d'expression n'est pas garantie et où des représailles sont possibles, ce risque d'identification est donc un aspect technique qu'il faut prendre en considération. C'est la une raison pour laquelle un projet de la Fondation permettra prochainement de masquer toutes les adresses IP dans le but d'atteindre une plus grande confidentialité tout en facilitant la maintenance des projets. Cette décision permettra aussi de repérer plus facilement les éditeurs enregistrés qui se déconnectent volontairement pour faire certaines actions sans être vus par le reste de la communauté[S 59].
Toutes les communautés d'éditeurs ne sont effectivement pas prêtes à suivre l'exemple du projet lusophone. La qualité des éditions faites par des utilisateurs non enregistrés peut effectivement varier fortement d'un projet à l'autre. Le projet Wikipédia en japonais, pour exemple, dont le pourcentage d'édition des adresses IP est nettement plus élevé que le projet en anglais, a un taux de modifications non désirables de 9,5 % contrairement au 27,4 % du côté anglophone[S 59]. Puis, il faut aussi tenir compte du fait que contribuer sous adresse IP ne répond pas forcément à une volonté de nuire aux projets. Une éditrice sous IP interrogée par l'association Wikimédia France[M 10] nous apporte d'ailleurs un témoignage qui empêchera la généralisation de ce type de préjugé.
[...] j’ai attendu jusqu’à août 2005 avant de faire ma première modification. Ainsi, avant même de commencer, en un an, j’avais déjà lu pas mal de pages méta (les principes fondateurs notamment) et longuement observé d’autres contributeurs travailler. Je savais donc en quoi je souhaitais les imiter et en quoi je souhaitais m’en différencier. J’ai choisi de contribuer sous IP en toute connaissance de cause. J’avais compris que les contributions sous IP étaient plus surveillées que d’autres. Et j’avais besoin de me sentir surveillée car je manquais d’assurance.
Utilisation d'un compte sous pseudonyme
Lorsque que l'on se sent prêt ou lorsqu'on le décide tous simplement, on peut alors créer un compte utilisateur pour éditer les projets Wikimédia. Dans la plupart des cas, ce compte sera créé sous pseudonyme, une pratique qui n'est pas propre aux éditeurs Wikimédia. On la rencontre aussi dans bien d'autres contextes numériques, qu'ils soient ludiques ou non, lors de la création d'un avatar ou d'un compte utilisateur. La divulgation de l'identité des participants existe aussi en dehors de l'espace numérique. Dans ce cas, on attribuera alors volontiers un surnom aux membres du groupe, comme cela se pratique encore de nos jours dans certains sports tels que la capoeira, ou dans d'autres activités qui originellement étaient interdites par la loi. Et, lorsqu'il s'agit de se projeter dans un autre monde, que ce soit lors de jeux de rôle grandeur nature ou des rencontres sado-masochistes, changer de nom avant de se mettre dans la peau d'un personnage devient aussi commun que de choisir un nom pour son personnage avant son entrée dans un monde numérique virtuel.
Comme cela s'observe chez les Alcooliques Anonymes, ou dans le mouvement du scoutisme, ne pas partager son identité entretient aussi un climat d'égalité au sein d'un groupe. Au niveau des projets Wikimédia, cela permet de maintenir à l'écart des formes d'élitisme pourtant recherchées par certains nouveaux arrivants. Ceux qui bénéficient d'un statut valorisant en dehors des projets, aimeraient parfois connaître celui des utilisateurs avec qui ils sont en désaccord. À titre d'exemple, je peux faire référence ici à un débat qui eu lieu sur le forum du projet Wikiversité en français suite à l'arrivée d'un professeur d'université peu enclin à s'adapter aux choix et habitudes prises par la communauté. L'un de ses messages dans le fil de la conversation se terminait effectivement de la sorte : « Enfin, je saurai gré aux administrateurs de sortir de l’anonymat et d’afficher leurs identités et leurs cursus universitaires. Kamel GANA Professeur de psychologie de la santé Université de Bordeaux France U.Segalen (discuter) 1 décembre 2021 à 09:59 (UTC) »[S 60].
Dans un mouvement social qui se veut inclusif et mondial, on comprend facilement que cette barrière à l'encontre de postures élitistes pourra aussi être efficace face à d'autres types de discriminations. On sait déjà effectivement que ce n'est pas tout le monde qui contribue aux projets Wikimédia, mais uniquement ceux qui en ont le temps, les moyens et les capacités. Ce dont il faut encore tenir compte par après, c'est qu'il existe aussi au sein du mouvement de sérieux déséquilibres liés à une forte prédominance de contributeurs masculins d'origine européenne, et que ces contributeurs sont aussi très irrégulièrement répartis dans les projets. Ne pas obliger les contributeurs et contributrices à divulguer leurs réelles identités permet donc, dans ces circonstances, d'éviter certaines stigmatisations lors des débats qui reposeront alors principalement sur la pertinence des arguments avancés.
Répartition des éditeurs par projet
Dans l'espace numérique Wikimédia tout comme dans la sphère hors ligne du mouvement, la taille des communautés bénévoles peut fortement varier d'un projet à l'autre en fonction du niveau d'implication des éditeurs. Grâce au site Wikistats, il me fut possible de répertorier sous forme d'un tableau (tableau 4.2), le nombre de Wikimédiens actifs au niveau des différents projets Wikimédia. Ces chiffres permettent de relativiser les discours selon lesquels il existe des millions de contributeurs actifs dans les projets. Car si des millions de comptes utilisateurs furent effectivement créés au niveau des projets, parmi ceux-ci de nombreux sont toute fois inactifs ou ne le sont que dans un seul projet. Voyons donc à partir des tableaux ci-dessous comment se répartissent réellement les éditeurs dans trois différentes versions linguistiques des projets Wikimedia, ainsi que le nombre mensuel moyen d'éditions faites à l'intérieur de ces projets durant les années 2019 et 2021.
En français | ⩾ 1/mois | ⩾ 5/mois | ⩾ 1/jour | ⩾ 5/jour |
Wikipédia | 57 000 | 6 000 | 4 000 | 729 |
Wiktionnaire | 2 000 | 170 | 114 | 32 |
Wikisource | 348 | 152 | 70 | 48 |
Wikiversité | 195 | 43 | 16 | 5 |
Wiklivres | 142 | 16 | 9 | 2 |
Wikiquote | 118 | 16 | 7 | 1 |
Wikivoyage | 99 | 17 | 8 | 2 |
Wikinews | 54 | 11 | 6 | 1 |
En anglais | ⩾ 1 édit/mois | ⩾ 5 édit/mois | ⩾ 1 édit/jour | ⩾ 5 édit/jour |
Wikipédia | 417 000 | 39 000 | 24 000 | 4 000 |
Wiktionnaire | 5 000 | 596 | 373 | 102 |
Wikiquote | 2 000 | 133 | 92 | 11 |
Wiklivres | 1 000 | 163 | 67 | 13 |
Wikivoyage | 992 | 155 | 71 | 22 |
Wikiversité | 565 | 141 | 42 | 13 |
Wikisource | 509 | 180 | 74 | 42 |
Wikinews | 146 | 32 | 14 | 4 |
En portugais | ⩾ 1 édit/mois | ⩾ 5 édit/mois | ⩾ 1 édit/jour | ⩾ 5 édit/jour |
Wikipédia | 27 000 | 2 000 | 1 000 | 192 |
Wiktionnaire | 185 | 16 | 12 | 3 |
Wikiversité | 105 | 19 | 6 | 1 |
Wiklivres | 106 | 9 | 5 | 0 |
Wikisource | 51 | 8 | 4 | 1 |
Wikiquote | 43 | 7 | 3 | 0 |
Wikinews | 26 | 9 | 5 | 2 |
Wikivoyage | 24 | 3 | 1 | 0 |
Multilingue | ⩾ 1 édit/mois | ⩾ 5 édit/mois | ⩾ 1 édit/jour | ⩾ 5 édit/jour |
Wikidata | 42 000 | 11 000 | 4 000 | 1 000 |
Commons | 38 000 | 12 000 | 3 000 | 1 000 |
MetaWiki | 4 000 | 988 | 300 | 61 |
MediaWiki | 1 000 | 259 | 85 | 18 |
Incubator | 429 | 157 | 43 | 16 |
Wikispecies | 285 | 81 | 39 | 20 |
Outreach | 97 | 25 | 5 | 1 |
ßwikiversity | 64 | 12 | 4 | 1 |
Fondation | 6 | 0 | 2 | 0 |
À partir d'autres productions statistiques produites au sein du mouvement et disponibles en libres accès sur le Net, il est aussi possible de comparer les projets ou versions linguistiques selon toute une série de critères, tels que la taille, le nombre d'éditions selon le type d'éditeurs (actif ou très actif), etc. Il est même parfois possible de visualiser certaine représentations graphiques animées et paramétrables comme c'est le cas de celles qui se trouvent sur la page https://stats.wikimedia.org/wikimedia/animations/requests dans laquelle on voit apparaitre la localisation des modifications faites aux projets Wikipédia au niveau d'une mappemonde, ou encore celle située à la page https://stats.wikimedia.org/wikimedia/animations/growth/AnimationProjectsGrowthWp.html (vidéo 4.4), ou dans ce cas-ci, c'est la progression en taille de chaque version linguistique de l'encyclopédie qui se visualise au cœur d'un graphique (vidéo 4.2 & figure 4.23). Comme en témoigne donc ces deux exemples, grâce à l'archivage de l'activité de l'ensemble des projets Wikimédia, il est ensuite possible de produire autant de graphiques, cartes et animations qu'il soit possible d'imaginer. De nombreux autres graphiques continueront donc à être exposés tout au long de ce travail de recherche.
De ce goût pour les chiffres et des représentations graphiques rencontré dans le mouvement Wikimédia, découle donc la production de nombreuses données quantitatives qu'il serait bien sûr dommage de passer sous silence, puisqu'elles se trouvent sous la main. Ceci alors que, d'un autre côté, il est regrettable que le traitement d'informations qualitatives, pourtant tout aussi abondantes au sein du mouvement, ne soient quasiment pas exploitées. C'est d'ailleurs là une des raisons pour lesquelles je m'efforce autant que possible d'en mobiliser dans ce travail de recherche, en repartant de mes observations ethnographiques, mais aussi en parcourant le Web à la recherche d'autres témoignages. On en retrouve en effet dans des articles de presse, des blogs, des listes de diffusion publiques, ou encore dans les nombreux espaces de discussion et d'expression existants au sein des projets.
Répartition des éditeurs dans le monde
Pour se faire une première idée de la répartition géographique des éditeurs, on peut déjà tirer profit de cette pratique assez courante chez les contributeurs et contributrices qui consiste à se décrire spontanément sur sa page de profil utilisateur. Pour faciliter cette démarche, il existe toute une collection de boites informatives appelées « boite utilisateur ». Ce sont des petits encadrés que l'on installe sur sa page de profil à l'aide d'un WikiCode prédéfini, de manière à exprimer son appartenance ou son affinité. Le choix des boites est extrêmement varié. Sur le site Wikipédia en français, il en existe plusieurs milliers[S 62], avec pour chacune d'entre elles, la possibilité de lister ses utilisateurs sur des pages de catégorisation grâce à un petit triangle présent à gauche de la boite. Selon l'exemple de la boite « Utilisateur habite Maroc » (figure 4.24), si l'on clique sur le triangle en question, on est alors redirigé vers la page Catégorie : Utilisateurs habitent Maroc[S 63] sur laquelle apparaîtra la liste de toutes les personnes qui utilisent cette boite dans le projet Wikiversité.
En date du 3 mars 2021, cette liste comprenait ainsi 4 personnes. Or, si l'on regarde de plus près l'activité de celles-ci, on découvre alors qu'un de ces personnes n'a plus édité le projet depuis 2010, deux depuis 2015 et une depuis 2016. Par la suite, il faut ensuite tenir compte que l'usage des boites d'utilisateurs est entièrement volontaire et que cette liste n'est donc probablement pas exhaustive. Tout au plus, l'indication qu'elle donne est qu'il y a eu depuis la création du projet Wikiversité probablement au moins quatre contributeurs habitant le Maroc qui y auront participé.
De manière similaire, la page Catégorie:Utilisateurs par pays[S 64] indique que depuis la création de Wikiversité, au moins 184 personnes qui habitent ou habitaient en France ont contribué au projet. D'autres pages de catégories montrent 13 personnes au Canada, 9 en Belgique (sans moi à nouveau), 7 en Suisse, 3 en Australie, une à Monaco et une en Italie. Cette nouvelle observation permet donc de supposer que le projet Wikiversité francophone est très majoritairement édité par des personnes vivant en France. Cette première impression est ensuite renforcée si l'on consulte ensuite la cartographie de la communauté[S 65], qui, elle aussi, est complétée de manière facultative par les contributeurs. On y voit apparaître une mappemonde dans laquelle se situent approximativement les lieux de résidence des éditeurs qui s'y seront inscrits (figure 4.25 & 4.26).
Par l'intermédiaire de ces cartes, on peut donc non seulement renforcer l'hypothèse que les projets francophones sont principalement édités au départ de la France, mais encore découvrir, en changeant d'échelle, qu'il existe une forte concentration de ces éditeurs dans l’agglomération parisienne. Est-ce là une chose vraiment surprenante si l'on sait que l'unité urbaine de Paris rassemblait en 2017, une population de 10 785 092 personnes[S 66], soit près d'un sixième de la population française au total. Un chiffre relativement imposant donc et ce d'autant plus qu'il doit dépasser aujourd'hui le nombre de francophones Canadiens et avoisiner celui des francophones de Belgique et de Suisse réunis[S 67]. Aussi impressionnant qu'il soit, ce chiffre doit cependant être comparé à toute la francophonie mondiale estimée en début 2021, à 300 millions de personnes[S 68]. Pour que les projets Wikimédia francophones soient édités de manière équitable au regard de la répartition des contributeurs francophones dans le monde en 2020, il faudrait que pas plus d'un éditeur sur trente soit parisien et moins d'un sur cinq soit français. Or, si l'on regarde les données statistiques produites au départ du projet Wikipédia en français en 2018 et 2019 (figure 4.27), la participation de la France apparaît près de trois fois supérieure à celles des francophones du reste du monde.
Cette première analyse permet donc de réaliser que la population d'éditeurs des projets francophones, bien que diversifiée, comprend un biais important au niveau des origines géographiques et culturelles. Après une première fracture observée parmi les lecteurs des projets Wikimédia, s'ajoute donc ici une nouvelle qui concerne cette fois les éditeurs de contenus. De plus, étant donné que les projets sont principalement édités par les habitants du Nord[S 69], il n'y a donc rien de surprenant à ce que les articles de Wikipédia soient aussi majoritairement géolocalisés dans cette partie du monde et selon des fréquences qui pouront varier en fonction des versions linguistiques[S 70], au même titre que les hyperliens situés dans les articles renvoient, eux aussi et bien souvent, vers d'autres articles traitant du monde occidental. Certes, le déséquilibre semble se résorber au niveau du projet encyclopédique entre 2012 et 2017 (figure 4.28), mais pas aussi vite toute fois que ce qui s'observe dans Wikidata où la géolocalisation des items en arrive à s'étendre partout dans le monde entre 2013 et 2017 (figure 4.29).
Ce biais géographique et culturel observé au niveau de la francophonie semble ensuite se reproduire au niveau mondial où l'on observe une piètre répartition des éditeurs. C'est dans tous les cas ce qui ressort des différents graphiques (figures 4.30 à 4.35) réalisés par l'équipe Community Insights chargé par la Fondation du suivi de la population Wikimédienne depuis 2016[S 71]. En observant ceux-ci, on constate effectivement que les éditeurs des projets Wikimédia situés en Europe ont franchi la barre des 50 % au cours des observations. Un déséquilibre qui semble d'autant plus accentué lorsqu'il s'agit des éditeurs permanents les plus actifs.
Le fossé culturel observé au niveau de la participation au sein des projets Wikimédia, fut ainsi l'une des préoccupations premières du rassemblement Wikimania de 2018 à Cape Town[M 11]. De la résolution de ce problème repose effectivement la réussite d'un mouvement désireux d'impliquer le monde entier dans le partage de toutes les connaissances humaines. Un projet de partage universel et égalitaire, qui se fait donc attendre, pendant que les projets Wikimédia restent à ce jour majoritairement édités par les eurodescendant·e·s, alors que leur contenu est de plus en plus consulté par les pays du Sud, au travers d'appareils mobiles peu propices à l'édition.
Au même titre que le cinéma américain fut qualifié d'impérialisme culturel[B 4], et même si certains trouveront toujours dans ce genre de phénomène certains aspects positifs[B 5], c'est alors l'espace numérique Wikimédia dans son ensemble qui peut être considéré comme une nouvelle forme de colonisation culturelle occidentale[M 12]. Ce phénomène fut d'ailleurs critiqué par certains médias qui l'auront associé au programme Wikipedia Zero, accusé pour sa part de violer la neutralité du net[M 13].
La question de décoloniser les projets Wikimédia finit ainsi par être ouvertement débattue lors d'une présentation faite à l'occasion de la dernière rencontre internationale du mouvement de 2021 (vidéo. 4.3). Celle-ci fut l'occasion de se rappeler, en accord avec ce qui se fait à d'autres endroits[B 6], que la colonisation eurodescendante n'est pas propre à l'écosystème Wikimédia. En réalité, elle s'observe de manière plus globale sur l'ensemble de l'espace Web, où tout comme dans le mouvement et même d'autres projets collaboratifs[B 7], on y observe d'autres formes de dominations, mais liées cette fois à des caractéristiques sociologiques.
Les déséquilibres sociologiques
Au problème de la piètre répartition géographique des éditeurs Wikimédia s'ajoutent ainsi d'autres inégalités socio-culturelles observées à l'intérieur du mouvement. L'une des premières détectées fut la faible participation féminine. Dès 2009, une étude menée par la Fondation Wikimédia quantifia pour la première fois cette participation au taux de 10 % (figure 4.36). Une nouvelle étude de 2011 réévalua ce taux de participation à 9 %[M 14] alors qu'une autre de 2013 le rehaussait à 22 %[S 72]. De manière plus ciblée sur les pays du Sud, une enquête de 2014, arrivait quant à elle à 20 %[M 15], alors qu'une étude de 2016 portant uniquement sur l'espace germanophone ne dépassait pas les 10 %[M 16]. Grâce aux rapports plus détaillés fournis par l'équipe de la Fondation chargée du suivi de la communauté[S 71], on peut ensuite découvrir que le déséquilibre féminin peut connaître certaines variations selon la situation géographique (figure 27) tout en étant moins accentué au niveau des activités hors lignes depuis laquelle se fait l'observation (figures 4.38), 4.38), et au niveau des nouveaux arrivants (figure 4.40). Ce semble donc indiquer que la rétention des femmes bénévoles au sein du mouvement est près de deux fois meilleur hors ligne que en ligne.
Le déficit de la participation des femmes au mouvement est d'autant plus étrange qu'il ne s’observe pas dans d'autres sphères du Web comme les réseaux sociaux et autres sites de partages d'informations. Suite aux nombreux efforts déjà fournis, le statu quo Wikimédia continue donc à susciter de nombreuses questions. Quant aux réponses, elles sont plutôt rares dans le mouvement, alors qu'en dehors de celui-ci, une autrice de la revue du MAUSS[B 8], nous apporte cet éclairage intéressant au sujet des femmes internautes :
Elles semblent également plus fidèles au système de l’échange de marché. Elles renforcent leurs propres compétences de consommation à travers l’acquisition d’informations sur les produits, l’évaluation de la qualité des hôtels et des lieux touristiques etc. Plutôt que de contrarier l’utopie du marché comme forme prédominante d’intégration de l’économie dans la société [Polanyi, 1944], elles préfèrent adopter des techniques adaptatives et récréatives pour améliorer leurs performances dans les pratiques de consommation. Le temps libre, encore insuffisant en raison du poids quotidien de la « double journée », est consacré à entretenir des relations, à partager avec d’autres femmes les fatigues, soucis et joies typiquement féminines. La majorité des femmes ont préféré se faire une place là où ne se profilaient pas de compétitions ou de luttes pour le pouvoir, là où pouvait se déployer la fonction phatique du langage et la dimension récréative de l’immersion digitale.
En ce qui concerne d'autres particularités sociologiques du mouvement, la première enquête de 2009 indiquait aussi que la communauté Wikimédia était constituée d'environ 30 % de célibataires et moins de 20 % de personnes sans enfant, tout ceci en tenant compte qu'à cette époque, plus de 70 % des personnes interrogées avaient moins de 30 ans (figure 4.36 ci-dessus)[S 73]. Grâce à une nouvelle enquête de 2018, il fut alors possible de voir comment la population des éditeurs Wikimédiens avait changé sur l'espace de presque une décennie. Alors que la situation au niveau du genre reste effectivement stable, on remarque en revanche que les Wikimédiens en 2018 sont sensiblement plus âgés qu'en 2009, et de manière plus accentuée encore quand ils font partie des contributeurs les plus actifs. De manière concrète, on observe ainsi une diminution de 50 à moins de 25 % pour des jeunes de moins de 22 ans et une augmentation de 25 à plus de 50 % pour les personnes de plus de 31 ans (figure 4.40)[S 74]. Ceci toujours en tenant compte que les chiffres peuvent fortement varier selon que l'on s'intéresse à une région du monde ou une autre, tandis que la population des développeurs bénévoles semble en général plus jeune que celle des éditeurs (figure 4.41).
Toujours en comparant 2009 (figure 4.36 ci-dessus) à 2018 (figure 4.42 ci-dessous), on peut ensuite observer un autre changement significatif au niveau de la proportion des éditeurs en possession d'un diplôme de l'enseignement supérieur. La comparaison permet en effet de constater un passage de 50 % en 2009 à plus de 85 % en 2018[S 74]. Ceci alors que le taux de personnes en possession d'un diplôme de primaire a pour sa part chuté d'un peu plus de 10 % en 2009 à seulement 1.5 % en 2018.
De ces analyses, nous pouvons donc conclure qu'au niveau des origines géographiques ainsi qu'au regard du genre, la situation n'a que très peu évolué durant les 9 ans qui séparent 2009 et 2018. Ce constat aura ainsi suscité le financement du projet Wikipedia Diversity Observatory, qui a pour but d'étudier la diversité des contenus et acteurs dans les projets Wikipédia, afin de mettre en évidence les lacunes et proposer des solutions pour combler celles-ci[S 75]. À ceci s'ajouteront ensuite la mise en œuvre d'initiatives prioritaires définies lors de l'élaboration de la stratégie du mouvement adoptée jusqu’en 2030[S 76]. Parmi celles-ci se trouve le financement des communautés sous-représentées[S 77] afin qu'elles puissent combler les contenus manquants[S 78] et représentatifs de leurs propres cultures[S 79].
Concernant le « vieillissement » de la population des éditeurs, le phénomène ne fut, à ma connaissance, jamais exprimé comme un problème à résoudre au sein du mouvement. On peut effectivement lier ce changement d'âge à celui qui est en cours au niveau de la population humaine et plus spécifiquement à ce qui s'observe dans les pays les plus industrialisés, étant donné qu'en 2019, plus de 50 % des éditeurs Wikimédia résidaient en Europe. Si l'on tient compte ensuite des projections faites de 2015 à 2050 par l'OMS[S 80], il faudrait alors s'attendre depuis une perspective mondiale à une augmentation de 35 % des plus de 60 ans qui devrait sans nul doute affecter la communauté Wikimédia. Plutôt que de s'en plaindre, le mouvement Wikimédia aura plutôt tendance à réagir positivement en accueillant les « vieux enfants du numérique », par des programmes de formation spécialement destinés aux seniors[M 17].
Pour comprendre l'augmentation des diplômes supérieurs, il faut ici tenir compte du fait que le contenu des projets Wikimédia, et spécialement celui de l'encyclopédie, atteint un certain stade de maturité et que son amélioration demande par conséquent des compétences intellectuelles de plus en plus élevées. Il est vrai par contre que beaucoup d'efforts ont été fournis pour faciliter l'édition des projets Wikimédia, avec notamment l'arrivée de l'éditeur visuel qui rend la connaissance du WikiCode facultative, tout en offrant de nombreux paramétrages automatisés. Cependant, dès qu'il faut modifier les choses de manière plus spécifiques ou paramétrer les scripts d'automatisation, la simplicité d'utilisation fait alors place à une complexité plus grande que ce qui existait auparavant, puisqu'elle demande à présent des connaissances en code informatique encore plus poussées.
Alors que nous reparlerons de tous ces aspects techniques indispensables à la compréhension de l'organisation des projets dans un prochain chapitre, il est aussi important avant de clôturer cette section de bien rappeler qu'elle reflète la situation globale du mouvement au travers de certaines tendances. Sur la base d'une autre enquête spécialement dédiée aux habitants du Sud[S 81], on voit effectivement apparaître certaines variations spécifiques à ces régions du monde. Dans cet échantillonnage apparaissent ainsi environ 20 % de femmes, dans une population sondée qui est plus jeune et moins diplômée que ce que l'on observe en moyenne dans le mouvement. On s'aperçoit ensuite que l'échantillonnage réalisé au départ des projets très probablement, n'est sans doute pas représentatif des populations du Sud puisqu'on y retrouve de nombreux étudiants, pratiquant l'anglais, disposant d'un smartphone et d'un accès Internet à domicile. Tout ceci sans oublier que chacun des huit pays sondés possède ses propres spécificités et que dans chaque pays du monde, les motivations qui conduisent à éditer les projets Wikimédia peuvent fortement varier d'une personne à l'autre.
Motivations des éditeurs
Réputés « pointilleux », « tatillons » et « intellectuellement sûrs d'eux »[T 2] selon Sue Gardner[B 9], la première directrice de la Fondation Wikimédia qui quitta ses fonctions en 2013, les contributeurs les plus actifs, nous l'avons vu, ne sont pas représentatifs de la population mondiale. Certains d'entre eux sont aussi tout à fait conscients de la valeur des travaux qu'ils réalisent à l'intérieur des projets. En témoignera certainement cette boite d'utilisateurs (figure 4.43) trouvée sur la page de présentation d'un contributeur dont le but est de calculer la valeur de ses contributions sur la base du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC)[S 82].
Faute de rémunération, les éditeurs bénévoles doivent donc bien trouver leurs motivations autre part, alors que les projets Wikimédia sont finalement très divers au niveau de leurs finalités. Ceci alors qu'en général il fut déjà prouvé que les profils de bénévoles dans d'autres sphères de la vie associative extérieures au mouvement peuvent être très variables[B 10]. Il serait alors tentant d'établir une typologie telle que d'autres l'ont fait avant moi, dans une recherche uniquement axée sur le projet Wikipédia en français[B 11]. Dans celle-ci qui fut principalement basée sur l'observation des conflits entre éditeurs, quatre régimes épistémiques furent mis en évidence : le régime encyclopédiste, le régime wiki, le régime scientifique et le régime du militant.
Hélas, ces catégories me semblent tout à fait insuffisantes pour couvrir l'ensemble des projets Wikimédia. Le régime encyclopédiste, par exemple, ne permet pas de rendre compte d'autres régimes équivalents et forcément présents dans les autres projets éditoriaux. En parallèle à cette catégorie, il faudrait effectivement aussi parler de régime dictionnariste, voyagiste, journalistique, etc. De plus, on pourrait alors tout aussi bien regrouper toutes celles-ci à l'intérieur d'une catégorie unique que l'on pourrait qualifier de régime conformiste. À moins que le terme anti-wiki soit d'un usage plus adéquat, puisque les adeptes du « régime wiki » en font déjà mention sur le site Meta-Wiki[S 83] :
Paradoxalement, l'anti-wikisme émerge sur plusieurs wikis, généralement porté par des gens ayant peu de vision à long terme, qui tentent de les contrôler et de leur imposer des limites. Ils veulent ainsi faire adopter des attitudes propres aux structures classiques (non wiki), sous prétexte de vouloir « améliorer » le modèle du wiki. Les adeptes de cette approche tentent de transformer la gestion des wikis publics sur lesquels ils interviennent en quelque chose de semblable aux sites web classiques, où seuls quelques éditeurs sont autorisés à modifier le contenu.
Le « régime scientifique » semble par contre commun à l'ensemble de projets, et qui se verra sans doute renforcé par une participation toujours plus grande de personnes diplômées de l'enseignement supérieur conformément à cette évolution statistique déjà mentionnée. Ceci alors qu'en 2005 déjà, on parlait de « scientifique wikipédien »[S 84].
Quant aux militants, ils sont bien sûr très nombreux parmi les projets, sauf que leurs motivations peuvent être tellement variées qu'il serait nécessaire, cette fois, d'établir toute une série de sous-catégories. Pensons seulement aux militants de chaque philosophie politique, morale ou scientifique, ainsi qu'aux militants œuvrant pour la cause d'innombrables associations, entreprises, artistes, etc. Alors que toutes ces sous-catégories se regrouperaient autour de modes d'actions partagés, les éditeurs qui en font partie seront aussi les premiers à s'opposer les uns aux autres dès qu'un choix éditorial doit être fait. Puis, il ne faudrait pas non plus mettre de côté les vandales qui, bien que leurs modifications visent à nuire à la qualité des projets, n'en restent pas moins des éditeurs à part entière.
Vouloir classifier les motivations de tous contributeurs wikimédiens, ressemble donc à une tâche soit très hasardeuse, soit extrêmement complexe à réaliser. Heureusement pour nous, les habituelles études quantitatives fournies par la Fondation rendent possible l'observation de certaines tendances partagées en matière de motivation, même si celles-ci ne se fondent que sur des questions préformatées. Au départ des trois graphiques repris ci-dessous, on découvre ainsi qu'il existe un commun désir de partage exprimé par la mission du mouvement. Derrière cet altruisme partagé qui semble devancer les autres motivations jusqu'en 2012 (figures 4.44 & 4.45), apparaissent ensuite d'autres motivations plus personnelles telles que la mise à profit d'une expertise, le plaisir du travail accompli, la sociabilisation, l'apprentissage, etc. autant de motivations qui finiront d'ailleurs par prendre le devant de la scène à partir de 2017 (figure 4.46).
Afin de compléter ces premières informations, abordons cette fois les choses sous un angle plus qualitatif dans le but d'apporter en même temps certaines nuances à ce qui a été dit, mais également pour découvrir des choses nouvelles qu'il est impossible d'exprimer lorsqu'on se trouve face à une série de questions ciblées. Malheureusement, sur cette piste, les sources en provenance de la Fondation sont beaucoup moins nombreuses alors que paradoxalement il existe dans les projets des millions de pages de conversations produites dans des centaines de langues et projets éditoriaux différents. Tellement de données qualitatives, à vrai dire, qu'il me fut bien impossible en qualité de chercheur isolé et sans une maîtrise suffisante du traitement automatisé du langage naturel, de les sonder dans leur ensemble.
Ceci est la raison pour laquelle les informations qui suivront sont le fruit d'une récolte de témoignages trouvés sur le Net. Ceux-ci proviennent en partie de ce qui m'est apparu comme l'unique étude qualitative produite par la Fondation rencontrée durant mes recherches, d'une série d'interviews publiées par l'association Wikimédia France, et de quelques autres entretiens publiés par des magazines. À commencer d'entrée de jeux, par cette première conviction récoltée chez de Justin Knapp le premier contributeur du projet Wikipédia en anglais à avoir atteint le million d'éditions[M 18] :
Tout le monde devrait travailler pour quelque chose sans être rémunéré. Quand on a du temps libre, il ne faut pas mal le dépenser. La plupart du boulot que je fais est utile. La récompense est le fait de travailler dessus. C’est un travail d’amour
Pour compléter ce premier témoignage, on peut ensuite visionner ces trois vidéos (vidéo 4.4, 4.5 et 4.6)[V 2] produites par la Fondation en 2010 lors d'une campagne qui cherchait précisément, à rendre visibles les multiples motivations des éditeurs de Wikipédia. Une des qualités de ces vidéos, sans doute un peu forcée pour la cause, est de mettre en évidence la grande diversité socioculturelle des contributeurs au projet.
En avril 2020, j'ai aussi découvert des témoignages intéressants en parcourant certaines vidéos produites par la communauté Wikimédia durant la première période de confinement. Une des sessions de vidéos conférences réalisées en streaming sur Twitch.tv et intitulées « Découverte des coulisses de Wikipédia »[V 3] a particulièrement retenu mon attention. Dans la bande sonore que j'ai extraite de son enregistrement (Audio 4.1), deux contributeurs et une contributrice répondent à la question « pourquoi contribuer ? ». La réponse apportée par la contributrice en fin d'enregistrement, offre une très belle illustration de ce que Léo Joubert décrit lors de son entretien avec Wikimédia France[M 8], déjà cité précédemment :
« Pour moi, les wikipédiens ont été capables de se mettre d’accord sur des règles qui cadraient leur désaccord. Puisqu’on est d’accord ce sur quoi on n’est pas d’accord, on peut enclencher des dynamiques de conflits très puissantes qui s’avèrent paradoxalement intégratrices. Beaucoup des contributeurs que j’ai interrogés disaient par exemple être passionnés par le conflit au début de leur carrière, puis ont ensuite pris leur distance pour mener une activité plus calme et cadrée par un rôle bien défini. On aura donc toujours des conflits, mais on aura des dynamiques intégratrices qui répondent à ces conflits. Voilà ce que j’ai voulu formuler avec mes recherches sur Wikipédia : l’idée que le conflit ne s’oppose pas à l’intégration mais que ces deux termes sont en interaction très complexe. »
Parmi les sources textuelles disponibles dans les projets Wikimédia, il existe aussi de nombreuses conversations entre contributeurs qui porteront précisément sur leurs motivations et les raisons pour lesquelles ils contribuent. Certaines peuvent avoir lieu dans des espaces de discussion partagés, tel que l'espace de discussion principale de Wikipédia, que l'on nomme le Bistro, d'autres lors de dialogues prenant place sur la page de discussion d'un des deux interlocuteurs. Voici deux exemples se rapportant à la même contributrice, qui répond au pseudonyme de Manacore et dont nous reparlerons dans une prochaine section de ce chapitre :
Sur le bistro de Wikipédia[S 85] :
[...] l'une des motivations, pour les accro, est que wp [Wikipédia] réunit, de leur point de vue, deux éléments qui vont rarement de pair : l'utile et l'agréable. Contribuer, c'est utile, surtout pour les autres mais aussi un peu pour soi-même ; et c'est agréable pour soi-même - les autres passent alors au second plan, on est déjà tellement drogué à wp qu'on ne se pose même plus la question . Et puis une drogue en chasse une autre : grâce à wp je me suis désintoxiquée des séries policières de la TV. Maintenant je suis normale Modèle:Désespoir.
Sur la page de discussion du contributeur Alginatus située dans le projet Wikiversité[S 86] :
Cela a dû vous arriver comme à moi : des gens IRL qui évoquent un sujet relativement pointu et qui ne font que réciter l'article wp correspondant. La situation devient encore plus savoureuse lorsqu'on est le principal contributeur de l'article ;-). D'où l'intérêt d'avoir un pseudo et de ne surtout pas le dévoiler IRL, d'ailleurs. D'où l'intérêt, aussi, de continuer, pour enrichir le projet mais aussi pour freiner les velléités de ceux qui l'utilisent à des fins de propagande. Un jour sans doute je m'en lasserai comme vous, mais pour l'instant je crois encore à l'utilité de contribuer. Et puis on y croise des personnalités fort intéressantes - comme cet ancien admin qui connaît si bien l'histoire du 20e siècle et de la Shoah, et qui sait faire preuve d'une telle efficacité devant les tentatives d'enfumage.
En consultant le contenu des projets les plus actifs, il est ensuite possible d'y trouver des entretiens réalisés par des journaux produits par et pour les wikimédiens. C'est entre autres le cas du journal Wikimag qui a déjà publié plus de 70 entretiens[S 87] entre des Wikipédiens qui se portent candidat pour tenter l'expérience[S 88]. En signalant l'existence de ces entretiens, j'invite donc ceux qui le désirent de les parcourir avec espoir de récolter d'éventuelles informations complémentaires à mes propos. Pour ma part et afin d'éviter de m'éterniser dans cette section, je me limite ici à reprendre ci-dessous quelques passages de l'interview de Cantons-de-l'Est[S 89]. Il est le créateur d'un autre hebdomadaire intitulé Regard sur l'actualité de la Wikimedia[S 90] (véritable mine d'or en matière d'informations sur le mouvement Wikimédia) et se dit atteint de « Wikipédiholisme »[S 91] avéré suite à un test humoristique créé par la communauté pour situer à quel point on se surinvestit dans le projet Wikipédia.
[...] Ça remonte à mars 2005, je parcourais Slashdot pour me délasser d'une longue journée de travail. Dans l'une des entrées, on a mentionné la Wikipédia en anglais (déjà en ligne depuis quatre ans). Je suis allé faire un tour. J'ai remarqué qu'un article sur A. E. van Vogt existait aussi dans la Wikipédia en français. J'ai débarqué ici sans trop savoir ce qui m'attendait. J'ai corrigé une faute d'orthographe (qui ne le fait pas ?). Il était trop tard, mon petit doigt était engagé dans la machine Wikipédia. [...] J'ai rencontré des wikipédiens en vrai et, je crois, ils ne jugent pas que je vois Wikipédia partout. Mais, ce sont des accros, alors leur avis est biaisé. [...] Cependant, jamais, au grand jamais, je ne laisserai Wikipédia miner ma sérénité. Certains y verront de la lâcheté. Oui. Wikipédia est un jeu. Et doit le rester.
De nombreux autres témoignages furent aussi recueillis à l'extérieur des projets, par la Fondation ou des organisations affiliées au mouvement telles que Wikimédia France, qui publia un jour sur son blog une série de mes réponses lors d'un entretien portant sur le projet Wikiversité[M 19]. Il n'est pas rare non plus de trouver d'autres entretiens dans des magazines et journaux externes au mouvement. Pour exemples nous avons le témoignage de Simon Villeneuve, un professeur de science dans le Chicoutimi qualifié de « champion québécois de Wikipédia » par la revue L'actualité et interrogé par le journal Le quotidien numérique[M 20], ou encore, cette « rencontre avec les petites mains anonymes qui font Wikipédia »[M 21] organisée par le journal Le Monde et dont voici quelques extraits :
« Âgé de 64 ans, retraité après une carrière de directeur de travaux, Kikuyu3 a plongé dans Wikipédia en 2008 grâce à sa passion pour l’astronomie et n’en est jamais sorti. " Je m’endors et je me réveille avec Wikipédia ", sourit celui qui se demandait à l’époque ce qu’il allait faire de sa retraite. Une dizaine de milliers de contributions plus tard, la réponse est dans ce projet à l’ampleur inédite :
« Wikipédia est fait par des gens dans le monde entier, qui ne se connaissent pas, qui sont parfois totalement opposés sur le plan social, politique et religieux, et qui se mettent d’accord pour partager des connaissances. Personnellement, je n’ai pas le bac. J’ai vécu toute ma vie avec un complexe par rapport aux diplômés. Mais Wikipédia ne vous demande pas si vous avez un diplôme, les contributions des gens sont jugées sur la qualité de leurs arguments. »[M 21]
Et voici un autre témoignage de Tsaag Valren, une contributrice déjà rencontrée dans une vidéo présentée précédemment (vidéo 4.5)
Mon parcours de contributrice est étroitement lié à ce syndrome d’Asperger. J’ai commencé à contribuer sur Wikipédia fin 2007, alors que je sortais d’une période noire. Écrire des” trucs” sur Wikipédia, ça me calmait. C’est un peu comme retrouver un espace familier où les paramètres vous sont connus, alors que ” la vie de tous les jours ” n’est qu’un chaos dont on ne comprend ni la finalité, ni les règles. (…) Wikipédia offre l’espace parfait pour quelqu’un comme moi : on peut apprendre et écrire sur ce qui nous passionne, on n’est pas obligé d’avoir des relations sociales, on peut être apprécié et même admiré pour nos compétences.[M 21]
Suite à tous ces témoignages, il semblerait donc que devenir contributeur aux projets Wikimédia, voir accro, n'est pas une entreprise qui s'anticipe réellement. Mais ceci étant dit, je n'affirmerais pas pour autant que toutes les personnes qui se prêtent au jeu finissent par tomber dans le piège du Wikipédiholiisme. Ma propre expérience et ma désillusion apparue d'entrée de jeu est effectivement un souvenir que je partage avec de nombreuses autres personnes. En combinant celles-ci aux commentaires que je viens de fournir, un conseil que je pourrais donc prodiguer serait de faire son entrée progressivement de telle sorte à bien comprendre les règles du « jeu », afin d'éviter de se retrouver frustré dès la première expérience. Ensuite, et même si ces précautions sont mises en œuvre, il faut bien reconnaître que l'amélioration des projets Wikimédia n'est pas une activité qui peut convenir à tous. C'est d'ailleurs ce dont témoigne un contributeur avec qui j'ai pu discuter du mouvement à de nombreuses reprises[S 92].
"Inciter" ou "Aller chercher" les contributeurs parait vraiment très difficile. J'ai l'impression qu'il faut avoir fondamentalement "le profil", mais si on ne l'a pas, pas moyen de le donner artificiellement à quelqu'un. J'ai essayé "d'inciter" une dizaine de personnes, toutes très capables de contribuer, avec un "parrain gratuit" en prime, mais rien à faire : quand cela n'accroche pas, ça n'accroche pas. Et il n'y a même pas de profil type, on ne peut pas savoir à l'avance si cela va accrocher ou non, c'est très multifactoriel. Les contributeurs doivent trouver leur chemin vers WP tout seul et je pense que si on a "le profil", on finit toujours par le trouver, on est attiré instinctivement. Jean-Christophe BENOIST (discuter) 15 novembre 2021 à 14:37 (CET)
Enfin, et c'est là une chose qu'il faut toujours garder à l'esprit lorsqu'on observe le mouvement, c'est qu'il ne faut jamais se limiter au projet Wikipédia, car chaque projet à sa propre mission éducative et ses propres règles de fonctionnement, dont découlent alors d'autres ambiances communautaires et d'autres motivations. Voici donc pour compléter le tableau, d'autres témoignages en provenance d'éditeurs actifs dans les projets frères de Wikipédia, à commencer par Wikisource qui à l'occasion de la célébration des 20 ans d’existence du projet, avait demandé à ses utilisateurs : « Comment êtes-vous arrivé pour la première fois sur Wikisource ? ». Une question à laquelle Zyephyrus répondit ceci[S 93] :
Par hasard, séduction immédiate, proverbe Si tu veux être heureux toute ta vie fais-toi un jardin, je me disais qu’avec la retraite il était temps de s’y mettre mais je ne m’en sentais ni la capacité ni vraiment l’envie : mais dès que j’ai pénétré dans Wikisource j’ai senti que j’avais trouvé un « jardin » à la mesure de mes rêves.
Tandis que sur sa page d'utilisateur, Ernest-Mtl nous confie ceci[S 94] :
Avec les années, l’élitisme au sein de la littérature a pris une ampleur incroyable. Si vous n’êtes pas de la caste des Hugo, de Balzac et autres grands (mais selon qui ?) auteurs, leurs efforts littéraires se veulent relégués aux oubliettes, enfouis sous des tonnes de poussières et leurs auteurs, dont les noms souvent ne figurent même pas dans les catalogues, leurs œuvres n’y sont pas listées et les années ont presque effacé les quelques pages pondues ici et là, dans des feuilletons, dans les colonnes des journaux, appelés à une consommation rapide pour ensuite servir d’allume-feu dans le poêle ou l’âtre.
Wikisource est pour moi l’endroit idéal pour faire revivre cette littérature que certains boudent et se plaisent à appeler populaire, la dénigrent ou tout simplement ne lui accordent aucune valeur. Qui sommes-nous en tant qu’être humains en 2018 pour oser décider si un écrit a de la valeur ou non ? La populace a eu sa vengeance sur la royauté… il est temps aujourd’hui que ces petits auteurs soient vengés contre ces auteurs de grands classiques qui ne sont ni plus ni moins que des ouvrages imbus et survalorisés par une poignée d’universitaires qui s’octroient le droit de juger et détruire l’essence même de ce qu’est la littérature…
Au sein de la galaxie Wikimédia, nous voyons donc que certaines motivations ne pourront se développer que dans un seul endroit, et c'est là une des raisons pour lesquelles, sans doute, certaines personnes en arrivent à déserter l'encyclopédie après avoir trouvé plus de satisfaction dans un autre projet. Comme en attestent les quatre prochains témoignages récoltés ci-dessous, tel fut le cas de bon nombre de membres de la communauté du projet Wikiversité en français, et d'autres contributeurs actifs cette fois dans les projets Wikivoyage et Wikimedia commons :
Avant de venir sur la Wikiversité, j'étais sur Wikipédia sur lequel je ne vais que très rarement, sauf pour retourner voir ma liste de suivi.[S 95]
Je dois une reconnaissance éternelle à Wikiversity, le fleuron (peut-être pour moi seul) de Wikimedia. Ancien de Wikipedia, j’ai pu constater combien il était difficile, impossible d'ailleurs, de rendre impartiaux, objectifs, les sujets les plus sensibles, les plus délicats à traiter, les plus vitaux donc, pour l’Homme. Très occupé, je ne peux contribuer ici autant que je le voudrais.[S 96]
Lecteur de Wikipédia depuis mes 6-7 ans et contributeur à l'encyclopédie depuis 2017, je découvre Wikiversité par le biais de l'encart « Projets frères ». Croyant d'abord que le contenu se limite aux études supérieures, je passe mon chemin. Un peu plus tard, je décide d'explorer le site, et prends conscience qu'il n'en est rien. En mars 2020, le confinement est annoncé, je dois désormais étudier à domicile. J'entends parler du CNED et... rien d'autre. Je me souviens : et Wikiversité alors ? Je fais ma première contribution le 14 avril 2020, mais le manque d'accessibilité de l'aide à la création de page me rebute bien vite. S'ensuit une longue période de latence pendant laquelle j'épluche la documentation, j'essaie de comprendre tant bien que mal la structure du site. Le 11 décembre, je contribue pour la première fois avec mon compte. La suite se résume en peu de mots : le 20 février 2021, je passe la barre des 1 000 modifications, et le 4 avril, je suis « élu » administrateur.[S 97]
Bonjour, je suis Fabimaru, et j'aime voyager. Je fais partie du groupe des administrateurs, ce qui veut dire en pratique que j'effectue quelques tâches administratives demandées par d'autres utilisateurs (surtout des suppressions de page pour cause de vandalisme), ou de ma propre initiative pour les mêmes raisons. À part ça, je suis un contributeur lambda. Je bricole çà et là, je traduis principalement des pages anglophones sur le Japon, mais ne vous attendez pas à la moindre réactivité sur tout autre sujet.[S 98]
J'ai quitté la Wikipédia néerlandaise pour venir ici, car je pense que nous (les communautés Wikimedia) devrions avoir un dépôt central pour les images libres. J'essaie d'améliorer Commons en ajoutant plus d'images libres. Je déplace les images d'autres Wikipédia vers ici ou je fais des téléchargements par lots. Je suis responsable de plus de 4 millions de téléchargements.
Rendre Commons plus accessible est une autre chose sur laquelle j'aime travailler. Par exemple, en catégorisant les images, en rendant les modèles disponibles dans de nombreuses langues ou en ajoutant des liens vers Commons sur Wikipédia. J'utilise quelques robots pour m'aider et aider les autres ici à Commons. Je déteste quand des images dans le cadre de Commons sont supprimées, mais je supprime les violations de droits d'auteur à vue[T 3][S 99]
À chaque projet, correspondent donc certaines motivations spécifiques, qui de plus peuvent aussi varier fortement selon les caractères et envies des participants. En témoigneront ces autres commentaires trouvés sur d'autres pages de présentations de divers projets.
Ma participation première à ce projet avait pour but général d’enrichir mon vocabulaire. En effet, et même si mon chat s’en fout, je suis écrivain amateur à mes heures perdues. Vous pouvez d’ailleurs retrouver mes quelques textes publiés sur ce blog. Et puis voilà, je suis coincé dessus... Aussi, actuellement je suis sur ce projet pour "faire" (il y a tant…), pour faire vivre et pour l’ouvrir encore et encore à tous ceux qui peuvent.[S 100]
J'ai accepté de devenir administrateur sur Wikilivres, sur proposition de mes pairs. Participer à cette belle aventure que nous propose la Fondation Wikimédia, c'est agir pour mettre le savoir à la disposition de tous et refuser qu'il soit confisqué par les puissances financières pour devenir une marchandise. C'est donc, avant tout, un acte politique[S 101].
Je suis arrivé le 2 novembre 2012 sur Wikinews et souhaite pouvoir apporter des informations utiles. Je compte faire des articles qui me viennent à l'idée en regardant sur Internet. Sinon je fais aussi de la maintenance (catégories, interwikis, wikification, portails)[S 102].
Bonjour. Vous vous trouvez actuellement sur ma page personnelle de contributeur à Wikiquote. Je contribue principalement sur la Wikipédia en français, mais il m'arrive de venir donner un coup de main ici[S 103].
Comme contributeur de Wikidata, j'écris ou modifie d'habitude des entités liées à la technologie. Je suis un administrateur ici (vérifier) qui supprime principalement les duplicatas et nettoie le site des vandalismes ou des bacs à sable. J'ai un compte alternatif Jasper Deng (alternate) (discussion • contributions • journaux) que je peux utiliser pour l'expérimentation ou la securité[S 104].
Ma première modification de Wikispecies a été faite le 29 mai 2005, lorsque j'ai créé la page utilisateur que vous lisez en ce moment. C'était exactement deux mois après ma toute première modification Wikimedia, le 29 mars de la même année, lorsque j'ai créé la page Nothobranchius sur la Wikipédia suédoise. Treize ans plus tard (30 août 2018), j'ai créé la page Danio tinwini de Wikispecies, qui constitue également ma 100 000e contribution à la communauté. Le 30 mai 2021, j'ai effectué ma 100 000e modification sur Wikidata, à propos du magazine allemand Tropical Fish Hobbyist[T 4][S 105].
Je suis un administrateur et bureaucrate de l'Incubateur depuis 2011. Bien que j'édite rarement ici, je travaille en coulisses pour l'avenir de ce wiki, en mettant en œuvre de nouveaux changements pour que l'expérience des utilisateurs soit bien meilleure. Si vous souhaitez que quelque chose soit implémenté, veuillez ajouter une demande sur le portail communautaire ou sur la page d'idées du futur Incubateur[T 5][S 106].
Intérêts actuels sur MediaWiki
Améliorer la convivialité de Wikimedia Commons (Vous voulez aider ? Voir /Mentoring/Wikimedia Commons projects.)
Interopérabilité avec d'autres solutions ou infrastructures de signature unique[T 6][S 107].
Puisque les motivations peuvent être diverses chez un seul individu, rien n'empêche alors cette personne de s'impliquer dans de multiples projets au moment où elle découvre ce qui se passe en dehors de Wikipédia. Pour ceux et celles qui pratiquent suffisamment l'anglais écrit, le choix devient alors plus vaste, et il n'est pas rare dans ce cas de les rencontrer sur le projet Meta-Wiki où il est d'ailleurs possible d'éditer une page de présentation qui sera affichée sur tous les autres projets si elle n'y existe pas encore. Un système bien pratique pour économiser du temps d'édition qui fut adopté par deux éditeurs dont les témoignages sont repris ci-dessous.
Actif depuis 2003, avec la rédaction d'articles, la prise de photos, la résolution de problèmes dans les modèles et d'autres travaux de maintenance sur plusieurs wikis. Je joue souvent le rôle de dépanneur et d'expert en modèles pour faciliter la contribution des gens aux wikis.
Un autre point d'intérêt est d'améliorer la communication entre la Fondation Wikimédia, les chapitres Wikimédia et le mouvement Wikimédia mondial vers les volontaires locaux et les retours[T 7][S 108].
Bonjour, je suis Hasley, un amoureux de Beethoven, utilisateur pingouin et contributeur bénévole de Wikimedia. J'ai commencé à éditer sur la Wikipédia espagnole fin 2016 et je suis devenu administrateur et bureaucrate quelques années plus tard, suite à une demande d'admission réussie (89/2).
Au milieu de l'année 2019, j'ai commencé à étendre mes activités à d'autres projets Wikimedia. Par la suite, j'ai été élu en tant qu'administrateur sur Wikidata. Je suis actif sur d'autres projets, tels que la Wikiversité anglaise, Meta-Wiki, et Wikimedia Commons. Je suis également membre de la Small Wiki Monitoring Team, qui s'occupe quotidiennement du vandalisme et du spam entre les wikis. Vous pouvez me trouver sur translatewiki.net de temps en temps[T 8][S 109].
Finalement donc et quoi qu'il en soit, être contributeur actif dans les projets Wikimédia demandera toujours de bénéficier d'un certain temps libre, une chose dont tout le monde ne dispose pas forcément. Ensuite, il faut nécessairement avoir le goût de l'écriture dès que l'on veut créer ou améliorer des articles, ou celui de la technique, si l'on choisit de s'investir dans la maintenance des projets, ou encore de la photo, du son ou de la vidéo, dans le cadre plus spécifique du projet Wikimedia commons. Ensuite, et dans tous les cas, il faut encore faire preuve d'une certaine endurance dans l'usage d'un ordinateur de bureau et d'une certaine patience pour s’accommoder des règles produites par les communautés d'éditeurs. Autant d’exigences donc, qui avant même de prétendre à une quelconque gratification, auront déjà découragé bon nombre de candidats. Quant à la question de s'adapter à un environnement et à des règles produites durant une période pouvant varier d'une quinzaine à une vingtaine d'années, c'est là souvent une dernière épreuve qui pourra s'avérer fatale, et qui sera la source d'une certaine diaspora vers d'autres lieux internes ou externes au mouvement.
Départ, migration et diaspora
Tout le monde ne trouve pas forcément sa place dans le mouvement Wikimédia ni à l'intérieur de ses projets, alors que d'autres finissent par quitter le mouvement après y avoir rencontré certaines frustrations. On compte plus d'une centaine de personnes ayant déclaré leur départ sur la page dédiée de Wikipédia en français[S 110]. Comme cela sera vu plus en détail dans d'autres chapitres, certains éditeurs pourtant très motivés ont quitté le projet Wikipédia dès qu'il fut question d'y récolter de l'argent, d'autres l'ont fait en réaction à des choix éditoriaux votés par la communauté, ou par désaccord avec d'autres décisions liées à des positions politiques. En vérité, il y a sans doute autant de raisons de quitter le mouvement ou un projet éditorial qu'il y a de raisons d'y rester, et l'idée de claquer la porte, je l'avoue, m'est venue plus d'une fois à l'esprit. J'ai même à un moment demandé, comme d'autres, que mon accès soit bloqué en écriture de manière à pouvoir prendre un peu de recul[S 111].
Des conflits interpersonnels peuvent aussi surgir facilement au sein des projets entre des personnes qui ne partagent par les mêmes façons de penser. Il n'est d'ailleurs par rare que cela arrive entre administrateurs d'un même projet. Dans le meilleur des cas les choses finissent par s'aplanir, dans une situation plus regrettable, cela amène le départ d'un contributeur, et dans une situation extrême, les conflits peuvent aboutir au bannissement du projet[S 112]. C'est là une décision extrême, qui fait toujours suite à de nombreux blocages temporaires pour non-respect des règles communautaires, et bien souvent celles qui concernent le savoir-vivre, un principe fondateur adopté dans tous projets Wikimedia[S 113] au travers des conditions d'utilisation mises en place par la Fondation[S 114].
L’exclusion ne se limite pas à la sphère numérique du mouvement. Au niveau de l'association Wikimédia Belgique, j'ai pu assister à deux reprises à la démission, quelque peu forcée, d'un membre du conseil d'administration. Sans donner de détails de sorte à ne pas nuire aux personnes concernées, les deux situations succédèrent à des actes maladroits, que certains auront vus comme déplacés. À chaque fois, la crise fut gérée en interne par les autres membres du conseil d'administration qui est la seule instance compétente en la matière. Toujours est-il que dans les deux cas, des plaintes en provenance de la Fondation suite à certaines participations à des activités internationales du mouvement se sont jointes aux reproches qui étaient faits en interne. Mon ressenti concernant ces deux épisodes est que la grande ouverture du mouvement offre à certains une expérience sociale pouvant d'autant plus être grisante ou obsessionnelle lorsque l'on se trouve isolé dans le reste de sa vie.
Pour en revenir à ce qui se passe en ligne et aux frustrations éditoriales, l'histoire d'un article intitulé « Collaboration juive sous le nazisme » offre un bon cas de figure de migration d'un contributeur et du contenu qu'il tenait à défendre. La première version de cet article, toujours accessible à ce jour et sans même que cela ne suscite des commentaires[S 115], fut créée sur le projet Wikipédia en russe en 2011 sous le titre « Collaboration juive pendant la Seconde Guerre mondiale »[T 9]. Puis, l'article fut un jour traduit sur le projet francophone par un contributeur que je ne citerai pas pour respecter sa demande. Une première demande de suppression de l'article vit alors le jour en janvier 2014, mais sans aboutir à un succès[S 116]. Elle fut suivie d'une deuxième demande près de trois ans plus tard, qui fut validée par la communauté cette fois en date du 23 octobre 2016[S 117]. Cependant, l'article avait déjà fait l'objet d'un transfert en novembre 2013 dans l'espace recherche de Wikiversité[S 118]. Une délégation de contributeurs de Wikipédia arriva dès lors sur Wikiversité pour entamer une nouvelle demande de suppression semblable à celle de Wikipédia, mais elle n'arriva pas à convaincre la communauté wikiversitaire[S 119].
Claude Piard[S 120], qui n'était pourtant pas le créateur de l'article, fut un fervent opposant à la suppression de cet article sur Wikipédia, alors que ses échanges avec la communauté aboutirent finalement à son bannissement du projet[S 121]. Suite à cela, il resta toutefois actif sur le projet Wikiversité, où il continua le développement de l'article tout en apportant d'autres contenus à Wikiversité conformément à ce qu'il avait écrit sur sa page d'utilisateurs : « Je compte donc désormais apporter une collaboration sereine à Wikiversité dans ce que furent mes domaines de compétence universitaire et y mettre mon expérience personnelle au service de la défense de la liberté de la recherche, faute d'avoir pu contribuer plus efficacement à celle de l'information sur Wikipédia »[S 122]. Un autre exemple d'un contributeur banni du projet Wikipédia et qui finit par trouver son bonheur sur Wikiversité fut EclairEnZ dont le message laissé dans l'espace de discussion central du projet intitulé la salle café[S 123] est des plus explicites :
Je suis content d'avoir découvert Wikiversité, après avoir donné tout ce que j'ai pu sur Wikipédia. Je n'hésite pas à dire que Wikipédia a contribué à me construire (sincère). Mais pourquoi n'ai-je pas pensé plus tôt à venir ici ? Parce que : a) dans le contexte où je travaillais personne ne me l'a jamais suggéré (on me suggérait des sites où j'ai vu tout de suite que je me serais fait piéger par la pensée unique, une nouvelle fois ; b) Je m'étais certainement mis en tête que, ne connaissant pas l'existence d'un espace "Recherche" sur Wikiversité, dont je ne connaissais pratiquement que le nom, de la même famille que son grand frère Wikipédia, ne pourrait m'être utile en aucune façon (les idées qu'on se fait...). Comme quoi se vérifie encore que c'est toujours après un effort intense et pénible (parfois très, très long), que la très belle idée peut surgir (plus rarement c'est un gros hasard, ou même un simple - ou gros - incident).
Tout en mettant de nouveau en évidence le manque de visibilité de nombreux projets Wikimédia, ce message tient au fait que le projet Wikiversité est un espace d'édition beaucoup plus flexible que Wikipédia. Contrairement à ce qui se passe dans Wikipédia, les travaux personnels et Inédits y sont les bienvenus ainsi que tout type de sources qu'elles soient secondaires ou primaires. Une posture d'ouverture comparable finalement à ce qui se passe dans la plupart des projets frères, tels que Wikinews, Wikilivres, Wikivoyage, Wikiquote, et fatalement Wikimedia commons. Il en résulte une plus grande liberté d'expression dans laquelle une certaine subjectivité sera permise avec un choix de documents de références beaucoup plus large, une chose bien entendu indispensable dans le cadre de la réalisation d'un travail de recherche, mais aussi d'un cours ou d'un livre didactique, d'un article de presse, d'un guide touristique, etc.
Il faut savoir ensuite que la migration des éditeurs ne se fait pas toujours d'un projet Wikimédia à un autre, mais peut également se faire au bénéfice de projets situés à l'extérieur du mouvement. Comme alternative à Wikipédia, il existe ainsi deux projets dissidents qui ne sont pas hébergés par la Fondation Wikimédia. Le plus ancien créé en 2012 est le projet Wikimonde.com, composé en partie d'un site miroir du projet Wikipédia en français, complété par une deuxième partie intitulée Wikimonde plus, qui reprend des articles supprimés sur Wikipédia (figure 4.47). Une récupération qui n'est cependant pas exhaustive puisque l'article « Collaboration juive sous le nazisme » fut aussi supprimé du contenu Wikimonde, là où il avait aussi été sauvegardé au par avant[S 124].
Le second projet plus récent et multilingue date de 2017 et porte le nom d'EverybodyWiki.com. Il ne reprend pour sa part que ce qui n'existe pas dans Wikipédia avec une très grande tolérance pour la récupération ou la création d'articles pouvant porter sur des sujets ou personnes sans notoriété[S 125]. Ces deux projets ne bénéficient évidemment pas de la visibilité de Wikipédia, mais ils offrent néanmoins deux lieux d'édition alternatifs pour les personnes ou les sujets qui n'ont pas trouvé leurs places dans Wikipédia. Une fois publié sur le Web et au même titre que le contenu de Wikipédia, cela permet d'être indexé par les moteurs de recherches et même de se voir repris dans un article de presse[M 22].
Wikimonde, affiche ainsi une version mise à jour de tous les articles de Wikipédia en français, tout en poursuivant le développement de ceux qui y furent transférés avant leur suppression, et en offrant la possibilité d'en produire de nouveaux. L'article intitulé « Musique de genre et de divertissement »[S 126] en est un exemple du premier cas de figure, alors celui consacré au village Bourron-Marlotte[S 127] fut par contre directement créé sur Wikimonde par un auteur découragé par « un "bavardage" de trois années » sur Wikipédia[S 128].
Il est donc intéressant de constater qu'au bout du compte, Wikimonde rassemble plus d'informations que ce qui est disponible sur Wikipédia. Ce qui incite donc parfois le projet Wikipédia à reprendre des informations en provenance de Wikimonde puisque l'article Wikipédia sur Frédéric-Étienne Leroux possède effectivement un hyperlien pointant vers l'article Bourron-Marlotte uniquement disponible sur Wikimonde[S 129]. Tout aussi curieusement, on peut aussi trouver sur EverybodyWiki, un article sur le Wikimag, un hebdomadaire numérique qui résume l'actualité de Wikipédia, alors que son article encyclopédique, faute de notoriété sans doute, est absent de l'encyclopédie dont il parle[S 130].
Comme autre exemple d'espace éditorial propice à accueillir des contributeurs déçus par les projets Wikimédia, il y a ensuite le média citoyen AgoraVox. Suite à ma première publication sur un sujet qui concernant la baisse de participation dans les projets Wikimédia[M 23], j'y ai reçu plus de 40 commentaires. Le premier faisait l’éloge de Wikipédia, un autre complimentait le projet, deux autres faisaient la part des choses entre ce qui est bon et ce qu'il l'est moins, et deux derniers, enfin critiquaient le projet. Dans le premier de ces cas, c'était en référence à un blocage au niveau de l'encyclopédie, alors que dans le deuxième, c'était un témoignage concernant un accueil très peu convivial sur le projet et qui eu pour effet de suspendre les dons offerts au mouvement.
Étant donné que mon article sur AgoraVox parlait de Wikipédia, les contributeurs de l'encyclopédie libre firent à leurs tours leurs propres commentaires dans leur forum principal communément appelé « Le bistro ». Dans cette discussion, Pline remarqua que « Wikipédia est bien brocardé au niveau des commentaires » présent sur AgoraVox. Ce à quoi Jean-Christophe BENOIST répond : « C'est un peu normal, AgoraVox étant le refuge des Pov pusher [promoteur de point de vue] et amateurs de TI [travaux inédits] éjectés de Wikipédia, dont des commentaires de Utilisateur:Lavau (je ne vais pas tracer le pentagramme pour l'invoquer) de pénible mémoire. »[S 131]
Comme en attestent ces commentaires, AgoraVox au même titre que Wikiversité et Wikimonde, représentent donc bel et bien des lieux d’accueil pour les personnes qui ne trouvent par leur place face à des contraintes imposées par la communauté des contributeurs des projets Wikimedia. Ce qui est vrai pour le projet Wikipédia peut l'être aussi pour Wikiversité qui dispose aussi d'un projet conçurent appelé Zeste de Savoir, lui aussi publié sous licence libre et géré par une association sans but lucratif[S 132]. Dans la sphère du travail bénévole et des projets libres, les conflits peuvent ainsi fréquemment déboucher sur des départs, ou encore des bifurcations de projets comme cella a pu être observé précédemment avec l'apparition, décrite dans la onzième section du deuxième chapitre de ce travail des nombreux projets frères Wikimédia/
Ceci tout en sachant qu'il est encore une fois parfaitement possible d'être actif dans plusieurs projets différents en même temps, et peu importe qu'ils soient internes ou externes au mouvement. J'en ai fait d'ailleurs moi-même l'expérience. Hérisson Grognon, un étudiant en deuxième année de classe préparatoire déjà cité précédemment, a par exemple, réalisé plus de dix modifications dans plus de 15 projets Wikimédia[S 133]. Après être devenu administrateur sur Wikiversité, il l'est ensuite devenu également sur EverybobyWiki et Wikimonde[S 134].
Mais ce qu'il lui manque par contre, par rapport à ma propre expérience du mouvement, c'est d'avoir participé à des activités hors ligne organisées par le mouvement, ou d'avoir rejoint certains groupes dédiés à l'organisation d'évènements en présentiel. Car il n'est pas rare non plus dans le mouvement, de voir des personnes simultanément actives dans des projets en ligne et hors ligne. Être bénévole hors ligne, apporte aussi un autre type de satisfaction tout en étant une chose très appréciée et soutenue par la Fondation et des associations affiliées.
Participation hors ligne
Je commencerai cette nouvelle section par un aveu. Celui d'affirmer qu'il ne me fut pas possible d'investiguer la sphère hors ligne du mouvement Wikimédia aussi bien que sa sphère en ligne. Surfer sur le Web pour synthétiser ce qui se passe au sein du mouvement, et ce que l'on en dit, en collectant des centaines d'adresses URL en guise de références, est une tâche possible bien que chronophage. Mais, parcourir le monde à la recherche d'activités journalières qui se déroulent à des milliers ou des dizaines de milliers de kilomètres les unes des autres (figure 4.48 & 4.49), est impossible à faire lorsqu'on est seul et que l'on est limité par le temps et les finances.
Aux limites imposées par la dispersion du mouvement dans le temps et l'espace, il faut encore ajouter le fait que ces activités hors ligne, au même titre que ce l'on observe en ligne, sont très diversifiées. Par ordre d'importance, on peut certainement citer les Édit-a-thons, conférences, concours photos, partenariats avec des galeries, bibliothèques, fond d'archives ou musées (GLAM), hackathons, expéditions, permanences, présentations et ateliers divers (figure 4.50). Toutes ces occupations se présentent ainsi comme autant d'occasions pour les membres du mouvement de s'investir hors de chez eux, de manière plus ou moins fréquente selon leurs profils (figure 4.51)
Bien qu'il m'ait été impossible d'assister à toutes les activités organisées par le mouvement, ou même de les répertorier de manière exhaustive, j'aurai néanmoins assisté à certaines d'entre elles durant mes dix années d'observation non financées. Afin de rendre plus visible cette participation, j'ai pris la peine de la référencer sur ma page de contributeur rédigée de manière centralisée sur le site Meta-Wiki, en y ajoutant toutes mes autres actions Wikimédiennes réalisées en ligne et en dehors du mouvement[S 135]. En parcourant cette page, on peut constater ainsi que je n'aurais pas pu être présent, ne fusse qu'une seule fois, à certains événements organisés par le mouvement. Parmi les plus importants de ceux-ci, on peut certainement citer les conseils d'administration des nombreux organismes affiliés, à l'exception de l'association belge, les rencontres annuelles de tous ces affiliés organisées à Berlin, les activités de partenariats à l’exception d'une ou deux réunions, ainsi que les Wikipermanences qui n'ont jamais été organisées en Belgique.
Heureusement, il me fut possible de consulter le site Meta-Wiki pour y trouver de nombreux rapports d'activités réalisées hors ligne. En parcourant ce site, il est ainsi possible d'appréhender toute la diversité de la sphère hors ligne du mouvement. On y découvre notamment les 38 associations nationales ou étatiques affiliées au mouvement (code QR 1), les 27 en phase de discussion et les 7 qui ont perdu leurs affiliations, pour ensuite découvrir l’existence de près de 140 groupes d'utilisateurs (code QR 2), que j'ai choisi de classer par thème ci-dessous afin de mettre en évidence la variété des centres d'intérêts portés par les bénévoles du mouvement. Puisque ces listes sont en perpétuelles évolutions, les code QR repris ci-contre permettent de se rendre directement, soit en cliquant dessus, soit en les lisant avec un smartphone, sur la page du projet Meta-Wiki où l'on y retrouve leurs versions mises à jour.
54 Groupes nationaux
- Bangladesh
- Azerbaijan
- Biélorussie
- Cameroon
- Égypte
- Guinée Conakry
- Hong Kong
- Afghanistan
- Islande
- Iran
- Irak
- Maroc
- Birmanie
- Bosnie
- Tanzanie
- Ouzbékistan
- Viêt Nam
- Brésil
- Algérie
- Irlande
- Burundi
- Côte d'Ivoire
- Éthiopie
- Géorgie
- Mali
- Malte
- Pakistan
- Sri Lanka
- Tchad
- Turquie
- Uganda
- Éthiopie
- Ghana
- Kosovo
- Tunisie
- Chine
- Nigeria
- Bachkirie
- Congo RDC
- Lettonie
- Luxembourg
- Mali
- Nepal
- Bolivie
- Colombie
- Équateur
- Bénin
- Slovenie
- Haïti
- Philippines
- Émirats arabes
- Grèce
- Nouvelle-Zélande
- Roumanie et Moldavie
Groupes régionaux ou étatiques
- États-Unis
- Allegheny
- Nouvelle Angleterre
- New York
- Caroline du nord
- San Diego
- Piedmont
- Tennessee
- Indiana
- Pays de Galles
- Iowa
- Chicago
- Colorado
- Los Angeles
- Minnesota
- Ohio
- Carolin du Nord
- Inde
- Russie
- Autres
Groupes linguistiques
Groupes thématiques
Groupes identitaires et de sensibilisation
Groupes d'aide aux projets
Groupes de soutiens techniques
Une autre manière efficace de compléter ses connaissances sur les actions hors ligne est ensuite de se pencher encore une fois sur les nombreuses enquêtes produites par la Fondation. On y découvre par exemple une plus grande participation féminine par rapport à ce qui a été observé à l'intérieur de l'espace numérique. Certains graphiques nous démontrent que celle-ci peut varier entre 20 à 50 % selon les types d'événements et les critères de sélection des participants (figure 4.52 & 4.53), tandis qu'en ce qui concerne l'ensemble du mouvement, il serait permis de tabler sur une moyenne de 26 % (figure 4.54), soit près de 10 à 15 % de plus que ce que l'on observe en ligne,
En complément à tous ces précieux indicateurs sur la santé du mouvement, je vais donc apporter mes propres observations que l'on pourrait qualifier d'exploratoires au vu de ce qui a été dit précédemment. Ma participation fut donc sporadique et tributaire bien souvent, d'une bourse que je devais au préalablement obtenir, faute d'être financé pour mes recherches doctorales, soit à la Fondation, soit dans un organisme affilié au mouvement, afin de pouvoir couvrir les frais de transport, de logement et de participation. Ces bourses sont distribuées en fonction du taux d'implication des candidats au sein du mouvement, et très probablement selon des règles qui garantissent la diversité socioculturelle parmi les personnes retenues. Bien que je n'aie pas eu la chance de bénéficier de cette aide financière à chaque fois, j'aurai malgré tout participé à trois types d'événements d'envergure : trois conférences mondiales et annuelles Wikimania (à Londres, en Italie et à Stockholm), deux WikiConvention francophones (à Strasbourg et à Bruxelles) et une rencontre panafricaine intitulé Wiki Indaba, organisée près de Tunis en 2018 (figures 4.55, 4.56 et 4.57).
Wikimania, pour rappel, est un cycle de conférences qui traite de tous les sujets jugés importants par le mouvement et qui restera, sans aucun doute, le plus grand rassemblement annuel de la communauté. En 2016, dans le village d'Esino Lario en Italie, nous étions 1 200 participants de 70 nations différentes, âgés de trois mois à 72 ans[M 24]. D'autres rencontres plus modestes se produisent tout au long de l'année, pour traiter de questions plus thématiques ou pour rassembler des membres de la communauté d'une même zone géographique ou pratiquant la même langue, L'Afrique pour les rencontres Wiki Indaba et de la francophonie pour des WikiConventions francophones ne sont que deux exemples de rencontres parmi bien d'autres répertoriées sur le site Meta-Wiki[S 136] et dont certaines furent déjà présentées dans le troisième chapitre de ce travail de recherche.
Satisfaction et déboire du bénévolat hors ligne
Pour le dire très honnêtement, j'ai toujours trouvé ces rencontres très agréables, à l'exception de la rencontre Wiki Indaba de 2018, au cours de laquelle j'avais reçu un accueil glacial de la part d'une des organisatrices détachée par la Fondation. Son attitude tenait du fait que je n'avais pas bénéficié de bourse de participation pour rejoindre cette conférence prenant place, pour des raisons de sécurité m'a-t-on dit, dans l'hôtel cinq étoiles El Mouradi Grammarth[S 137]. La candidature d'une de mes présentations avait pourtant été retenue par les organisateurs tunisiens[S 138], mais elle ne faisait finalement pas partie du programme, précisément parce que je ne bénéficiais pas de financement et que les organisateurs avaient donc estimé ma venue improbable.
La motivation qui m'avait poussé à venir à la rencontre par mes propres moyens ne semblait pas affecter l'employée de la Fondation. Elle me prit en aparté pour m'inviter à quitter les lieux. Moi qui appréciais tant le mouvement pour son ouverture à la participation, j'avais à ce moment précis la sensation d'être un intrus qui débarquait au sein d'une organisation élitiste. On m'a finalement remis à contre-cœur un sac destiné aux personnes inscrites, et il me fallut patienter à l'extérieur des réfectoires à l'heure des repas. Lors d'une visite touristique au village de Sidi Bou Saïd, j'avais même dû attendre que le dernier participant ait pris place avant de pouvoir embarquer dans le car. Déjà que l'année précédente, j'avais dû payer mon entrée à la WikiConvention francophone à Strasbourg pour pouvoir y faire mes trois présentations[S 139], voici qu'à présent, je me sentais complètement exclu d'un mouvement auquel j'avais pourtant offert énormément d'énergie. Rien de tout ceci ne semblait donc conciliable avec les valeurs, la vision et la mission du mouvement que je pensais connaître.
Par la suite et avec un certain recul, ces expériences me firent penser au milieu universitaire. Alors que mes collègues doctorants financés bénéficiaient automatiquement de certaines fonctionnalités informatiques, il me fallait pour ma part, puisque j'étais sur fonds propres, entreprendre des démarches pour y bénéficier à mon tour. Plus tard, et suite à ma sélection pour le colloque international organisé par l'APAD dans la ville de Lomé, on me demanda aussi des frais d'inscription. Une chose normale sans doute à première vue, mais qui m'apparut bien étrange dès lors que je venais d'informer les organisateurs que j'allais faire mon exposé en visioconférence. Autant d'expériences donc, qui me rendent perplexe face à un monde dans lequel il faut payer pour offrir le meilleur de soi-même.
Malgré tout ceci, et même dans les conditions difficiles que je viens de citer, les rencontres hors ligne furent toujours pour moi une belle occasion de fréquenter des personnes sympathiques et parfois très investies. C'était aussi à chaque fois une belle occasion de créer des liens et de renforcer mon sentiment d'appartenance au mouvement. Ce qui était plus dérangeant par contre, c'était d'assister à des présentations qui me semblaient parfois vides d'intérêt pour des participants plus absorbés par leurs ordinateurs que par le discours du conférencier. Une situation qui encore une fois pouvait me faire penser à des expériences vécues à l'université, lors de différentes conférences, colloque ou séminaires.
J'ai aussi gardé en mémoire un atelier organisé par un autre employé de la Fondation. Il s'agissait d'apprendre à utiliser Facebook pour faire de la publicité en faveur des événements organisés par le mouvement. Une information intéressante et utile en soi, mais qui finit par me déranger lorsque je découvrais qu'il s'agissait d'apprendre à utiliser les services payants de Facebook en demandant des subsides à la Fondation. Peut-être que j'étais le seul à penser cela, mais je trouvais très dérangeant de me voir enseigner comment enrichir une compagnie commerciale pour « spammer » ses usagers, si je peux me permettre l'expression, avec de l'argent destiné au partage de la connaissance.
Heureusement, les déboires de cette expérience tunisienne furent pour moi tout à fait exceptionnels. Et, j'insiste encore sur le fait que les organisateurs nationaux de cette rencontre, eux aussi bénévoles, ne doivent en aucun cas se sentir concernés par ce qu'il vient d'être dit. Bien au contraire, dans cette situation difficile, je fus très chanceux de pouvoir profiter de leur accueil chaleureux, alors qu'ils étaient très embarrassés par les actions d'une employée, qui, me semble-t-il, ne tarda pas à perdre son poste à la Fondation.
J'attire ensuite l'attention sur le fait que, tant dans le mouvement Wikimédia qu'au sein de mon université, mon expérience dans l'ensemble fut toujours majoritairement positive et dans tous les cas enrichissante. Puis, une expérience n'est pas l'autre. Ma dernière expérience en date, où je bénéficiais d'un financement pour mes déplacements à bas prix avec logement en auberge de jeunesse à Stockholm, fut pour sa part très positive, alors que les résultats d'une enquête de satisfaction repris ci-dessous, confirmeront que de nombreux autres participant·e·s aux cycle de conférences furent eux aussi très satisfait·e·s (figures 4.58 & 4.59).
La rencontre Wikimania de Stockholm fut ainsi la dernière à être organisée avant l'arrivée de la pandémie de Covid-19. Par la suite, toutes les activités en présentiel furent suspendues au sein du mouvement, avant d'être réorganisées au travers de nombreuses solutions numériques. Cette pandémie fut ainsi une réponse à mes questions concernant toute cette quantité d'argent dépensée en voyage et logement dans le cadre de rencontres internationales. J'imaginais effectivement que tout cet argent pouvait profiter davantage au mouvement, s'il était consacré à des rencontres locales qui n'étaient pas si courantes que cela, bien qu'elles étaient toujours plus avantageuses au niveau environnemental. Ceci alors que pour y participer, il n'était pas toujours facile de recevoir les petits financements adéquats. Je me souviens à ce titre d'une demande d'aide financière pour couvrir un voyage en car aller-retour de Bruxelles à Paris et une nuit en auberge de jeunesse qui me fut refusée. J'avais pour but de participer à un repas organisé spontanément par un éditeur de Wikipédia. Ce que je finis par réaliser par mes propres moyens, tout comme je l'avais fait précédemment pour participer à la rencontre Wiki Indaba[S 140].
Cette rencontre était pourtant bien plus profitable au projet Wikipédia que bon nombre de mes journées de conférences organisées aux quatre coins de l'Europe. Grâce à ce repas extrêmement chaleureux, j'ai effectivement pu me lier d'amitié avec une contributrice contre laquelle j'avais ouvert un appel à commentaires[S 141] suite à diverses altercations que nous avions eues en ligne. Sans cette rencontre informelle, il y a fort à parier que cette animosité serait restée latente et qu'elle aurait probablement plus tard, mobilisé l'attention d'une partie de la communauté Wikipédia dans le cadre de nouvelles disputes.
Au niveau de la Belgique, c'est essentiellement lors des assemblées générales et des conseils d'administration de notre association nationale que je rencontrais d'autres contributeurs aux projets. Ou alors, mais plus rarement toutefois, lors des présentations et ateliers que j'organisais dans le pays. J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à présenter le mouvement Wikimédia, que ce soit lors de forums, conférences, rencontres ou séminaires, organisés par mon université, des associations diverses, ou même de petits lieux portés sur par la culture. Le public y était toujours intéressé et relativement nombreux.
Par contre, lors de la dizaine d'ateliers que j'ai pu organiser dans le cadre du mois de la contribution francophone sur les projets Wikimédia, je suis toujours reparti déçu par le nombre de participants. Au mieux, je me suis retrouvé avec 7 participants, alors que plus d'une fois, nous nous retrouvions seul entre organisateurs, voir seul avec moi-même. Sans compter cette fois où la rencontre fut annulée faute de budget pour pouvoir louer une salle. Ma demande de financement de 710 € pour l'organisation de trois jours d'atelier avait en effet été refusée par la Fondation[S 142]. C'était la une nouvelle déception dans ma participation au mouvement, alors que je ne cessais de garder à l'esprit que tout ce temps consacré à soumettre des demandes et répondre aux différentes questions qui les succédèrent, ne contribuait finalement en rien au partage de la connaissance.
Au vu du manque de succès de mes ateliers, j'ai finalement décidé d'organiser les derniers en date dans un centre ouvert pour demandeurs d'asile. J'avais pensé y rassembler de nombreuses personnes au sein d'un public que j'imaginais demandeurs d'activités, mais sans succès. Les quelques rares personnes intéressées furent finalement souvent absentes pour des questions de transport ou des rendez-vous administratifs. Pendant que mes doutes, suite à tous ces échecs, ne cessaient ainsi de grandir, je finis par me demander si une quelconque incompétence de ma part pouvait être liée au phénomène.
Mais en décembre 2017-2018 un événement mit fin à mon questionnement. Ce fut au cours d'une année universitaire proclamée sous le thème du numérique, et durant laquelle une série d'ateliers, comparables aux miens, furent organisés par mon université[S 143]. Il y avait cette fois, toute l'artillerie publicitaire nécessaire, une page sur Wikipédia[S 144], un article de presse[M 25], et même des sets de tables distribués dans toutes les cantines, sans oublier tout ce qui a pu être publié sur tous les réseaux sociaux. Eh bien non. Les cessions du campus de Bruxelles furent annulées faute d'inscrits, tandis qu'à Louvain-la-Neuve, quelques étudiants du kot à projet Linux étaient venus, un peu forcés je pense, et sans grande motivation me semblait-il, pour rejoindre l'un ou l'autre curieux. Selon un relevé statistique, il y eut 36 participants inscrits qui auront créé 10 articles et modifié 63 autres[S 145]. C'était mieux que tous mes ateliers réunis, et en même temps dérisoire au regard de la quantité d'énergie qui avait été investie et à ce que pourrait offrir toute une université.
Apprendre en face à face à améliorer le contenu des projets Wikimédia n'est donc assurément pas une activité sexy qui rassemble les foules en Belgique et ailleurs si j'en juge des commentaires d'autres organisateurs d’ateliers dans le monde. Un soir lors d'une conversation avec un membre de Wikimédia Canada, venu participer à la WikiConvention francophone à Bruxelles, on en était même arrivé à se dire qu'il était sans doute plus productif de consacrer notre temps et notre énergie à améliorer directement nous-mêmes les projets plutôt que de s'échiner vainement à inciter d'autres à le faire. C'est à ce moment, me semble-t-il, que j'ai décidé d'arrêter de m'investir dans l'organisation d'ateliers. Comme l'écrira en page de discussion de ce chapitre, Nattes à chat, une personne bien plus investie que moi dans le mouvement en général et dans les ateliers hors ligne en particulier : « peu de personnes lisent, écrivent et ont envie de partager gratuitement leurs savoirs, voilà la réalité. Les wikipédien·ne·s sont des bêtes rares ».
À ceci j'ajouterai que parmi tous les ateliers de formation à la contribution auxquels j'ai assisté, seuls certains édit-a-tons organisés à Bruxelles par d'autres que moi afin de rétablir l'équilibre du genre dans les articles Wikipédia me semblent avoir eu un certain succès. Et le fait d'y avoir rencontré un public, que Josiane Jouët qualifierait sans doute de féministe « de clics »[M 26], suscita en moi un certain questionnement. Serait-il nécessaire de jumeler ces ateliers avec des actions en faveur d'une cause ou d'une idéologie pour en augmenter la participation ainsi que la rétention ?
Car selon Nattes à chat, qui est très investie dans le projet des sans pagEs, « moins de 3% de rétentions sur les ateliers est un chiffre normal ». Un pourcentage que je ne pense même pas avoir moi-même atteint dans mes ateliers sans thématique et qui pour elle semble satisfaisant puisqu'elle nous dit :
Mon expérience similaire à la tienne en termes de nombre de participant·e·s aux ateliers débouche sur des conclusions différentes, mais au fond bien parce que mon but est tourné vers la contribution, alors que ton but est d’écrire une thèse. Moi si sur un atelier récurrent je gagne une contributrice régulière sur 20 participant·e·s j’estime que c’est un bon résultat.
Ceci alors que quelques paragraphes plus loin, elle partage cette impression :
Venons en au féminisme de clic : il est certes faux de nier le caractère social et de corps de la communauté wikipédienne, mais enfin assimiler les ateliers sur le biais de genre à des réunions de féministes de clics (avec comme référence un article de Jouet qui mentionne surtout les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook et ne fait pas une seule fois mention de Wikipédia) est pour le moins …. réducteur. C’est méconnaître à la fois ces ateliers, et le mouvement féministe.
Cette remarque, bien sûr, je l'accueille en toute humilité et en renvoyant les lecteurs de ce travail vers mes multiples aveux d'impuissance signalés précédemment, alors que d'autres sont encore à venir. Gardons donc bien à l'esprit que ce travail de recherche ne répond à aucune commande ni à aucun financement, ce qui me laisse libre de m'attarder sur les sujets qui me parlent le plus tout en essayant, tout au mieux et pour le reste, de résumer ce qui se passe au sein du mouvement Wikimédia. Je n'ai pas non plus un avis sur tout et c'est pourquoi j'invite, sur Wikiversité comme ailleurs, ceux et celles qui le veulent, à compléter et rectifier un travail et un thème que je n'aurai fait qu'entamer. Pour le reste et pour ma part, je me contenterai encore dans cette prochaine section, de combler mes nombreuses lacunes en mobilisant des observations réalisées par d'autres.
Témoignages et motivations de bénévoles hors ligne
Étant donné que les activités hors ligne Wikimédia sont très diverses, les motivations des acteurs hors ligne le sont tout autant. On peut aimer par exemple s'investir au niveau des nombreux comités de gestion et conseil d'administration présents dans le mouvement[N 10], pour ensuite participer à des réunions à plus grandes échelles lors des régulières conférences et sommets organisés chaque année[N 11] pour partager des expériences et planifier la stratégie du mouvement (vidéo 4.7[V 4]). D'autres préfèrent sans doute rejoindre des rassemblements moins formels entre contributeurs lors de certaines permanences hebdomadaires organisées dans certaines grandes villes ou à l'occasion de nombreux ateliers d'écritures, concours photos, visites de musées, ou toutes autres activités organisées dans le monde dans le but d'enrichir le contenu des projets.
Pour rendre compte de la diversité des motivations des bénévoles actifs hors ligne dans le mouvement, on peut alors s'intéresser à divers témoignages présents sur le Web. Voici comme premier exemple, une nouvelle interview réalisée par l'association Wikimédia France[M 27], durant laquelle Christelle Malinié répondait à la question : « Comment a commencé votre contribution à Wikipédia ? ».
C’était en 2012. Je travaillais alors au musée des Augustins dont je cherchais à valoriser les ressources documentaires. À l’occasion d’une journée d’étude de l’ABF à Toulouse en 2011, j’ai découvert le potentiel, la multiplicité et la plasticité des projets Wikimédia. J’ai aussitôt été fascinée par l’ampleur de l’écosystème, et intimement convaincue que la transmission et l’accès au savoir étaient en train de subir une mutation extraordinaire et j’ai eu très envie d’y participer. Tout un chacun a désormais la possibilité de contribuer à la rédaction d’une encyclopédie dont le champ est élargi à l’infra-ordinaire de notre civilisation. À mon arrivée au musée Saint-Raymond il y a 4 ans j’ai pu transposer mon expérience et poursuivre l’aventure dans un nouveau contexte.
Ce dernier témoignage est intéressant puisqu'il nous fait découvrir qu'il est possible de joindre la mission portée par le mouvement Wikimédia à celle que l'on doit accomplir dans le cadre de ses activités professionnelles. Dans un tel cas de figure, une frontière entre le travail rémunéré hors ligne et les contributions bénévoles en ligne devient alors difficile à concevoir. Sans compter que si l'on ne tient plus compte de la rémunération, c'est alors la notion même de travail qui devient problématique puisque de nouveaux propos recueillis par le journal Le Monde, nous indiquent cette fois qu'il existe des bénévoles en ligne qui n'hésitent pas à s'investir dans un travail de permanence hors ligne[S 146]. Dans l'exemple repris ci-dessous[M 21], il s'agit précisément de rencontres physiques entre des wikipédiens chevronnés et des nouveaux contributeurs organisées sur Paris.
« À 56 ans, cadre dans une grande entreprise industrielle, elle compte près de 500 000 contributions depuis son arrivée sur Wikipédia il y a six ans. « C’est une passion, ça me prend 5 à 6 heures par jour, c’est énorme ! » [...] « Je regarde, je corrige, j’annule, je retire le vandalisme. j’entretiens l’encyclopédie pour ne pas qu’elle se dégrade. » Mais son investissement dans Wikipédia ne se limite pas à l’écran, et déborde largement hors-ligne. Lors de ces Wikipermanences, bien sûr, qui « permettent de se voir entre nous et de nous faire une bouffe » mais aussi à l’occasion d’autres événements de la communauté ».
Ces témoignages issus du contexte européen ne sont pas pour autant représentatifs de ce qui se passe dans le reste du monde. En Europe, une grande majorité de la population bénéficie d'un revenu garanti, et ce peu importe que l'on soit sous contrat de travail ou non. Dans un premier cas de figure, la participation au mouvement s'inscrit en renforcement d'une mission liée à un contrat de travail, comme pour les bibliothécaires par exemple[B 12]. Dans un second, on trouve parmi les bénévoles des retraités, étudiants et travailleurs sans enfants, des personnes qui profitent de leur temps libre pour transformer leur participation au mouvement en une forme de loisir. Sauf que ces deux situations, ne sont pas communes à l'ensemble des êtres humains. Pour s'en rendre compte, on peut alors se pencher cette fois sur des témoignages en provenance d'une recherche qualitative réalisée par la Fondation au sujet des « Wikimedia Movement Organizers ».
Organisateur international :
La ressource la plus précieuse dont nous disposons en tant que mouvement est le temps des bénévoles.[T 10][M 28]
Organisateur ghanéen :
La présence physique est très importante. Vous avez l'impression de faire partie d'une équipe. C'est un sentiment d'appartenance.[T 11][M 28]
Organisatrice argentine :
Reconnaissez que l'engagement peut être variable. Les vies sont de plus en plus précaires. Le temps que l'on a pour les intérêts, ils sont de plus en plus compliqués. Nous pouvons inviter mais nous ne pouvons pas exiger de dévouement.[T 12][M 28]
Organisateur étasunien :
Vous mesurez les choses que la Fondation veut mesurer, pas ce qui nous est utile.[T 13][M 28]
Organisateur ivoirien :
La documentation offshore indique que vous devez trouver des bibliothèques publiques et y organiser votre événement, mais cela suppose que les bibliothèques disposent d'Internet. Réfléchissez toujours à ce que vous avez à offrir pour le volontariat. Le volontariat doit être adapté au contexte et à la réalité de ce à quoi les gens ont accès ici. La façon dont vous expliquez aux gens comment faire du volontariat doit être traduite dans un langage adapté à l'endroit où ils se trouvent.[T 14][M 28]
Ancien organisateur :
C'est beaucoup de travail émotionnel. Vous ne pouvez pas mettre cela entre les mains de volontaires. Vous avez besoin de professionnels qui peuvent arbitrer ce type de tensions et de conflits.[T 15][M 28]
Gender activist Organizer :
J'ai fait un tas d'activités, je crois que j'ai fait mon temps. Entre une carrière et ce travail bénévole, il n'est pas possible de maintenir ce niveau d'activité. Je fais ce que je peux. Je dois rationner l'énergie que j'ai.[T 16][M 28]
Un autre organisateur :
Lorsqu'on a besoin d'argent, les gens diront ce qu'ils ont à dire pour l'obtenir. Les Fondations aiment se considérer comme ouvertes d'esprit et progressistes. Avez-vous été dans ces bureaux d'aides aux plus pauvres où les gens n'ont pas d'argent et sont en mode survie ? Ils ont juste besoin d'une chaise. Et vous parlez de changement systémique. Mais si c'est ce qu'il faut pour obtenir votre argent, ils peuvent aussi parler de changement systémique.[T 17][M 28]
Le mouvement Wikimédia n'échappe bien sûr pas à ce phénomène, d'autant plus que la quantité de fonds destinés à financer des projets ne cesse d'augmenter. Ainsi, pour tenter sa chance en s'adaptant au discours de la Fondation, mieux vaut toutefois communiquer aisément en anglais. En Afrique, là où les francophones sont nettement majoritaires par rapport aux anglophones, le Ghana aura ainsi réussi à s'offrir la part du lion, puisqu'on y retrouve déjà deux Wikimédiens de l'année sur un total de neuf élus[S 147], tout en sachant qu'il est possible de choisir les wikipédiens de l'année dans plus d'une centaine de pays.
Parmi les deux élus ghanéens, on y retrouve par ordre de nomination, un « social entrepreneur » et une femme professionnellement active dans la sphère des médias. Ces personnes étaient en conflit lors de ma visite au pays, un Wikidrama[S 148] comme me l’expliquait un autre ghanéen impliqué dans le mouvement. Ce différend avait d'ailleurs donné naissance à deux organisations distinctes pour un seul pays, avec d'un côté, le Wikimedia Ghana User Group, créé par la journaliste[S 149] et de l'autre l'Open Foundation West Africa[S 150] créée par l'entrepreneur. Quelques années plus tard, il est donc intéressant de constater que ces deux Ghanéens ont été engagés par la Fondation Wikimédia, la femme en tant que spécialiste des relations communautaires[S 151] et l'homme comme chargé de programme senior[S 152].
S'investir dans le mouvement, peut donc parfois permettre d'y décrocher un emploi et de manière d'autant plus efficace que l'on est actifs hors ligne et en contact avec les personnes actives dans cette sphère. C'était là en tout cas ce qui ressortait du témoignage de la directrice de l'association Wikimedia Nederland, qui lors de ma formation de membre de conseil d'administration à Berlin[S 153], affirmait que l'activité d'éditeur n'était pas un atout pour postuler chez elle. Un avis que ne contredira sans doute pas Justin Knapp, cet éditeur de Wikipédia en anglais qui aura cumulé de nombreux petits boulots pendant qu'il réalisait son million d'éditions[M 18]. Lors d'une interview où il se présentait comme un diplômé universitaire en science politique et philosophie vivant grâce à de petits boulots[M 29], il nous fit cet aveu « J'ai déjà utilisé mon travail sur Wikipédia pour essayer de trouver un emploi, mais cela n'a jamais réussi. »[M 30]. En revanche, je pourrais citer de mémoire plus d'une dizaine de bénévoles impliqués dans les activités hors ligne du mouvement et qui finirent par être engagés au sein du mouvement.
Le personnel rémunéré
En abordant cette section consacrée aux travailleurs rémunérés par le mouvement Wikimédia, je dois faire part ici d'une nouvelle limite à mon observation participante. Comme nous n'avons jamais eu d'employés dans l'association Wikimédia Belgique, ma fréquentation des personnes rémunérées par le mouvement s'est donc limitée à quelques échanges lors des événements ou durant mes demandes de subventions. En qualité de chercheur d'emploi, j'ai bien tenté à plusieurs reprises de rejoindre les salariés de la Wikimedia Foundation, mais toujours sans succès. Au niveau de mes recherches, cette démarche ne fut pas inutile pour autant, puisqu'elle m'apporta des informations sur les conditions de travail de ses employés.
En répondant à plusieurs offres d’emploi affichées sur le site de la Fondation, il m'a semblé qu'elle était très généreuse dans l'attention qu'elle porte à ses employés. Ces derniers bénéficient effectivement d'une assurance médicale complète pour tous les employés et leurs familles, congé parental payé à 100 % de sept semaines avec boni de cinq[S 154] semaines pour la grossesse, 1 800 $ annuel, en plus du remboursement des cours pour la formation continue, garde d'enfant, activité sportive, etc., cotisation retraite jusqu'à 4 % du salaire annuel, 22 jours fériés par an, assurance vie et invalidité (2 x le salaire), sont autant de conditions contractuelles qu'il faudra sans doute replacer dans le contexte américain.
Au siège de la Fondation s'ajoute ensuite « collations pour alimenter votre réflexion, des massages mensuels, une salle de sport, des cours de yoga, un marché fermier hebdomadaire, une salle de bains non-sexiste, un déjeuner mensuel du personnel, et plus encore. ». Quant au personnel à distance, il reçoit un ordinateur portable, un moniteur et une allocation unique pour couvrir tous les besoins supplémentaires. Comme autre signe de bienveillance envers ses employés, la fermeture des bureaux a été effective dès l'arrivée de la pandémie Covid-19. Ceci tout en sachant qu'en mars 2020, 64 % des employés travaillaient déjà à distance, et que leurs heures de travail furent réduites à 20 h par semaine pour un plein salaire[M 31].
Fig. 4.60. Évolution du nombre d'employés de la Fondation au cours des années 2000.
2005[S 155], 6[S 155], 7[S 155], 8[S 156], 9[S 157], 10[S 158], 11[S 159], 12[S 160], 13[S 161], 14[S 162], |
Au niveau du nombre et alors que la fondation fut créée le 20 juin 2003[S 170] et qu'elle a fonctionné jusque début 2007 sans PDG ni directeur technique[M 32] pour ne compter qu'une douzaine d'employés en fin de cette même année[S 155], on constate alors que moins de quinze ans plus tard, soit en 2021, son personnel approchait les 600 employés. Cette évolution se visualise au départ du graphique créé ci-contre (figure 4.60), qui fut réalisé en comptant le nombre d'employés présents sur les archives de la page Staff and contractors du site de la fondation. La précision de ce graphique dépend donc de celle des informations reprises, tout en sachant déjà que dans une vidéo publiée le 13 juillet 2021 (vidéo 4.8[V 5]), la directrice du département Talent et Culture affirmait que la fondation comptait plus de 600 employés répartis dans 50 pays. Ceci alors que la page du site dédiée à la présentation du personnel de la Fondation n'en reprenait que 458 personnes[S 171]. Quoi qu'il en fut et si l'on se fie donc au dire de la directrice des ressources humaines, cela signifie donc une augmentation annuelle moyenne de plus de 42 employés par an ou plus de trois nouveaux arrivants par mois.
On peut tenir compte ensuite du fait que la Fondation, au cours de l'année 2021, a dépensé près de 68 millions de dollars US en salaires bruts[S 172] pour un total estimé donc de 600 employés. Ce qui veut donc dire, puisque la dépense annuelle de 2021 en salaires bruts fut 68 millions, que le salaire brut annuel moyen des employés de la Fondation devait donc tourner aux alentours des 11 333 dollars US par mois, hors avantages en nature. Ceci tout en sachant enfin qu'une grande part de ces employés travaillent depuis leurs domiciles ou en tout cas hors des bureaux de la fondation, comme le confirment encore les offres d'emplois affichées sur le site de la Fondation en janvier 2022[S 154]. Sur 28 postes à pourvoir, un seul en effet devait être presté au siège de la Fondation, alors qu'un seul autre exigeait d'habiter sur le territoire des États Unis.
Pour connaitre enfin les posts occupés par tous ces employés, j'ai alors observé de nouveau et plus attentivement la page de présentation du personnel de la Fondation qu'il est possible de consulter via le code QR repris ci-contre pour y découvrir son état actuel. Suite à mes observations, j'ai ainsi découvert que la moitié de son personnel environ est assigné à la gestion, au maintien et l'amélioration de l'espace numérique Wikimédia dédié au partage des connaissances. L'autre moité du personnel, s'emploie quant à lui à des activités diverses regroupées par départements, avec des équipes dont le nombre peut varier selon que l'on consulte les informations situées sur le site Meta-Wiki[S 173] ou sur le site de la Fondation[S 174]. Voici donc repris ci-dessous pour s'en faire une idée, les équipes qui composent ces départements avec le nombre d'employés (repris entre parenthèses).
Bureau du Directeur général et chef de la direction de la Foundation[S 175] (3 personnes)
Le département progrès[S 176] (62 personnes) s'occupe de la collecte de fonds, des partenariats stratégiques et des programmes de subventions qui alimentent le mouvement.
- Direction (5)
- Ressource communautaire (9)
- Opérations de collecte de fonds (11)
- Dons majeurs et fonds de dotation (11)
- Récolte de fonds en ligne (12)
- Partenariat (11)
- Wikimedia Enterprise (4)
Le département communication[S 177] (32 personnes) assure le partage des informations au sujet du mouvement Wikimédia, des projets Wikimédia et du travail de la Fondation elle-même.
- Direction (5)
- Gestion de marque (6)
- Équipe de communication (7)
- Marketing (6)
- Communication avec le mouvement (8)
Le département finance et administration[S 178] (38 personnes) a en charge la gestion des fonds et des ressources de la Fondation, en accord avec ses valeurs fondamentales de transparence et de responsabilité.
- Direction (2)
- Opérations financières (11)
- Stratégie financière (12)
- IT Service (5)
- Administration des bureaux (9)
Le département juridique[S 179] (29 personnes) s'occupe des supervisions juridiques pour la Fondation sans prendre, pour autant, le rôle d'avocat pour la communauté et les organisations affiliées.
- Développement communautaire (5)
- Résilience et durabilité des communautés (1)
- Affaires juridiques (5)
- Stratégie du mouvement et gouvernance (3)
- Vie privée (4)
- Politique publique (4)
- Droit des technologies (5)
- Confiance et sécurité (1)
Le département opération[S 180] (5 personnes) exécute la stratégie et la vision de l'organisation en se basant sur la connaissance du marché, les points de preuve des données et l'excellence opérationnelle.
- Direction (1)
- Données et perspectives mondiales (4)
Le département produit[S 181] (163 personnes) construit, améliore et gère les fonctionnalités des sites Wikimédia.
- Direction (1)
- Wikipédia function (7)
- AHT (6)
- Application mobile (6)
- Ingénierie communautaire (2)
- Programmes communautaires (10)
- Relation communauté (8)
- Gestion des produits des contributeurs (8)
- Conception des systèmes (3)
- Ingénierie d'édition (6)
- Croissance (4)
- Langages et traduction (11)
- Analyse syntaxique et infrastructure (7)
- Produit plate-forme (3)
- Analyse produit (10)
- Conception produit (16)
- Stratégie de conception produit (7)
- Infrastructure produit (1)
- Gestion du programme (3)
- Produit lecteurs (4)
- Structure des données (6)
- Gestion du programme technique (5)
- Outils de confiance et sécurité (4)
- Web (7)
- Vœux de la communauté (5)
Le département talents et culture[S 182] (26 personnes) assure le recrutement, le leadership, le développement organisationnel et la gestion du personnel.
- Direction (6)
- Diversité et inclusion (4)
- Apprentissage et développement (3)
- Opérationnel (7)
- Recrutement (7)
Le département technologie[S 183] (138 personnes) construit, améliore et maintient l’infrastructure des sites Wikimédia.
- Dorectop, (4)
- Architecture (7)
- Gestion opérationnelle des data center (4)
- Ingénierie des données (7)
- Gestion technique pour la levée de fonds (10)
- Machine learning (5)
- Performances (4)
- Ingénierie des plates-formes (15)
- Test et qualité (9)
- Versions logiciel (7)
- Recherche (8)
- Plateforme de recherche (6)
- Sécurité (11)
- Ingénierie de la fiabilité des sites (33)
- Engagement technique (12)
Tout ceci en tenant compte que les travailleurs de chaque équipe peuvent ensuite se mélanger en se répartissant dans différents projets tels que :
- Projet croissance et engagement des nouveaux éditeurs dans les projets de tailles intermédiaires[S 184].
- Projet éditeur visuel[S 185].
- Projet application mobile[S 186]
- Projet améliorations de l'expérience pour les ordinateurs de bureaux[S 187]
- Etc.
En sachant qu'il est possible de visionner toute une série d'interviews du personnel de la Fondation à l'occasion de l'élaboration de son plan annuel 2021-2022[S 188] (code QR ci-contre), on peut donc remarquer dès à présent qu'aucune de ces équipes ne travaille sur l'édition des projets Wikimédia. Ce qui confirme donc bien que cette tâche est réservée aux bénévoles du mouvement ou encore à des personnes rémunérées, mais dans ce cas, à l'extérieur du mouvement. D'ailleurs, il m'a toujours semblé que le mouvement répugnait à accorder directement des fonds à des personnes ou organismes qui désirent contribuer à la croissance du contenu Wikimédia. Tel fut en tout cas mon ressenti en tant qu'employé de l'ONG Louvain Coopération lorsque j'ai déposé une demande de subside qui allait dans ce sens, mais qui fut refusée par le comité de sélection composé de bénévoles recrutés et assistés par la Fondation. Suite à ce refus, je me suis donc limité dans le cadre de mon travail dans l'ONG, à créer et développer son article sur Wikipédia en français et en anglais, tout en respectant les conditions générales d'utilisation des projets Wikimédia, adaptées sur Wikipédia en français[S 189] qui interdisent les « contributions rémunérées sans divulgation » [S 190].
Pour en revenir à ce qui se passe à l'intérieur du mouvement, il faut également s'intéresser à ce qui se passe dans les associations nationales. Comme il y en avait 38 à l'heure ou j'écris cette phrase, il me fut donc impossible de me lancer dans une description détaillée de leur personnel. Et puisque leurs nombres et la quantité de membres et de salariés qu'elles rassemblent est en perpétuel changement, il m'apparut plus utile de renvoyer le lecteur intéressé vers une page web régulièrement mise à jour située sur le projet Meta-Wiki (Code QR ci-contre). Pour le reste, je signale ici que toutes ces associations se dédient principalement au soutien des bénévoles, à l'établissement de partenariats avec des instances publiques ou privées locales, ainsi qu'à l'organisation de concours, d'ateliers ou tout autres activités susceptible d’accroître le contenu des projets et la libre diffusion des connaissances. L'association allemande fait toutefois figure d'exception, puisque avec plus de 140 employés[M 33], celle-ci s'occupe aussi du maintien et du développement du projet Wikidata et des autres projets qui en découlent[S 191]. Au niveau de la francophonie deux de ces associations nationales, la belge et la canadienne, fonctionnent sans employés, tandis que deux autres, la française et la suisse, disposent chacune d'environ une dizaine d'employés.
Pour bien comprendre la dynamique du mouvement, il faut ensuite savoir que toutes ces personnes rémunérées dans le mouvement ne sont pas autorisées à éditer le contenu des projets dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ce règlement a pour but de protéger toutes les organisations Wikimédia qui engagent du personnel en se préservant de toute responsabilité éditoriale envers les contenus Wikimédia. Grâce à cette règle, il est alors possible de renvoyer les plaintes vers la Fondation qui les traitera en qualité d'hébergeur. Dans les cas de figure apparus notamment en France[S 192] et en Italie[M 34], les litiges sont alors traités conformément à la loi des États-Unis, qui exigera un retrait des informations, mais sans que la Fondation doive pour autant assumer la responsabilité juridique des éventuels préjudices qui découleraient de leurs publications.
Ceci étant dit, cela n'empêche pas que des personnes extérieures au mouvement soit rémunérées pour éditer le contenu des projets Wikimédia. Rappelons-nous déjà de cette documentaliste dont il fut question précédemment. Elle ne fut, à vrai dire, qu'un simple exemple parmi bien d'autres employés de Galeries, bibliothèques, archives et musées, dont certaines de leurs activités professionnelles consistent à publier des informations et documents divers en provenance de leurs institutions dans les projets Wikimédia. Pensons ensuite à tous les employés des services de communications, qui dans les entreprises, administrations, cabinets ministériels ou autres, veillent à maintenir ou améliorer le contenu des projets au bénéfice de leurs employeurs. C'est là autant de contributions intéressées dont certaines, comme nous le verrons bientôt dans le prochain chapitre, furent identifiées comme problèmatiques, alors que de mon côté, j'ai eu l'occasion, lors de mes ateliers d'édition, d'avertir certains de ces employés sur ce qu'il ne fallait pas faire.
C'est donc dans le but de contrôler autant que possible tous ces conflits d'intérêts[S 193][B 13] que de nouvelles conditions d'utilisations applicables au sein des projets furent spécialement conçues pour les contributions rémunérées[S 194], de telle sorte à compléter celles qui étaient déjà existantes[S 114]. Sous peine de blocage de compte ou d'adresse IP, il fut alors exigé que les contributions rémunérées soient déclarées comme telles, soit sur la page du compte utilisateur, soit sur les pages de discussions associées aux pages éditoriales. Et c'est donc grâce à cette nouvelle réglementation, une « chasse aux sorcières »[M 35] permit de canaliser l'apparition d'entreprises de type E réputation tel que Wiki-PR, qui sont spécialisées dans l'édition payante des articles de Wikipédia. Et un contrôle qui, rappelons-le, ne concerne pas uniquement les employés de ce type d'entreprise, mais toute personne rémunéré pour éditer les projets, y compris les personnes employées par le mouvement[M 36], comme l'aura compris trop tard sans doute cette employée de la Fondation prise en défaut et licenciée en janvier 2014[M 37].
Alors qu'ils furent initialement produits et gérés par des volontaires, les projets Wikimédia font donc aujourd'hui l'objet d'une activité salariale en constante augmentation, tandis que des rumeurs circulent au sein du mouvement à la suite de certains propos tenus par Katherine Maher, la directrice sortante de la Fondation Wikimédia. Dans une interview diffusée sur le Net par le think thank Atlantic Council, celle-ci suggérait effectivement qu' « Il est peut-être temps de vraiment réfléchir... À quoi ressemble un modèle de rémunération, afin que nous puissions être en mesure de redresser une partie de l'exclusion que nous avons vue au fil du temps ? »[T 18][M 38]. Il est vrai qu'en 2018 déjà, un projet intitulé Tiger avait vu le jour avec une participation de l'entreprise Google qui avait offert à l'époque 50 chrombooks et financé une centaine d'accès Internet[S 195] à des éditeurs indiens pour les aider à créer et développer des articles Wikipédia dans des langues sous-représentées[M 39]. Sauf que pour la Fondation, financer l'édition des projets de manière directe, constituerait un changement majeur dont découleraient de nombreuses nouvelles préoccupations qu'il faudrait ajouter à celles liées au financement du développement de l'écosystème numérique.
Les développeurs
Les activités liées au développement informatique du mouvement Wikimédia sont, elles aussi, très diverses, et de plus nécessitent certaines compétences spécifiques pour pouvoir y mener une observation participante. Dans l'idée de faciliter celle-ci, j'ai alors décidé de suivre quelques cours d'initiation à ces quatre principaux langages informatiques utilisés dans le mouvement que sont l'HTML, le CSS, le JavaScript et le PHP. Ces connaissances basiques restèrent cependant insuffisantes pour que je puisse participer aux activités qui nécessitent un accès aux serveurs de la Fondation, ou même pour pouvoir revendiquer une quelconque appartenance au groupe des développeurs.
Tout au plus, je fus capable de côtoyer certains membres de ce groupe, hors ligne, lors des traditionnels Hackathons qui ont précédé les deux cycles de conférence Wikimania auxquels j'ai participé, et en ligne lors du signalement de certains bugs sur le site Bugzilla avant sa migration vers le projet Phabricator, ou encore en adressant certaines demandes liées au développement du projet Wikiversité. Ensuite, lorsque je suis devenu administrateur du projet Wikiversité 2015, j'ai aussi reçu l'accès à des outils techniques réservés à ce statut[S 196] et dont certains auront pu rester en ma possession lors de ma candidature d'administrateur d'interface[S 197].
À nouveau donc, il me fut nécessaire de chercher sur le web, les informations qui me permettaient de présenter les développeurs actifs au sein du mouvement. Mes recherches m'ont ainsi permis de tomber sur cette interview du directeur du Chief Technology Officer de la Fondation réalisée en 2021 (vidéo 4.16[V 6]) et à l'écoute de laquelle on apprend que la gestion d'un espace Web dans plus de 300 langues est une chose unique au monde. On y découvre ensuite d'une part, que dans le système informatique Wikimédia, plus de 2 000 000 de lignes de codes informatiques gérés en open source sont situés dans près de 2 300 serveurs informatiques répartis sur 4 à 5 sites différents répartis dans le monde. Et ensuite d'autre part que 30 % des éditions réalisées au sein des projets sont des scripts informatiques écrits par des programmeurs bénévoles que l'on peut découvrir dans un autre vidéo (vidéo 4.17).
Cette deuxième vidéo fut cette fois réalisée lors d'un hackathon organisé en 2016 à Jérusalem et me permet d'illustrer le type d'ambiance qui peut régner lors des rencontres hors ligne entre développeurs bénévoles, mais aussi de visualiser la grande diversité des personnes présentes, avec toujours une forte représentation masculine et une très grande diversité des origines géographiques. Comme autre source écrite cette fois, j'ai enfin découvert les propos d'un développeur enregistrés par l'association Wikimédia France[S 198] après lui avoir posé la question de savoir : « comment fais-tu ? ». Ce à quoi il répondit ceci avant de parler de ses motivations :
Cela peut passer par la création d’outillage (Gadget) permettant de simplifier et d’accélérer des contributions spécifiques et/ou répétitives. Par la création de robots, permettant de faire des modifications de masse sur les projets et dont le plus connu des robots (Salebot) s’occupe d’empêcher les contributions malveillantes. Mais aussi par l’amélioration de Wikipédia lui-même et de son moteur MediaWiki dont les sources sont ouvertes et publiquement accessibles. Comme pour les contributions, le développement sur Wikipédia est accessible à tous. Des pages spécifiques sur Wikipédia et MediaWiki aident tous les nouveaux développeurs à s’épanouir sur les projets.
Ce que j’aime dans le mouvement Wikipédia c’est la possibilité de partager librement ses connaissances et ses compétences pour aider aussi bien les contributeurs que les lecteurs. Mais aussi d’un point de vue technique de pouvoir découvrir et comprendre librement le fonctionnement d’une grosse application tel que Wikipédia.
Pour compléter ces témoignages, diverses enquêtes rapportées sur le site Meta-Wiki peuvent fournir quelques observations statistiques au sujet des développeurs. Certaines d'entre elles furent réalisées chaque année de 2015 à 2020[S 199] grâce à l'annuaire des personnes bénéficiant d'un compte d'accès aux serveurs de la Fondation. Elles permettent ainsi de voir l'évolution du nombre de développeurs entre 2015 et 2020. On y observe une forte croissance : de 962 personnes en 2015 et 984 en 2016, ce nombre atteindra 1286 développeurs en 2017 et 1857 en 2019, suivie ensuite d'une légère diminution lorsque ce nombre passa à 1825 en 2020. Une autre enquête de 2020 permet aussi de constater que les acteurs Wikimédia impliqués dans le développement informatique sont nettement mieux répartis dans le monde que les éditeurs, et ce d'autant plus que leur participation est récente (figure 4.63). Ceci alors que l'on avait déjà constaté précédemment qu'en 2018, la population des développeurs était plus jeune que dans le reste du mouvement (figure 4.37) et que le pourcentage de la participation féminine y était très similaire à la participation éditoriale (figure 4.49).
Comme signalé dans l'interview de Wikimédia France, les activités des développeurs Wikimédia peuvent être aussi variées que celles des éditeurs des contenus pédagogiques ou des bénévoles hors ligne. Selon l'enquête de 2018, le développement d'application au départ de l'interface de programmation (API) semble toutefois être l'activité favorite des développeurs. Arrive ensuite, par ordre de préférences, un ensemble d'activités directement réalisées dans les projets tels que la création de modèles, de gadgets et de programmes de maintenance comme les bots informatiques auxquels j'ai déjà fait référence. En bas du classement figurent enfin le développement d'activités extérieures aux projets éditoriaux propre au développement de l'infrastructure au sens large. Dans cette enquête, on apprend également que contribuer à la mission Wikimédia et des logiciels libres et aider les éditeurs qui y participent sont les deux motivations les plus citées chez les développeurs. À celles-ci succèdent après coup d'autres raisons plus personnelles pouvant être liées à des occupations scolaires ou professionnelles.
Puisque je n'aurai pas participé moi-même de manière régulière aux activités des développeurs faute de compétences suffisantes, il m'est donc difficile d'en dire plus au sujet de ceux-ci. Mais cela ne veut pas dire pour autant que je vais négliger les enjeux liés à la technologique qui sont présents au sein du mouvement et qui feront l'objet d'un chapitre à part entière[N 12]. Il n'est en effet pas du tout nécessaire d'être développeur pour comprendre ces enjeux, ni pour tirer parti des possibilités techniques offertes par le logiciel MediaWiki sur lequel repose l'ensemble des projets Wikimédia. Toutes ces compétences techniques, que l'on peut acquérir au fur et à mesure que l'on se perfectionne dans ses activités d'édition, peuvent ainsi, une fois arrivé à un certain stade, complexifier la distinction que l'on peut faire entre éditeurs et développeurs. Sans oublier bien sûr qu'un bon nombre des membres de la communauté Wikimédia sont à la fois actifs dans l'édition du code informatique et au niveau des pages de contenus pédagogiques. Ce qui nous rappelle donc à nouveau qu'au sein du mouvement, les frontières entre les différents groupes d'acteurs sont toujours très poreuses, et qu'il peut même parfois s'avérer compliqué, de savoir à quel moment il faut parler de groupe, de communauté ou de mouvement.
Distinction entre groupes, communautés et mouvement
L'expression « communauté Wikimédia » est souvent utilisée à l'intérieur du mouvement pour désigner toutes les personnes qui contribuent à l'amélioration des projets, soit en ligne, soit hors ligne, mais toujours de façon bénévole. Cette communauté, peut donc se concevoir comme un agglomérat de communautés plus petites situées au niveau des nombreuses versions linguistiques des projets, associations locales, groupes d'utilisateurs, etc. C'est principalement lors d'appels à commentaires (RFC) lancés en opposition aux projets de la Fondation que la communauté Wikimédia devient la plus visible. Pendant ces périodes de crises plus ou moins brèves, le « quasi groupe » composé de l'ensemble des éditeurs Wikimédia apparaît soudainement comme une communauté soudée dans sa « relation d'autorité » avec la Fondation[B 14]. Parmi les participants à ces manifestations, on y retrouve majoritairement des gens capables de s'exprimer en anglais et qui s'avèrent être des relais importants vers toutes les autres communautés linguistiques.
À cette communauté d'éditeurs actifs et engagés, on peut ensuite se demander s’il serait raisonnable d'y associer les personnes qui éditent occasionnellement les projets sans compte utilisateur et souvent même sans connaître l'existence du mouvement. En pensant à celles-ci, je peux citer les personnes que je sollicite parfois pour corriger l'orthographe de mes travaux, alors que d'autres le font spontanément au niveau des autres projets. Comme nous l'avons vu précédemment dans la quatrième section de ce chapitre, ces personnes sont bien plus nombreuses que les éditeurs enregistrés, même si au niveau de la quantité et de la qualité du travail qu'elles apportent au projet, leurs contributions s'avèrent d'une bien moindre importance. En abordant les choses de la sorte, il n'est donc pas si évident de définir les contours exacts des communautés d'éditeurs et de surcroît de la communauté Wikimédia. Car selon les analyses sociologiques prodiguées par Max Weber[B 15], encore faut-il savoir si l'on doit tenir compte de l'activité, du statut ou de la reconnaissance par le groupe pour définir les membres d'une communauté.
Quoi qu'il en soit, au niveau du mouvement Wikimédia, l'expression communauté apparaît souvent de manière complémentaire à celle de mouvement[B 16]. En pratique, le mot communauté s'utilise en général pour définir toutes les personnes actives à l'intérieur du mouvement Wikimédia. On parle de communautés d'éditeurs, de communauté d'utilisateurs, voire de communauté bénévole, tandis que l'expression « communauté Wikimédia » désigne souvent tous les contributeurs actifs dans tous les projets Wikimedia sans spécifier s'ils bénéficient ou non d'un compte utilisateur. Désignée comme telle, elle peut donc aussi inclure l'ensemble des personnes actives dans le projet développé hors ligne, alors que l'une de ses caractéristiques sera la présence d'un fort sentiment d'appropriation et un pouvoir décisionnel important à l'intérieur du mouvement[B 17].
La communauté Wikimédia représente aux yeux de certains « l'ensemble des personnes bénévoles et amateurs composant la communauté la plus prospère de l'ère numérique »[M 40]. Elle se caractérise pour d'autres par une éthique, une idéologie et un activisme très forts, ainsi qu'une grande sensibilité à tout ce qui est en décalage avec la philosophie du mouvement, telles la censure et l'entrave à la liberté numérique[B 18]. Mais aussi par un manque de reconnaissance, voire un certain mépris de la hiérarchie traditionnelle et des titres académiques[B 18]. Dans son premier communiqué de presse de 2004, Jimmy Wales parlait aussi d'une « une communauté très unie de contributeurs ouverts et responsables provenant du monde entier »[S 200].
Nous avons vu que la notion de communauté tout comme celle de mouvement est relativement jeune puisque l'expression « Wikimedia Movement » ne vit le jour qu'en 2008[S 201]. Ceci alors qu'en 2009, un article se posait encore la question de savoir s'il fallait parler de mouvement ou de communauté lorsque l'on parle du projet Wikipédia. Son auteur concluait[B 19] d’ailleurs son exposé en proposant la création d'un nouveau WikiProjet centré sur la culture libre et la vision de Wikipédia comme un mouvement social[T 19]. Si ce « WikiProjet » n'a finalement jamais vu le jour, le mouvement inter-projet et intercommunautaire imaginé par Florence Devouard sera pour sa part devenu une réalité, avec aussi bien en-ligne[S 202] que hors-ligne (figure 4.66), la commémoration d'éditeurs défunts, qui me semble être une des preuves tangible d'une appartenance communautaire au sein du mouvement.
Sous un autre aspect, d'autres pourront aussi y voir une communauté de pratique puisque celles-ci se définissent comme un « groupe de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu'elles font et apprennent à mieux le faire en interagissant régulièrement »[B 20]. Mais que cette définition me semble toutefois trop restrictive pour pouvoir dépeindre le mouvement dans son ensemble. Car si toutes les personnes actives dans le mouvement sont passionnées à l'idée d'une diffusion universelle de la connaissance humaine, bon nombre d'entre elles ne partagent pas les mêmes pratiques, tandis que certaines n’interagissent que très rarement avec d'autres membres. Délimiter clairement le mouvement Wikimédia au départ de la notion d'acteurs, semble donc être une entreprise complexe, ceci alors même que la notion de membre fait défaut dans les statuts de la Fondation Wikimédia.
Les frontières du mouvement
Au terme de cette présentation des différents acteurs du mouvement Wikimédia, on peut se demander si elle est complète et dans quelle mesure chaque groupe d'acteurs présentés a de l'importance et de l'influence dans le mouvement. Pour réponse à cette question, nous disposons d'une représentation graphique de la répartition de tous les acteurs présents dans tout l'écosystème qui entoure le mouvement. En la parcourant, on s'aperçoit ainsi que bon nombre d'acteurs n'ont pas été cités ou explicités dans ce présent chapitre. Nous pourrions même les regrouper sous appellation anglaise de « stakeholders » que je traduirais ici par « acteurs des parties prenantes ». Il s'agit pour ainsi dire, de toutes les personnes actives dans de nombreuses institutions qui sont de près ou de loin en relation avec le mouvement, mais sans pour autant s'y affilier, ni même s'y identifier. Parmi ces institutions, on retrouve, par exemple, celles impliquées dans le mouvement du libre et du logiciel libre, les gouvernements et instances juridiques, divers lieux d'éditions et de production d'informations, des organismes philanthropiques ou non gouvernementaux, des communautés artistiques, de nombreuses institutions publiques axées sur la conservation et le partage de la connaissance, de multiples compagnies commerciales du domaine numérique, etc.
Parler de tous ces acteurs aurait été une entreprise intéressante, mais irréalisable dans le cadre de cette étude. Et si je les évoque, c'est tout d'abord pour attirer l'attention du lecteur sur leur existence, mais aussi pour signaler qu'une telle profusion de « parties prenantes » nous renvoie au concept de « fait social total », tel qu'il fut défini par Marcel Mauss. Celui-ci fut créé à partir du concept de « fait social » préalablement produit par Émile Durkheim, qui le définissait comme : « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel »[B 21]
La particularité du fait social total introduite par Mauss fut donc de mettre en évidence que certains faits sociaux mettent en branle « un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. ». Une explication qui semble ainsi parfaitement correspondre à ce que l'on observe autour du mouvement Wikimédia, mais avec cette particularité : En plus d'être total, le fait social Wikimédia est également universel, puisque au niveau de son aboutissement, il concerne l'humanité tout entière. Voici pourquoi, il devient dès lors intéressant de poursuivre l'évolution du concept de fait social avancé par Durkheim, en parlant aujourd'hui de « fait social total universel » à l'image de ce que nous expose le mouvement social Wikimédia et certains espaces sociaux numériques, au même titre que le système monétaire international[B 22], du crime[B 23], voire dans un contexte beaucoup plus récent, de la pandémie de Covid-19.
À partir de cette large perspective qui rassemble toutes les personnes et institutions concernées par le fait social total universel Wikimédia, il serait bon à présent de déterminer lesquelles peuvent être considérées comme membres à part entière du mouvement Wikimédia. Cet exercice est toutefois rendu difficile par le simple fait que la Fondation qui fait office d'organe central au mouvement déclare dans ses statuts que « La Fondation n'a pas de membres. »[S 203]. Faute de pouvoir profiter d'une définition claire qui aurait pu être fournie par ce texte, une manière pertinente de reconnaître les membres du mouvement Wikimédia est alors de le faire au départ de leur « relation d'autorité »[B 14]. Grâce à ce principe déjà mobilisé précédemment, que l'on peut recouper à une observation du processus qui permet d'élire les membres du conseil d'administration de la Fondation, il devient alors possible de déterminer de façon procédurale et en termes d’autorité, qui peut être considéré comme membre du mouvement Wikimédia.
En étant candidat aux dernières élections de 2021, j'ai pu ainsi me retrouver au cœur du processus et découvrir qu'il fallait remplir certaines conditions fixées par le comité des élections[S 204], pour pouvoir déposer sa candidature, ainsi que pour pouvoir participer en tant qu'électeur. Ces conditions sont identiques dans les deux cas de figure quant à la participation au mouvement : En tant qu'éditeur, il faut avoir effectué une première modification avant le 9 juin 2019, soit deux ans avant le début de la période de dépôt des candidatures. Les autres conditions pour être candidat sont la nécessité de dévoiler sa réelle identité et d'attester que l'on n'a jamais été reconnu coupable de crime, malhonnêteté, tromperie et mauvaise gestion ou conduite dans un autre organisme à but non lucratif[S 205]. Et si l'on choisit de déterminer les membres du mouvement Wikimédia en fonction des personnes autorisées à voter durant les élections de 2021[S 206], voici donc les caractéristiques des membres du mouvement.
Éditeurs avec compte enregistré :
- ne pas être bloqué sur plus d'un projet :
- et avoir effectué au moins 300 modifications avant le 5 juillet 2021 sur les wikis Wikimedia ;
- et avoir effectué au moins 20 modifications entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021.
Développeurs :
- les administrateurs de serveurs Wikimédia avec accès à l'interface système
- ceux qui ont fait au moins une validation fusionnée sur n'importe quel dépôt Wikimédia via Gerrit, entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021.
- 300 modifications avant le 5 juillet 2021, et 20 modifications entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021, sur Translatewiki.
- mainteneur ou contributeur à n'importe quel outil, robot, script utilisateur, gadget, ou module LUA sur les wikis Wikimedia.
- avoir participé de manière substantielle aux processus de conception et/ou de révision du développement technique liés à Wikimedia.
Le personnel et les contractuels actuels de la Fondation Wikimédia, des chapitres, organisations thématiques, groupe utilisateurs :
- Être employés au 5 juillet 2021.
Les membres actuels et anciens du conseil d'administration de la Fondation Wikimédia, du conseil consultatif de la Fondation Wikimédia et du comité de diffusion des fonds :
- Sans condition
En parcourant cette liste, on peut s'étonner de ne pas y retrouver deux groupes de personnes pourtant colorés en jaune dans l'illustration de l'écosystème Wikimédia (figure 4.66) : les éditeurs sous adresses IP qui répondraient aux mêmes exigences que les éditeurs enregistrés, ainsi que les personnes qui ont fait un don au mouvement. Je ne pense pas cependant qu'il s'agisse d'une réelle volonté de mettre ces personnes à l'écart, mais plutôt un choix que j'imagine facilement découler des difficultés techniques propres à l'organisation d'élections par voie électronique et au travers de l'espace web. Il est en effet compliqué me semble-t-il, pour les organisateurs de ces élections, de s'assurer de l'identité réelle des contributeurs sous IP et des donateurs, tout en étant certain qu'aucune de ces personnes ne puisse voter à plusieurs reprises. Quant à l'impasse qui aura été faite dans ce présent chapitre au sujet des donatrices et donateurs qui soutiennent financièrement le mouvement, ce n'est là qu'une question de temps. Ce sujet sera traité en détail dans le prochain chapitre spécialement consacré à l'économie Wikimédia.
Les passagers clandestins et extractivistes du savoir
Alors qu'il me semble difficile de raccrocher ce qui se passe dans l'univers Wikimédia à ce que nous dit la sociologie des mouvements sociaux[B 24], j'ai malgré tout trouvé que le concept de « passager clandestin » était particulièrement adapté pour décrire un phénomène observé. Ce concept fut produit par Mancur Olson dans son ouvrage Logique de l'action collective, lorsqu'il s'intéressait aux « groupes latents », un concept un peu comparable à celui de « quasi-groupe » déjà évoqué au deuxième chapitre de ce travail. Sauf que ce qui distingue ces deux concepts, c'est que le groupe latent n'est pas vraiment un groupe qui s'ignore, mais plutôt un groupe de grande taille dans lequel la contribution ou absence de contribution, n'affecte pas suffisamment les membres pour les faire réagir[B 25].
L'expression « passager clandestin », traduite de free rider, peut effectivement s'appliquer à tous les acteurs présents au sein de l'écosystème Wikimédia qui profitent de ce qui se passe dans le mouvement Wikimédia, mais sans pour autant y participer. En langage commun, ils seraient qualifiés de profiteurs, d'opportunistes ou de parasites. Alors que pour suivre la tendance actuelle, je préfère pour ma part de parler d'extractivistes, un concept initialement utilisé pour dénoncer l'exploitation de ressources naturelles sans aucun respect de la vie environnante, et qui fut ensuite récupéré pour décrire d'autres déséquilibres socio-économiques.
Parmi les extractivistes de l'écosystème Wikimédia, on y retrouve ceux qui furent montrés du doigt par la Fondation, comme Apple et Amazon qui en 2018 n'avait toujours pas contribué financièrement au développement du mouvement[M 41]. Ceci contrairement à Google qui depuis 2010 déjà, jouait le jeu avec un premier don de deux millions de dollars, pendant que Facebook emboîtait le pas au cours de la même année en apportant un support technique. Suite aux accusations de la Fondation, Amazon se décida ainsi à offrir un million d'euros[M 42] avant d'assurer l'hébergement de Wikimedia Enterprise, un premier service commercial créé par la Fondation dont nous reparlerons.
Pour tous ces géants du Web, les projets Wikimédia représentent effectivement une ressource presque indispensable pour nourrir la conversation des assistants personnels intelligents tels que Siri, Alexa et Google Assisant, pour ne citer que les plus connus. À ceci s'ajoute encore différents algorithmes qui se nourrissent du contenu Wikimédia pour détecter l'apparition de fake-news, ou améliorer l'efficacité de son traducteur. Sans oublier bien sûr, certaines incrustations informations en provenance de Wikipédia au sein même de produit commerciaux, comme le faisait le Knowledge Graph de Google depuis 2012 sur le page de résultat de Google Search.
D'autres projets moins connus et pas forcément commerciaux reposent aussi sur la récupération du contenu des projets Wikimédia. C'est le cas du projet universitaire DBpedia qui restructure le contenu de Wikipédia sous une forme sémantique agrémentée d'autres sources d'informations, ou encore les sites miroirs de Wikipédia déjà présentés précédemment dans la section consacrée à la diaspora, et dont certains non cités et non éditables peuvent avoir pour seule optique de générer des revenus publicitaires.
Parmi les passagers clandestins du mouvement, on peut ensuite recenser toutes les personnes qui lisent les projets Wikimédia sans jamais y contribuer. Lors du discours prononcé par Jimmy Wales durant sa remise du titre de docteur Honoris Causa par mon université, je fus ainsi surpris d'en voir la proportion dans l'assemblée. Au deux tiers de son élocution, il demanda aux personnes présentes dans la salle de lever la main si elles avaient déjà utilisé Wikipédia, pour ensuite demander la même chose tout de suite après, mais uniquement pour ceux et celles qui avaient déjà édité l’encyclopédie. À la première question presque l'entièreté de la salle avait la main en l'air, alors qu'à la seconde, moins d'une dizaine de bras étaient restés tendus[V 7].
Cette faible participation me sera confirmée un jour où j'ai eu l'idée de vérifier l'activité de l'adresse IP de mon université ou du moins, celle utilisée par le bâtiment où se situe mon bureau, au niveau des projets Wikimédia. En me rendant sur la page https://guc.toolforge.org/, je fus ainsi surpris de constater que j'étais le seul à l'utiliser lors de mes fréquents oublis de connexion[S 207].
Je témoignerai aussi du fait qu'un de mes professeurs, Philippe Van Parijs pour ne pas le citer, qui avait été à l'origine de la sélection de Jimmy Wales comme candidat au titre de DHC, m'a un jour confié qu'il avait établi un ordre de paiement permanent au profit de la Fondation Wikimédia. Suite à quoi, je lui avais d'ailleurs répondu que sa contribution aux articles aurait été bien plus profitable. Une remarque qui selon l'observation du compte utilisateur qu'il avait créé pour soutenir une de mes demandes de subvention, n'aura cependant pas porté fruit[S 208].
Le désintérêt du milieu universitaire à participer à l'amélioration du contenu Wikimédia m'est toujours apparu regrettable, et ce d'autant plus qu'il existe depuis 2005 une littérature scientifique grandissante portant sur le sujet Wikipédia (figure 4.67). À l’exception de mes propres travaux publiés sur Wikiversité et Wikilivres, je pense qu'aucune de ces publications n'aura été publiée sous la même licence que celle utilisée par l'encyclopédie. Certaines d'entre elles sont certes en libre accès sur Internet, mais aucune d'entre elles ne semble donc rejoindre réellement le paradigme du libre partage de la connaissance initié par le mouvement Wikimédia.
Comme exemple parlant, il y a le livre Commons knowledge ? An ethnography of Wikipédia[B 26] présenté en quatrième de couverture comme la première ethnographie du Wikipédia. J'en ai découvert l'existence à Londres au cours de la rencontre annuelle du mouvement Wikimania de 2014. Ma première gêne fut de constater que l'éditeur n'avait pas pris en compte l'existence de ma propre ethnographie réalisée en fin de master trois ans auparavant. Elle était pourtant publiquement accessible sur Wikiversité, même s'il est vrai qu'elle ne fut publiée qu'en français et que la maison d'édition était anglophone. Après avoir assisté à la présentation de l'ouvrage par son auteur, je lui ai demandé s’il était possible d'en trouver une copie en libre accès. Il me répondit que non, en précisant qu'il n'avait eu d'autre choix que de publier son travail dans une maison d'édition reconnue par le monde académique.
Cette réponse m'avait littéralement sidéré, pas seulement parce qu'elle dénonçait une attitude profondément opportuniste de la part de la maison d'édition, mais aussi parce que cette démarche ne respectait tout simplement pas les termes de la licence libre CC.BY.SA affichée sur toutes les pages des projets Wikimédia. Pour en avoir le cœur net, j'ai alors posé la question sur la page Commons:Village pump/Copyright un lieu de discussion spécialement dédié au traitement des questions portant sur le droit d'auteur. Jusqu'à ce qu'une personne ait eu la bonne idée de consulter le livre via Google Book, le débat fut compliqué par le fait que je n'avais pas le droit d'envoyer à mes interlocuteurs une copie de l'ouvrage que j'avais moi-même obtenu par voie détournée. Voici un extrait de cette conversation[S 209] :
Dans leurs infos sur le droit d'auteur, ils indiquent que personne ne peut reproduire ou transmettre des parties du livre sans autorisation. C'est tout simplement faux. [...] le contenu substantiel tiré de Wikipédia est sous licence partage à l'identique. Ils peuvent prétendre au fair use pour leurs propres besoins, mais cela n'autorise le placement d'une nouvelle licence pour le contenu ni d'appliquer des restrictions supplémentaires.»
Cependant, ce sont les rédacteurs individuels qui ont écrit le contenu qu'ils réutilisent qui seraient lésés, et ce sont eux qui devraient prendre des mesures. La Fondation ne peut pas vraiment prendre de mesures à l'encontre des personnes qui copient de manière inappropriée du contenu de Wikipédia, car la Fondation ne possède pas le contenu, elle ne fait que l'héberger. GMG (A)talk 18:58, 30 décembre 2019 (UTC)
Si vous vous préoccupez de Wikipédia, vous pouvez ajouter w:Template:Published aux pages de discussion des articles utilisés, ce qui informera les éditeurs que la page a été publiée, et vous permettra même de noter que cela a été fait illégalement.--Prosfilaes (d) 19:28, 30 December 2019 (UTC)[T 20]
La posture du milieu de l'édition couplée au laxisme du mouvement Wikimédia quant à faire respecter les licences attribuées à ses contenus pose donc un réel problème juridique adjacent à la posture opportuniste. Les chercheurs et auteurs de livres ou articles produits au départ de l'observation de Wikipédia peuvent bien entendu dire que eux aussi produisent du savoir. Mais si c'est pour constater ensuite que celui-ci n'est pas librement et gratuitement disponible au même titre que ce qui fut récupéré au sein des projets Wikimédia, cet argument ne tient plus la route, ni d'un point de vue morale, ni d'un point de vue juridique. Ceci alors que dans des cas un peu plus extrêmes et si l'on s'en réfère au témoignage repris ci-dessous, l'opportuniste du chercheur peut aller jusqu'à perturber les activités du mouvement et toujours sans pour autant y prendre part. Voici ce que me confia un jour une bénévole et organisatrice d'atelier hors-ligne au sein du mouvement :
J’ai très mal vécu personnellement les interactions avec un chercheur qui m’a interrogée sur Wikipédia pendant des heures lors de plusieurs événements wikimédiens sans tenir compte du fait que pour moi c’est une rare occasion de voir mes ami·e·s du mouvement et de discuter de vives voix sur les projets pour les faire avancer. Il est venu à plusieurs des événements que j’ai organisés, avec défraiement des transports et nourriture, et il n’a pas même contribué une seule ligne, tout en empêchant les autres de contribuer par ses demandes d’interviews et ses questions, sur le temps qui était dévolu à la contribution.[S 210]
Contrairement à certains géants du Web, nous ne saurons pas si le chercheur cité dans ce témoignage aura fait un don au mouvement. Mais même si cela se confirmait et de manière similaire à ce qui concerne les entreprises commerciales, je ne considère pas personnellement que cela puisse justifier un comportement extractiviste.
Dans le cas du projet Tiger, la compagnie Google a en effet apporté une assistance technique et financière à des personnes situées en Inde pour qu'elles écrivent des articles Wikipédia dans des langues minoritaires. Mais n'était-ce pas là un investissement bien plus qu'un réel sacrifice financier ? Car ce que le blog de Google mettait lui-même en évidence c'est que le projet permettait aussi de récolter des données utiles en invitant les éditeurs concernés par le projet à utiliser les différents services gratuits mais aussi commerciaux, ne l'oublions pas. Grâce à Google Translate, Cloud Custom Search, Cloud Vision, le travail des éditeurs devenait ainsi tout bénéfice pour améliorer respectivement, l’outil de traduction, le référencement et même le contenu des serveurs Google puisqu'il s'agissait entre autres de « numériser des livres du domaine public dans des langues indiennes le moteur de traduction dans cette région du monde »[M 43]
Suite à une enquête effectuée au sein de la Silicone Valley, là où siège l'entreprise Google, Marc Abélès décrit effectivement comment le don charitable est aujourd'hui devenu un investissement dans cette partie du monde. Dans la conclusion de son ouvrage[B 27], il nous confie ceci :
« Le capitalisme " socialement responsable " ne doit avoir aucun état d'âme à traiter la philanthropie comme un investissement destiné à engendrer des résultats mesurables. La question du retour sur investissement devient centrale : Il importe de mesurer les performances effectives des associations et de quantifier les résultats obtenus dans un domaine jusqu'alors rétif à ce genre d'évaluation. »
Avec un tel état d'esprit, il ne faut donc pas s'étonner de l'apparition du projet Wikimedia Enterprise en tant que premier service payant créé par la Fondation Wikimédia. L'intention placée derrière ce produit payant et spécialement dédié aux entreprises extractivistes, est précisément d'inverser la donne au niveau du retour sur investissement. Ce qui est d'ailleurs explicitement dit sur l'une des pages de présentation du projet[S 211] :
Notre contenu est souvent réutilisé par des organisations commerciales qui en dépendent pour soutenir leurs modèles commerciaux et qui en tirent ainsi des revenus. En dehors des dons corporatifs effectués volontairement à la Fondation Wikimédia, le mouvement n'a jamais reçu de bénéfices de ces revenus grâce à un retour sur investissement. En reconnaissance de cela, sous l’égide de la « Durabilité de notre mouvement », le processus de stratégie du mouvement a demandé à la Wikimédia Foundation d'explorer, entre autres, « des API pour les entreprises [et] des modèles pour les réutilisateurs commerciaux à grande échelle, en prenant soin d'éviter la dépendance des revenus ou toute autre influence extérieure indue dans la conception et le développement des produits. »
Suite à ce repositionnement du mouvement face aux grandes entreprises commerciales extractiviste, il ne reste plus à espérer à présent que ces dernières resteront fair-play. Car pendant que ce nouveau projet de la Fondation invite les entreprises commerciales à payer l'utilisation d'une nouvelle interface de programmation (API) plus performante, du côté de Google, ce même type d'interface qui permettait autrefois de transférer des vidéos de YouTube vers Wikimedia commons a cessé de fonctionner depuis plusieurs années déjà. Une page de discussion sur le site Phabricator dédié à la gestion de ce qui fut au départ diagnostiqué comme un bug le confirme et les commentaires de clôture apportés par un employé de la Fondation[S 212] n'ont rien de rassurant :
Malheureusement, comme vous l’avez noté, YouTube a indiqué qu’ils ne travailleraient pas avec nous pour faire une exception pour Video2Commons. Comme je l’ai noté sur le ticket Phab, cela a été profondément décevant pour moi, et je pense qu’ils ont fait le mauvais appel (à la fois éthiquement et d’un point de vue commercial / RP). En consultation avec notre conseiller juridique, nous avons clairement indiqué à YouTube que si la communauté choisit de mener cette bataille, nous ne soutiendrons pas la position de YouTube.
Je ne suis pas sûr de l’effet que votre plaidoyer public aura, pour être honnête, mais en tant que responsable de la gestion de la relation globale avec YouTube de WMF, je soutiens vos efforts. J’aurais utilisé cela comme une autre invite pour retourner sur YouTube et faire valoir mes arguments, mais après l’avoir fait trois fois, je me rends compte que la négociation d’organisation à organisation ne portera pas ses fruits.[T 21]
Tous ceci confirme qu'au sein de l'écoumène numérique et au même titre qu'au niveau géographique, l'argent n’apparaît pas comme seul facteur déterminant. Au même titre que la coupure du gazoduc en provenance de la Russie a des répercussions bien plus dramatiques que le blocage des liquidités des membres du Kremlin. la fermeture du « vidéoduc » en provenance de Google, a eu lui aussi des conséquences très regrettables au niveau de l'amélioration des projets Wikimédia.
On peut remarquer ensuite que Google n'aura jamais encouragé les utilisateurs de YouTube à utiliser une licence libre autre que la CC.BY[S 213] de telle sorte à éviter la clause copyleft imposant de conserver la licence libre sur tout produit dérivé. La page de support à la licence CC.BY fut ensuite abandonnée en septembre 2021, à une époque où, si je ne me trompe, sont apparues les vidéos publicitaires sur YouTube[S 214]. Si l'entreprise Google peut parfois se montrer généreuse envers le mouvement Wikimédia, elle n'est reste pas moins, me semble-t-il, bien déterminée à ne pas partager les vidéos téléchargées par ses utilisateurs, et qu'elle utilise ensuite comme faire valoir pour des messages publicitaires.
Suite à ces reproches formulés à l'encontre de Google, signalons enfin que le projet Wikipédia fut, lui aussi, critiqué par rapport au référencement des informations qui s'y retrouvent collectées. Apparue en 2007, cette accusation fit suite à la décision d'appliquer la balise « Nofollow » sur l'ensemble des projets Wikimédia, avec pour conséquence d'indiquer aux moteurs de recherche de ne plus indexer les liens externes. C'était là une stratégie dont le but était de décourager les personnes qui voudraient utiliser les projets Wikimedia dans le but de favoriser leur propre site dans la consultation du Web.
À l'époque de ce changement, Wikipédia fut ainsi qualifié de « trou noir du Web»[M 44], étant donné que le site web, l'un des plus consultés au monde, affichait l'ambition de rassembler toute la connaissance humaine, mais sans favoriser sa consultation externe. Près de dix ans plus tard, ce trait caractéristique du projet encyclopédique continue à exaspérer des personnes telles que le journaliste et politologue Laurent de Boissieu. Sur Twitter, il affirmait en effet qu'il s'agit là de l'unique facteur qui le décourage dans ses activités de publication sur le net, tout en précisant que : « Wikipédia pompe en 5 secondes des heures et des heures de boulot. »[M 45].
S’il est raisonnable de penser que les projets Wikimédia se sont mis en porte-à-faux par rapport au partage du référencement de l’information via les moteurs de recherche, ce jugement ne devrait pas pour autant cibler les éditeurs des projets. La plupart d'entre eux contribuent de fait bénévolement et de manière anonyme, et il serait dès lors injuste de croire qu'ils puissent tirer un quelconque profit de cette situation. Tout à l'inverse, si le journaliste s'en plaint, c'est précisément parce qu'il y voit une perte d'intérêt personnel en matière de visibilité, de renommée et de prestige. En raisonnant de la sorte, le témoignage du journaliste nous aide donc à mettre en exergue cette démarcation entre activité bénévole et activité professionnel très présente au sein du mouvement Wikimédia et qui me semble-t-il devrait faire l'objet d'une réflexion beaucoup plus globale en s'intéressant à ce qui se passe dans le reste de la société.
La pertinence du bénévolat face à la faillite de l'emploi
Nous venons donc de voir qu'il existe dans le mouvement Wikimédia une certaine cohabitation entre le statut de bénévole, souvent qualifié d'amateurisme dans d'autres sphères d'activité, et celui de professionnel entendu ici comme une personne rémunérée. On y observe que l'activité bénévole apparait souvent plus proche de la mission du mouvement, mais aussi des intérêts collectifs, alors que les activités professionnelles fatalement plus égocentrées en raison d'une recherche de gain personnel au travers de sa rémunération, s'éloignera plus facilement de la finalité commune. Tout ceci en constatant qu'au niveau de la concurrence économique, un projet entièrement développé par des bénévoles, tel que Wikipédia, évince toute concurrence en provenance du secteur privé et commercial. Ceci alors qu'au-delà du mouvement, le volontariat, même s’il est peu visible, est loin d'être un phénomène insignifiant puisqu'il est pratiqué par un Français sur quatre[M 46], et par des personnes qui sont généralement perçues comme étant plus sociables et chaleureuses que les professionnels[B 28].
L'activité bénévole minimise de plus les conflits d'intérêt lié à l'argent au sein des projets et annihile la recherche d'un prestige externe à ceux-ci lors de l'usage du compte utilisateur anonyme. L'activité rémunérée, tout à l'inverse, se conçoit d'abord autour d'un contrat d'échange en un revenu et une activité professionnelle que l'on voudrait la plus prestigieuse de telle sorte à susciter une ascension vers des posts à salaires plus élevés. Il est donc raisonnable de penser qu'aucun bénévole ne se lancera dans une activité qu'il juge inutile, alors que dans le cas d'une personne rémunérée, cela s'avère possible et même relativement fréquent si c'est la seule façon de garder son emploi et les revenus financiers qui en découlent. Dans ce cas précis, l’intérêt économique et personnel prime sur la rationalité de l'action, tout en ayant possiblement des répercussions négatives sur la mission d'un projet et les intérêts communs de sa communauté.
En laissant à d'autres la tâche de débattre de l’oxymore du « volontariat forcé »[M 47][M 48][M 46] et de certaines autres ambiguïtés[B 29] dont je n'ai vu aucun cas de figure au sein du mouvement, il est possible de se faire une idée sur la proportion du nombre de travailleurs rémunérés qui estiment avoir une activité professionnelle inutile, en consultant l'ouvrage de l'anthropologue David Graeber intitulé Bulshit job. À sa lecture, on découvre effectivement que « le phénomène de boulot à la con » est loin d'être statistiquement insignifiant, puisque 37 % des Britanniques interrogés lors d'un sondage ont effectivement répondu par la négative à la question de savoir si : « Votre emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? ». Ceci alors qu'une autre enquête réalisée aux Pays-Bas affirme que « 40 % des travailleurs néerlandais ont déclaré que leur job n’avait aucune raison valable d’exister »[B 30].
Parmi de nombreux témoignages de personnes soufrant de cette situation qui furent recueillis par Graeber, on retrouve celui d'un informaticien qui, ne sachant pas quoi faire durant ses heures de travail, finit par installer un navigateur en mode texte sur son ordinateur de bureau pour pouvoir, entre autres, améliorer les articles de Wikipédia[B 30]. Une information assez surprenante et tout à propos dans le cadre de cette étude, qui peut alors faire croire que parmi les éditeurs des projets Wikimédia il existe un certain nombre d'employés en manque de travail. D'où peut-être la présence d'éditeurs très actifs durant les heures de bureau et qui prendront toutes les précautions afin d'éviter que l'on puisse découvrir leur réelle identité. Reste ensuite la question délicate de savoir qu'elle serait le pourcentage des personnes engagées par le mouvement Wikimédia et qui ne trouve aucun sens dans leur travail.
Tout ceci renforce donc l'idée générale que le statut d'employé ne peut en aucun cas être une garantie quant au sens à donner à sa vie. Quant aux chiffres impressionnants transmis par les deux sondages rapporter par Graeber, ils ne font qu'expliquer finalement l'explosion du nombre maladies psychologiques associées à la perte de sens dans le monde du travail[B 31]. La plus connue est le burnout, ou syndrome d'épuisement professionnel, qui se caractérise par une fatigue profonde pouvant aller, dans les cas les plus extrêmes, jusqu'à la perte d'envie complète de s'investir dans une activité quelle qu'elle soit. Mais il y a aussi ces autres syndromes moins connus que sont le bore out, le blurout et le brownout[B 32]. Tandis que le bore out est un trouble mental provoqué par l'ennui, le blurout le sera par le manque de dissociation entre vie professionnelle et vie privée, pendant que le brownout sera provoqué par une perte de sens de son activité professionnelle[B 33] provoquant une « dissonance éthique »[B 34] qui touche particulièrement les travailleurs qui misent beaucoup sur leur emploi pour donner sens à leur vie.
En sachant que la grande majorité des 600 employés de la fondation font du télétravail, le blurout est sans doute un syndrome à craindre au sein du mouvement, alors que je ne vois pas de raison qui pourrait justifier l'absence de burnout, de boreout et de brownout parmi les membres du staff. Sans oublier que d'autres études ont aussi mis en évidence qu'un certain nombre de travailleurs, suite aux temps de réflexion qui leur ont été accordés lors des périodes de confinement au cours pandémie de Covid-19, ont perdu toute la crédibilité qu'ils pouvaient accorder à leurs emplois[M 49]. Rappelons-nous d'ailleurs que lors de cette période très spéciale, tous les secteurs économiques jugés non essentiels étaient à l’arrêt et que seul le travail indispensable à la survie de la société était maintenu. Une occasion unique somme toute de faire la part des choses entre boulots à la con inutiles (bullshit job) propice au brownout et boreout et « boulot de merde » (shit job) indispensable générateur de burnout et blurout.
Tous ces constats et réflexions sont donc autant d'indicateurs de la faillite du marché de l'emploi. Une faillite morale tout d'abord, puisqu'elle permet l'aliénation de travailleurs peu payés au profit global de travailleurs mieux payés malgré leurs inutilités. Et une faillite économique ensuite, puisque aucun projet professionnel ou commercial ne semble pouvoir rivaliser avec Wikipédia en matière de productivité. De cette situation incongrue, surgit alors le souvenir de l'ouvrage La fabrique des imposteurs, dans lequel Roland Gori mettait en évidence la « confiscation de la pensée critique au moyen des procédures de l'évaluation et l'emprise de la "religion du marché" au cœur de nos sociétés »[B 35].
Face à cette faillite, l'exemple du volontariat Wikimédia apparait donc comme une incontournable invitation à « (re)placer l'humain au cœur des organisations »[B 36]. Une démarche qui ne pourra se faire qu'en remettant en cause le système économique mondial qui, malgré les avertissements publiés en 1944 par Karl Polanyi dans La Grande Transformation[B 37], a réussi à pervertir l'organisation de nos sociétés en enveloppant l'activité humaine au sein d'un processus à la fois injuste et absurde. Et c'est précisément dans ce sens que le mouvement Wikimédia est particulièrement inspirant, puisqu'il nous rappelle que l'être humain doit être considéré selon son statut et non pas au travers d'un quelconque contrat économique ou autre. Une dérive qui par ailleurs fut déjà observée 1874 l'anthropologue botanique Henry Summer Maine lorsqu'il observait dans le mouvement des sociétés un passage de l'état d'une personne, au sens juridique du terme, au contrat[B 38].
Deuxième partie : L'économie
Le mouvement Wikimédia est un écosystème économique dans lequel on retrouve en même temps des travailleurs bénévoles, des employés, des associations à buts non lucratifs, et même plus récemment, un projet commercial. Durant l'exercice financier 2017-2018, le chiffre d'affaires de la Fondation qui chapeaute le mouvement atteignit pour la première fois les 100 millions de dollars américains, pour poursuivre les années suivantes son impressionnante croissance. Cet argent est la récolte de plus de six millions de dons d'un montant moyen de 15,86 dollars US, qui furent offerts par des personnes situées dans environ 30 pays séparés et s'exprimant dans plus de 20 langues différentes[S 215]. Au regard de la Resource dependence theory[B 39], cette source de financement inconditionnel offre donc au mouvement une très grande autonomie financière et politique.
Cependant, la Fondation, qui à l'exception des dons offerts en Suisse et en Allemagne, en assure à elle seule la récolte et la gestion, doit faire face à un autre type de dépendance, puisque ce soutien financier dépend directement d'un travail d'édition préalablement fourni par des bénévoles. Dans cet écosystème économique, des producteurs bénévoles fournissent du temps, alors que les lecteurs consommateurs sont invités à donner de l'argent en contrepartie. On pourrait y voir une sorte d'organisation mise en place par un système de don/contre-don, sauf que le don monétaire en retour ne parvient jamais aux donateurs initiaux que sont les éditeurs bénévoles. Pour comprendre pourquoi cette asymétrie n'empêche pas le mouvement de fonctionner, il faut alors situer les bénévoles en dehors du paradigme du don et les restituer au sein d'un autre paradigme, que je nomme le « paradigme du partage ».
Concernant les moyens de production du mouvement (principalement l'infrastructure informatique, les noms de domaines et les noms de marque, ils appartiennent à la Fondation qui statutairement est dépourvue de membre, mais se voit dirigée par un conseil d'administration élu en grande partie par les travailleurs bénévoles. Ces derniers peuvent stopper leurs activités à tout moment, alors que l'infrastructure informatique de production peut être substituée facilement au niveau technique et de manière peu coûteuse en temps et argent. De cette conjoncture découle ainsi une forme d'autorité supérieure dans le camp de la communauté bénévole. Elle se traduit par de nombreux actes de protestations qui, en cas de forte adhésion, auront toujours été pris en compte par la Fondation.
Du reste, et même si les nombreux sites web Wikimédia nécessitent le maintien et l'amélioration de toute une infrastructure par des personnes hautement qualifiées, l'argent récolté à partir du travail des bénévoles dépasse largement ce qui est nécessaire à l'entretien et au développement de l'outil de production. De cette situation découle le développement d'une organisation économique apparentée au tiers secteur, mais dont les pratiques de sa Fondation dite, sans but lucratif, deviennent tout à fait discutables, dès lors que l'on y voit apparaître du marketing, de la vente de service et une capitalisation des collectes de dons. Dès la naissance du projet encyclopédique Wikipédia en janvier 2001, ce sont donc ainsi de nombreuses questions éthiques et d'ordre économique qui animent le mouvement Wikimédia.
L'arrivée de Wikipédia sur le marché des encyclopédies
D'abord ignorée à ses débuts, puis considérée comme une nouvelle production du web 2.0 sans grande importance, avant d'être critiquée pour son manque de fiabilité et même vouée maintes fois à disparaitre[B 40], l'encyclopédie Wikipédia a fini par devenir un acteur pris au sérieux sur le marché de l'édition. La publication d'une étude dans la revue scientifique Nature contribua sans aucun doute à ce changement. Parue en mars 2006, cette recherche affirmait qu'en moyenne et pour chacun des 42 articles de thématiques scientifiques repris par la recherche[M 50], « Wikipédia contenait environ quatre inexactitudes ; Britannica, environ trois »[T 22][B 41].
La réaction des responsables de l'Encyclopædia Britannica vis-à-vis de cette publication fut très vive et apporta la preuve indiscutable que Wikipédia faisait dès à présent partie de ses concurrents. Le développement des règles d'édition et la mise en place de processus de labellisations d'articles de qualités[S 216] et de bons articles[S 217] (voir figure 3.1 ci-dessous), ne firent ensuite qu’accroître la fiabilité de l'encyclopédie libre. Après 15 ans d'antiwikipédisme[B 42] et alors que de nouvelles recherches continuent à prouver la véracité de son contenu[B 43], Wikipédia finit par devenir aujourd'hui et selon ses versions linguistiques[B 44], un « acteur incontournable de la médiation de connaissances »[M 51]. La question à ce jour n'est donc plus tant de savoir si l'encyclopédie est fiable, mais pourquoi elle est toujours négligée par les universitaires[B 45] et pourquoi les autres institutions tardent-elles à s'approprier ce formidable outil pédagogique.[M 52]
Pierre Assouline, l'un des premiers à critiquer Wikipédia en France, se posa un jour la question suivante : « les encyclopédies vont-elles mourir ? »[B 46]. Au niveau des encyclopédies papier, la réponse à cette question fut oui, mais la raison principale n'en fut pas pour autant l’arrivée de Wikipédia. Avec le développement de la micro-informatique et du réseau Internet, l'accès à l'information rapide et surtout très peu encombrant offert par les PC, tablettes, smartphones, remit effectivement en question l'utilité de posséder chez soi des étagères remplies de tomes encyclopédiques[M 53]. Ensuite, Wikipédia a eu pour avantage de se développer directement sur le web, alors que les encyclopédies papier n'envisageaient probablement pas encore de mettre leurs contenus en ligne, tout au plus le faisaient-elles sur support DVD.
Avec des centaines de versions linguistiques, un travail éditorial entièrement réalisé par des bénévoles et l'arrivée de systèmes automatisés de création de contenu, l’encyclopédie libre connut une spectaculaire croissance de son nombre d'articles. Cette croissance varie bien entendu d'une version linguistique à l'autre, avec pour certaines d'entre elles, des périodes d’accélérations fulgurantes. Tel fut le cas dans le projet Wikipédia en suédois et en néerlandais, suite à l'arrivée du programme Lsjbot, qui selon son créateur, Sverker Johansson, est capable de produire 10 000 articles par jour pour lutter, par exemple, contre les biais de représentativités linguistique, géographique et de genre[M 54](voir figure 4.2 ci-contre). Si l'on ajoute à cela le fait que Wikipédia reste jusqu'à ce jour gratuit d'accès et sans publicité, il est facile de comprendre comment Wikipédia finit par dominer complètement le marché de l'édition encyclopédique.
Pourtant, le premier projet du mouvement Wikimédia n'arriva que dix ans après l'apparition des premiers livres numériques[M 55] et d'autres initiatives de partage de la connaissance via le web, tel le projet Gutengerg qui collecte et distribue gratuitement jusqu'à nos jours plus de 65 000 livres numériques issus du domaine public[M 55]. Wikipédia ne fut pas non plus la première encyclopédie à voir le jour dans l'espace Web. Le projet Encarta, lancé en 1993, fut mis en ligne au courant de l'année 2000 par le géant Microsoft, soit un an avant la création de Wikipédia. Et pourtant, neuf ans plus tard, en 2009, Wikipédia aura contraint le géant mondial du logiciel à fermer les portes de son encyclopédie. Les chiffres étaient explicites. « Wikipédia totalisait 97 % des visites des internautes sur des sites d'encyclopédies aux États-Unis en janvier, contre 1,27 % pour Encarta »[M 56].
Google, ce deuxième géant du domaine informatique, tenta ensuite de concurrencer Wikipédia en lançant dans le courant de l'année 2007 sa propre encyclopédie intitulée Knol. Ce fut néanmoins peine perdue, puisque le projet fut abandonné par la firme en mai 2012, après avoir été reconnu comme un échec commercial[M 57]. Dans l'ombre de Wikipédia, n'aura donc survécu aucune encyclopédie généraliste capable de concurrencer sa production. Certaines sont toujours en ligne comme le projet Citizendium lancé par Larry Sanger, ainsi que le projet Scholarpedia lancés en 2006. Mais leurs développements semblent stationnaires avec un nombre d'articles en décembre 2020 atteignant respectivement 76 090[S 218] et 1812[S 219] articles pendant que le projet Wikipédia en anglais dépassait la barre des 6,138,050 en date du 10 août 2020[S 220].
Au niveau francophone, il fut aussi un temps où un comité d'experts canadiens regroupés autour de l'Encyclopédie de l'Agora se réjouissait d'être « toujours les premiers dans Google »[M 58]. Cette encyclopédie toujours accessible à ce jour[S 221], fut fondée en 1998 par le philosophe Jacques Dufresne, mais perdit rapidement la tête des classements de Google Search après l'arrivée de Wikipédia. Ce fut au regret de son fondateur qui, sans aucune forme de rancœur selon lui, verra dans cet événement une forme de « domination culturelle »[M 59] et de « soft power »[M 60]. Toujours au niveau francophone, on se souvient aussi du sauvetage de dernière minute de la célèbre Encyclopædia Universalis en septembre 2015, suite à des menaces de redressement judiciaire[M 61]. Déjà contrainte de mettre fin à ses éditions papiers en 2012 pour passer au tout numérique sur DVD, l'entreprise finit par maintenir son chiffre d'affaires[S 222] en vendant son encyclopédie sur une clef USB sur laquelle se trouve aussi un ensemble d'outils qui facilite la recherche d'information complémentaire sur le Net[M 62].
Toutes les encyclopédies généralistes ont donc souffert de l'arrivée de Wikipédia, et peu ont survécu au « tandem Google-Wikipédia »[B 47]. En revanche, certaines encyclopédies thématiques ou spécialisées auront continué quant à elles leurs développements. Parmi une liste de plus de 80 encyclopédies en ligne disponibles sur Wikipédia[S 223], on trouve, notamment, le projet MusicBrainz, une base de données musicales collaboratives et universelles, ou encore Ékopédia, une encyclopédie dédiée à l'écologie au quotidien. Dans le registre des projets issus du milieu universitaire enfin, on peut encore citer The Stanford Encyclopedia of Philosophy, l'Encyclopédie de la Vie ou encore Anthropen, un dictionnaire spécialisé dans le domaine de l'anthropologie.
Autres implications économiques des projets frères
Par-delà Wikipédia, d'autres projets Wikimédia, que l'on intitule parfois les projets frères, eurent aussi quelques rebondissement d'ordre économique. Avec tout d'abord en 2005, la remise à zéro du projet Wikiquote en français suite à une plainte concernant un transfère d'une base de donnée soumise à un droit d'auteur incompatible avec la licence Creative commons en usage sur le projet pédagogique Wikimédia[1].
Puis, en 2011, Wikimedia commons, la banque de fichiers de tous les projets Wikimédia, fut concernée par une autre plainte concernant cette fois le téléchargement de certaines photos. Il s'agissait d'autoportraits réalisés avec le matériel du photographe animalier David Slater par des macaques nègres. Dans une vidéo qu'Alexandre Hocquet a produite pour enseigner Wikipédia par les anecdotes (vidéo 5.1[V 8]), on découvre que la demande de suppression des clichés et la réclamation des droits d'auteur du photographe fut refusée par la Fondation Wikimédia. Il s'ensuivit alors tout un débat auprès de la justice américaine dont l'issue sera favorable à la Fondation. Suite au jugement qui en découla, les œuvres produites par des êtres non reconnus comme personnes physiques ou morales, furent ainsi automatiquement reconnues par la loi américaine comme faisant partie du domaine public[M 63].
En juillet 2015 ensuite, le projet Wiktionnaire en français, dont le nombre d'articles aujourd'hui[S 224] dépasse celui du projet Wikipédia en français et même à certaines époques celui du Wiktionnaire en anglais[S 225], dut pour sa part réagir à une mise en demeure en provenance d'un avocat qui représentait l'entreprise 3M[S 226]. C'était une demande parmi deux autres concernant des noms de marque, qui concernait les pages dédiées aux mots post-it et scotch. Elle demandait de restaurer les pages telles que la firme les avait modifiées, mais sans répondre malencontreusement aux attentes du projet. Suite à ce courrier, la communauté des contributeurs avec l'aide de juristes de la Fondation Wikimédia ont créé une page spécialement dédiée au droit des marques afin de « clarifier les problèmes qui peuvent se poser dans le Wiktionnaire à propos des mots issus de noms de marques »[S 227]. Un courriel fut ensuite envoyé à l'avocat pour l'inviter à collaborer avec toute la communauté plutôt que de se focaliser sur l'éditeur qui avait annulé les modifications. Comme les nouvelles interventions de l'avocat ne tinrent pas compte de cette demande, elles ne furent plus traitées et l'affaire finit par tomber dans l'oubli.
Toutes ces anecdotes attirent ainsi l'attention sur le fait que tous les projets Wikimédia, au même titre que Wikipédia, peuvent être considérés comme des acteurs économiques à part entière. Le Wiktionnaire, pour revenir sur cet exemple qu'il ne faudrait pas jeter avec l'oripeau du Web[B 48], bénéficie d'une place très respectable parmi les autres dictionnaires en ligne[M 64] et particulièrement en ce qui concerne les néologismes en provenance des médias[B 49]. À ce titre, Il fit d'ailleurs l'objet d'un partenariat entre l'association Wikimédia France et les éditions Garnier dans le but de produire un dictionnaire au format papier. Intitulé Le Dico[B 50]. Selon les informations récoltées sur le site de l'éditeur[S 228], l'ouvrage non illustré et reliées coûte 9,95 € comprend 1680 pages qui reprennent les 40 000 mots de la langue française les plus recherchés sur le projet Wiktionnaire au courant de l'année 2018. Le résultat de cette collaboration entre acteur commercial, projet non marchand et contributeurs bénévoles, a donc ainsi abouti à la mise en vente d'un dictionnaire à la fois original et bon marché.
La deuxième page de cet ouvrage explique comment son contenu se répartit entre licence libre et licence « tous droits réservés ». Lyokoï, le seul contributeur du Wiktionnaire engagé sous contrat dans le cadre du projet, m'a expliqué comment cela fut décidé[S 229] :
C’est l’éditeur qui a le choix final et qui a pensé que la description de la licence en début du livre suffit. C’est discutable selon moi. Cela met en question la notion d’œuvre : Le Dico peut-il être composé de plusieurs œuvres ? Ou bien n’en est-il qu’une seule ? Si c’est le deuxième cas, la licence CC-BY-SA du Wiktionnaire n’a pas été respecté et donc il est légitime de prendre l’intégralité du contenu comme étant sous la licence CC-BY-SA. Mais là, je t’avoue qu’il faudrait au moins l’avis d’un avocat, si ce n’est d’un juge.
Alors que cette question reste à débattre, il est donc intéressant de voir que le contenu des projets éditoriaux Wikimédia ne sont pas interdits à la commercialisation. En 2007 déjà, l'association Wikimédia allemande vendait des DVD reprenant le contenu de Wikipédia en allemand[S 230]. Cette même année fut signé un contrat entre la Fondation Wikimédia et l'entreprise commerciale PediaPress[S 231], dans le but d'autoriser celle-ci à commercialiser le contenu des projets Wikimédia au format papier. La condition pour l'entreprise fut de reverser une commission de 10 % sur le produit de ses ventes, que justifie sans doute l'accès aux serveurs, tandis que le résultat pour les lecteurs des projets fut la possibilité de constituer une compilation d'articles, pour en configurer ensuite une page de couverture et faire livrer le tout par la poste.
Pour pouvoir vendre ou même republier le contenu des projets soumis à la licence libre CC.BY.SA, il existe en réalité trois obligations à respecter. La première exprimée les lettres CC pour creative commons, est de garder le contenu republié libre d'usages et de reproductions. La seconde de l'anglais « by », est de créditer les auteurs du contenu récupéré. La troisième enfin, exprimée par les lettres SA pour share alike, sera de republier le tout en le plaçant lui aussi sous licence CC.BY.SA. Au regard de ces trois principes, la licence CC.BY.SA n'est donc par une barrière à la commercialisation du contenu des projets Wikimédia, mais bien une garantie selon laquelle les auteurs des articles seront crédités et que leurs productions ne seront jamais soumises à un quelconque copyright privatif.
Cette ouverture à la commercialisation, et les partenariats qui en découlent, participent ainsi à la mission de libre partage de la connaissance poursuivie par le mouvement. Cela permet, en effet, aux contenus Wikimédia de circuler en dehors des projets et du Web pour atteindre un plus grand nombre de personnes. Grâce à ces dispositions, des ouvrages ou documents pédagogiques, peuvent ainsi être produits à partir de ces contenus, pour être ensuite vendus avec des marges bénéficiaires limitées par la concurrence. Une façon, somme toute, de poursuivre la mission de partage des connaissances au-delà des projets Wikimédia, tout en imposant aux partenaires de maintenir son principe démocratique initial.
Une résistance à l'encontre de la publicité
Après la naissance du projet Wikipédia, l'un des premiers faits historiques marquants fut sans aucun doute l'apparition d'un fork de la version hispanophone de Wikipédia intitulée Enciclopedia Libre Universal en Español. Ce site, qui apparut le 26 février 2002, était une alternative au projet Wikipédia créée par un groupe démissionnaire dont Edgar Enyedy était le principal interlocuteur. Ces contributeurs hispanophones avaient quitté le projet Wikipédia dès qu'il fut question d'y placer de la publicité dans le but de rétribuer la firme Bomis qui en était fondatrice[B 51]. Dans une lettre adressée à la communauté, Enyedy justifiait son départ par sa crainte de ne voir jamais apparaitre la « Fondation, que l'on promit de créer tant de fois, pour chapeauter Nupedia et Wikipédia »[S 232]. Il avait aussi pour sentiment que le "malentendu" entretenu à ce niveau faisait partie d'une désinformation[S 233].
Cette crise fut très probablement la cause d'un tournant décisif au sein du mouvement Wikimédia naissant. Sans elle, il était effectivement possible que Jimmy Wales décide de placer de la publicité sur Wikipédia tout en renonçant à la création de la Fondation Wikimédia. Peu avant le lancement du fork espagnol, Edgar Enyedy avait d'ailleurs réagi à un commentaire de Larry Sanger, le rédacteur en chef du projet Nupedia, qui justifiait l'arrivée des annonces publicitaires par la nécessité de maintenir son salaire suite à la crise financière qui touchait sévèrement la firme Bomis. La réponse de Enyedy à Sanger fut sans équivoque[B 52] :
Personne ne va gagner un seul dollar en plaçant des annonces sur mon travail, qui est clairement destiné à la communauté. De plus, je diffuse mon travail en termes de liberté, dans les deux sens du terme, moi et [sic] voulons le rester. Personne ne va utiliser mes efforts pour payer des salaires et/ou maintenir des salaires. Et je ne suis pas le seul à ressentir cela. J'ai quitté le projet. […] Bonne chance avec votre wikiPAIDia[T 23]
Si l'on en juge du destin d'un autre projet encyclopédique en suédois apparu en octobre 2001 sous le nom de domaine Susning.nu, le refus de la publicité et la création de la Fondation Wikimédia fut probablement un choix salvateur pour le mouvement. Concurrent direct du projet Wikipédia en suédois, l'encyclopédie Susning, qui pourtant avait été lancé cinq mois après Wikipédia, avait dans un premier temps fortement ralenti le développement de l'encyclopédie libre. Mais à partir du 21 novembre 2002, et suite à l'apparition de bannières publicitaires et en l'absence d'une gestion claire au niveau des droits d'auteurs, les éditeurs de Susning décidèrent de migrer en masse vers le projet Wikipédia en emportant avec eux leurs écrits[S 234]. Selon un article de Wikipédia en anglais[S 235], l'encyclopédie Susning fut ensuite soumise à de récurrentes attaques de spammeurs jusqu'à disparaître en août 2009, alors qu'à cette même époque, le projet Wikipédia en suédois continuait son développement jusqu'à devenir en début d'année 2021 la troisième version linguistique Wikipédia au niveau du nombre d'articles[S 236].
Renoncer à la publicité sur les projets Wikimédia s'avéra donc être une bonne idée, bien que celle-ci obligeât alors la Fondation Wikimédia à se tourner vers d'autres solutions pour financer la maintenance et le développement des serveurs informatiques. À partir de 2007, il fallait en effet commencer à payer le salaire d'une directrice générale, d'un directeur technique et de quelques développeurs[M 65]. Étant donné que les rentrées financières issues de la vente de produits dérivés et des services rendus à des entreprises étaient insuffisantes pour couvrir ces frais[M 66], s'investir davantage dans la récolte de dons est alors apparue comme une solution viable pour la Fondation.
La croissance budgétaire de la Fondation Wikimédia
Une analyse comparative des rapports financiers de la Fondation Wikimédia[S 237] démontre que les campagnes successives de récoltes de dons n'ont cessé de faire croître les rentrées financières du mouvement. Alors que les revenus de la Fondation étaient de 80 129 USD en 2004, ils passèrent ensuite à 379 088 USD en 2005, puis à 1 508 039 USD en 2006[S 238], avec la venue d'un premier audit financier[M 67], pour finalement atteindre 2 734 909 USD en juin 2007[S 239] et poursuivre ensuite une constante et impressionnante ascension illustrée par le graphique repris ci-contre (figure 5.3).
L'augmentation significative des dons reçus par le mouvement débuta avec une campagne de récolte de dons de 2007 quelque peu particulière, puisque d'un côté, elle fut la première à envisager un jumelage avec une entreprise mécène, Virgin Unite, pour ne pas la citer, alors que de l'autre, elle fut aussi la première à afficher une bannière d'appel au don en haut de chaque page des projets éditoriaux Wikimédia[S 240]. Alors qu'un hyperlien présent dans la banderole pointait vers le site web de Virgin Unie, certains membres de la communauté bénévole n'hésitèrent pas à qualifier cet appel aux dons d'acte « publicitaire » (Advertising) faisant usage de « spam »[S 241]. Ce lien fut alors rapidement retiré pendant que certains membres de la communauté menaçaient déjà de suspendre leurs activités[M 68], et plus aucun jumelage de ce type n'apparut dans les campagnes suivantes.
Les bannières d'appels aux dons continuèrent cependant à apparaître chaque année depuis 2007 et permirent à la Fondation de poursuivre sa croissance. Entre l'année 2007 et 2008, le budget dédié aux salariés de la Fondation passa ainsi de 415 006 à 1 147 679 dollars US et ne cessa de croître ensuite de façon régulière comme en témoigne le tableau et le graphique repris ci-dessous issu de ma propre analyse comparative et statistique des rapports financiers de la Fondation.
Avec ce tableau que je mets à jour au niveau d'une analyse statistique des rapports financiers de la Fondation située sur Wikiversity[M 69], j'ai pu ensuite produire un graphique qui démontre clairement que les dons offerts à la Fondation, sont utilisés en majeure partie pour payer les salaires de ses employés (figure 5.4). Bien que les publicités n'aient jamais vu le jour au sein des projets, les inquiétudes d'Edgar Enyedy concernant l'arrivée d'annonces sur le travail des bénévoles pour garantir la rémunération des employés de la Fondation étaient donc finalement bien fondées. Durant une interview de 2011[B 53], il confirmait d'ailleurs ce pressentiment en disant que : « Wikipédia a créé une grande base de salariés, et chaque année, elle doit demander des sommes toujours plus importantes. C'est ce que je ne voulais pas : une grande organisation centrée sur l'argent rendu possible grâce au travail gratuit de la communauté. »[T 24]
Si la position d'Edgar Enyedy me semble justifiée, il est aussi important de dire, à partir d'une nouvelle représentation graphique, que les frais administratifs de la Fondation Wikimédia, toujours proches de ceux dédiés à la récolte de fonds, ont évolué nettement plus lentement que ceux destinés aux programmes et aux projets (figure 5.5). Ce qui tendrait donc de démontrer que les dépenses de la Fondation resteraient axées sur le développement de programmes et de projets dans le but espéré de répondre au mieux à la mission de libre partage de contenus pédagogiques produits au sein du mouvement.
Grâce à un nouveau graphique (figure 5.6), on peut ensuite confirmer que depuis 2015 et suite à une augmentation constante jusque-là, les salaires représentent près de 50 % des dépenses totales annuelles de la Fondation Wikimédia. Un pourcentage que l'on peut chiffrer à 75 %, si l'on y ajoute les frais de fonctionnement, de voyages et de services en nature. Comparé à ceci et toujours selon ce même graphique, le pourcentage des frais d'hébergement Internet par rapport au total des dépenses n'a jamais cessé de chuter pour passer de 30 % environ en 2006, à près de 2 % seulement en 2020, alors que les frais liés au traitement des dons sont pour leur part restés proches de 5 % des dépenses totales depuis 2015. Depuis 2014 enfin et comme il était déjà possible de le voir dans la figure 4.15, un ratio relativement stable variant de 3,03 % à 4,63 % se sera d'ailleurs installé entre le coût des campagnes et le total des dons récoltés[S 242].
Gardons ensuite à l'esprit qu'à l'exception du projet Wikidata qui est géré en Allemagne, c'est à la Fondation Wikimédia qu'incombe la tâche de maintenir et d'améliorer l'infrastructure informatique sur laquelle reposent les centaines de projets et sites web développés par le mouvement. Comparer le développement de la Wikimédia Foundation avec l'association Wikimédia Deutchland ou toute autre association locale n'aurait donc pas beaucoup de sens. Ceci d'autant plus que ces associations se développent de manière très inégalitaire. Rien qu'au niveau de la sphère francophone, l'association belge, créée en août 2014 et Wikimédia Canada, créée en novembre 2010, n'ont par exemple toujours pas d'employés et fonctionnaient sur base d'un budget annuel de 18 073 € pour la Belgique en 2020[S 243] et 166 207 $ au Canada en 2019[S 244]. Ceci alors que l'association Wikimédia France créée en 2004, fonctionne avec 10 salariés en 2020 et un budget annuel de 1,2 million d'euros[M 70] et l'association Wikimédia Suisse qui emploie le même nombre de personnes[S 245], affichait un revenu d'exploitation un peu supérieur à 3 300 000 francs suisses pour l'année 2019[S 246].
En 2017, afin d'exprimer ses inquiétudes au sujet de cette impressionnante expansion de la Fondation, Guy Macon, un contributeur actif depuis 2005 sur le projet Wikipédia anglophone, posta un billet dans le The Signpost un journal interne au projet Wikipédia en anglais. Avec pour titre Wikipedia has cancer (Wikipédia a le cancer)[M 71], ce texte métaphorique mettait en doute la capacité de la Fondation à soutenir financièrement son développement exponentiel, pour suggérer ensuite la création d'un fonds d'investissement qui permettrait de palier à ce risque. Katherine Maher, directrice de la Fondation à cette époque, signala cependant rapidement qu'un fonds de dotation Wikimédia (Wikimédia Endowment)[S 247] existait déjà depuis 2016, avec comme but d'atteindre 100 millions de dollars américains en 2026 mais qui fut déjà atteint en juin 2021[S 248].
Si l'on ajoute à cette somme le total des actifs net de la Fondation de 240 millions de dollars tels qu'ils furent rapportés dans le rapport financier de 2021[S 249], on constate donc que la Fondation bénéficie d'un matelas financier de 340 millions de dollars qui lui permettrait de couvrir ses frais actuels de fonctionnement pour une période de plus de trois ans. En sachant cela, il devient alors tout à fait légitime de se demander pourquoi les messages d'appel aux dons de la Fondation sont aussi alarmants que celui présenté dans la section précédente. L'un des premiers journaux à s'en étonner fut le Washington Post, qui en 2015 déjà, se demandait pourquoi il faudrait donner de l'argent à une organisation qui en a déjà « une tonne » tout en soulignant précisément que les messages d'appel aux dons sont abusivement alarmants[M 72].
Alors que la presse anglophone s'interroge en écrivant : « Wikipédia nage dans l'argent, pourquoi demande-t-elle aux gens de faire des dons ? »[M 73], du côté francophone, on s'étonne que « Wikipédia se porte bien, mais les appels aux dons ne ralentissent pas »[M 74], jusqu'à finalement qualifier le projet Wikipédia de « mendiant millionnaire »[S 250]. Un article de L'Express ira même jusqu'à sonder les quatre plus gros salaires de la Fondation pour constater qu'ils dépassent les 1.2 million de dollars annuels, tandis que le salaire de Katherine Maher qui était encore directrice de la Fondation jusqu'en avril 2021 était de 374 mille dollars US, hors compensation[M 75]. Une information que l'on peut recouper avec le formulaire Return of Organization Exempt From Income Tax de 2018 publié sur le site de la Fondation où l'on retrouve bien d'autres détails au sujet les dépenses de la Fondation.
On y apprend notamment que la directrice bénéficiait de 19 502 dollars US comme revenus de compensation et que le trésorier de la Fondation dont le salaire annuel est de 275 495 dollars US en recevait pour sa part 37 009. On y découvre ensuite l’existence de 64 millions de titres boursiers non labellisés et que la Fondation aura dépensé en rétribution de services externes[S 251], 621 481 dollars US en aide juridique, 363 489 en relations publiques, 290 748 en service de collecte de fonds et 533 990 au profit de la stratégie de marque. Autant d'argent dépensé qui dans ce dernier cas de figure, n'aura finalement abouti qu'à une grande dépense d'énergie inutile puisque les propositions de rebranding de la Fondation furent rejetées par la communauté en début d'année 2020[N 14]. Cela n'empêcha pas pour autant la Fondation de poursuivre ses dépenses en choisissant la prestigieuse agence Snøhetta pour créer une nouvelle identité de marque au niveau visuel et sonore[M 76].
Toutes ces dépenses en salaires et honoraires, suscitent bien entendu des discussions au sein du mouvement, entre ceux qui comme moi, sont en désaccord avec cette politique, et d'autres qui continuent à croire que « c'est le prix à payer pour attirer des talents et les conserver. »[M 77]. En mai et décembre 2020, sur la plus importante liste de diffusion, des contributeurs estimaient ainsi que les messages de récolte étaient « nuisibles » à la réputation de Wikipédia, et même « offensants » lorsqu'ils font usage d'émojis qui donnent l'impression de lire un Wikipédia « pleurant, priant, mendiant » et sur le point de faire faillite. Ces campagnes sont « pires » chaque année et « totalement ignorantes des volontés de la communauté » écrivait ainsi l'un des participants qui avait rejoint le fil de la conversation[M 78] alors qu'un éditeur francophone me confiait que depuis 2014 sur le projet Wikipédia, les questions sur les campagnes de dons font l'objet d'un marronnier[S 252].
D'autres réactions plus virulentes apparurent aussi lors de la première campagne de récolte organisée en Inde[M 79] et en Amérique latine à une époque où ces deux pays étaient touchés de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Dans ce contexte de crise sanitaire, l'apparition de nouveaux messages qui supplient « humblement » de donner de l'argent à Wikipédia parce que le projet a « vraiment besoin de vous » pour le maintenir en ligne et défendre son indépendance, suscita l'apparition de nouveaux questionnements dans la presse[M 80].
Avant qu'une des employées de la Fondation chargées de la récolte de fond rejoigne une discussion en cours sur le projet Meta-Wiki, un participant avait déjà exprimé l'idée de créer une campagne de presse intitulée « Pas en notre nom »[S 253] pour dénoncer publiquement les désaccords de la communauté. Il se basait ainsi sur d'autres commentaires placés dans une autre discussion qui était en cours sur le projet Wikipédia en portugais. Sur celle-ci les commentaires des éditeurs brésiliens parlaient d'un appel aux dons « immoral », « moche », « détestable » et « honteux », pour réclamer ensuite à l'une des employées de la Fondation, une participation effective aux processus de décision en matière de récolte d'argent[S 254]. Afin de mieux percevoir ce qui les avait offusqués, voici ci-dessous la traduction en française du contenu du message en question :
Assurez-vous de lire ceci. Ce mardi, pour la première fois depuis peu, nous vous demandons humblement de défendre l'indépendance de Wikipédia. Les 98% de nos lecteurs ne font pas de don. Ils ne prêtent aucune attention à cette demande. Si vous ne faites un don que de 10 R$, ou tout ce que vous pouvez, Wikipédia peut continuer à se développer. La plupart des gens font un don parce que Wikipédia est utile. En faisant un don de 10 R$, vous montrez aux éditeurs qui apportent des informations neutres et vérifiées que leur travail est important. Si vous êtes l'un de nos rares donateurs, nous vous en sommes extrêmement reconnaissants. Votre don est important. Hogü-456 (talk) 20:49, 13 January 2022 (UTC)[T 25]
Au-delà de ce message tout à fait déplacé, il faut bien le dire, par rapport aux bénéfices engrangés par la Fondation, le montant des salaires des personnes qui y travaillent, ne manque pas non plus d'interpeller les membres du mouvement. En témoigne ainsi ce message resté sans réponse déposé sur la page de discussion Meta-Wiki de la nouvelle directrice[S 255] de la Fondation pendant qu'elle effectuait un tour d'écoute du mouvement, juste avant de prendre possession de son poste[S 256] :
Bonjour Maryana, bienvenue dans les projets Wikimédia. Je vous souhaite de réussir dans votre fonction et j'espère que vous collaborerez bien avec les personnes qui participent aux projets Wikimédia et que vous apprendrez comment les projets fonctionnent dans les prochains mois. Pour ma part, je pense que vous avez la responsabilité, en tant que PDG de la Fondation Wikimédia, de ne pas prendre trop d'argent pour votre travail et ma vision idéale est que la rémunération du PDG ne soit pas beaucoup plus élevée que celle des autres employés. Je ne vois pas de bonnes raisons pour cela. S'il vous plaît, réfléchissez à la rémunération que vous recevez et s'il est possible de la réduire... Vous pourriez dire au conseil d'administration que vous ne prenez qu'une partie de la rémunération et que, de mon point de vue, c'est un bon signal pour les autres personnes. Tant qu'il y a des gens qui n'ont pas de travail et qui sont pauvres, il est de mon point de vue préférable de payer plus de gens plutôt que de payer trop généreusement quelques personnes. Hogü-456 (talk) 17:20, 17 September 2021 (UTC)[T 26]
L'idée de payer un plus grand nombre de personnes plutôt que de payer trop généreusement quelques-unes, résume ainsi assez bien l'une des principales questions morales à laquelle fait face le mouvement Wikimédia actuellement, au même titre que bon nombre d'organisations non gouvernementales ou à but non but lucratif[S 257]. Il n'est effectivement pas rare que se côtoient au sein d'une même organisation caritative ou humanitaire, des employés du Nord confortablement rétribués et des bénévoles au Sud, ou même des employés qui vivent dans la précarité. En témoigneront peut-être de manière visuelle ces deux prochaines images. Celle de gauche fut extraite d'un enregistrement vidéo[V 9] réalisé au cours des conversations mondiales du mouvement en 2020[S 258] de l'Américaine Katherine Maher, ancienne directrice de la Fondation Wikimédia qui avait précédemment travaillé à la Banque mondiale et à l'UNICEF. Celle de droite[V 10] fut extraite d'une présentation en ligne lors de Wikimania 2021[S 259] du Congolais Abel Lifaefi Mbula, un contributeur bénévole dans divers projets Wikimédia depuis 2015 et investi dans l'organisation d'activités hors ligne.
Le financement du mouvement
Parmi les actions mises en place au sein du mouvement pour permettre son financement, la plus connue est sans aucun doute les campagnes d'appel aux dons orchestrées au sein des projets Wikimédia par la Fondation. Leur but est de rediriger le lecteur vers une page d'accueil des donateurs afin de les motiver davantage tout en leur permettant d'effectuer la transaction financière. Traduites en plusieurs langues, les différentes versions de cette page restent accessibles tout au long de l'année depuis un hyperlien présent dans la colonne de gauche de tous les projets Wikimédia. Les plus anciennes archives de cette page d'accueil retrouvées sur Internet archive datent du 22 septembre 2004 pour sa version en français[S 260] et du 29 septembre pour la version en anglais[S 261]. Dans les anciennes versions, on y retrouve la liste de tous les projets Wikimédia avec des hyperliens qui pointaient vers eux, alors qu'à partir du 28 décembre 2007, ces liens furent remplacés par un nouveau contenu qui faisait uniquement référence à Wikipédia et Jimmy Wales[S 262].
Fig. 5.9. Taille moyenne des dons de 2012 à 2021 |
Si l'on compare ensuite la version française de 2021[S 263] à la version anglaise de la même année[S 264], on s’aperçoit qu'il ne s'agit pas d'une simple traduction. Le texte écrit en anglais y est effectivement nettement plus direct et culpabilisant que celui en français, qui pour sa part est beaucoup plus proche de la version portugaise[S 265]. Dans les trois cas de figure, on y retrouve néanmoins Jimmy Wales, en tant que fondateur de Wikipédia, qui demande au lecteur de protéger et de préserver l'encyclopédie. À côté de ce message se trouvent ensuite des informations sur la destination des dons, avec en tête de liste l'infrastructure et en second lieu, le personnel dont l'efficacité se trouve vantée. Ces dernières explications sont très semblables d'une version linguistique à l'autre, même si les chiffres divergent tout en restant obsolètes dans les trois langues observées.
Au fil du temps et dans le but d'augmenter l'efficacité des campagnes de récolte de fonds, tous les choix stratégiques précédemment illustrés furent paramétrés par une quantité grandissante d'employés. En début d'année 2022, on y dénombrait 48 personnes environ, service marketing et techniciens compris[S 266][N 15], pour un total de 9 % de tous les employés de la Fondation [S 267]. Toutes ces personnes réalisent des tâches très variées allant du test de marketing A/B pour définir le choix de la typographie[S 268], à la production de rapports réalisés chaque année depuis 2014[S 269], qui permettent de découvrir que le montant moyen des dons offerts à la Fondation a légèrement baissé de 2013 à 2015, pour se stabiliser ensuite aux alentours de 15 USD (figure 5.9).
En plus de solliciter les lecteurs des projets Wikimédia au départ de leurs ordinateurs de bureau et leurs appareils mobiles, ces travailleurs de la Fondation récoltent aussi des dons par courriels, par virements automatiques, en contactant de grands donateurs, ou encore en s'adressant aux associations nationales. Dans le but d'observer l'évolution de toutes ces filières d'approvisionnements, voici ci-dessous un tableau qui en illustre la relative stabilité. La seule évolution significative que l'on peut y observer est la diminution des dons effectués depuis des ordinateurs de bureau, mais qui semble compensée par un accroissement proportionnel des dons en provenance d'appareils mobiles et de domiciliations bancaires.
Années | 2014/15[S 270] | 2015/16[S 271] | 2016/17[S 272] | 2017/18[S 273] | 2018/19[S 274] | 2019/20[S 275] |
Bureaux | 35 900 000 | 28 800 000 | 29 200 000 | 26 885 173 | 24 812 000 | 23 566 298 |
Courriels | 8 300 000 | 16 900 000 | 23 500 000 | 24 465 793 | 29 224 326 | 30 774 715 |
Mobiles | 7 600 000 | 6 300 000 | 8 200 000 | 13 562 575 | 19 194 528 | 21 942 428 |
Grands donnateurs | 10 700 000 | 9 500 000 | 10 200 000 | 11 595 033 | 14 130 163 | 14 879 276 |
Chapitres | 6 600 000 | 6 600 000 | 8 200 000 | 11 238 929 | 9 454 198 | 10 186 345 |
Virements | 4 400 000 | 5 200 000 | 5 524 673 | 8 599 002 | 12 684 393 | |
Autres | 6 200 000 | 4 700 000 | 6 500 000 | 5 524 673 | 7 575 655 | 10 097 593 |
Totaux | 75 300 000 | 77 200 000 | 91 000 000 | 98 796 849 | 112 989 872 | 124 131 048 |
Années | 2014/15 | 2015/16 | 2016/17 | 2017/18 | 2018/19 | 2019/20 | 2020/21 |
Ordinateurs | 48 % | 37 % | 32 % | 27 % | 22 % | 19 % | 20 % |
Courriels | 11 % | 22 % | 26 % | 24 % | 26 % | 25 % | 23 % |
Mobiles | 10 % | 8 % | 9 % | 14 % | 17 % | 18 % | 17 % |
Grands dons | 14 % | 12 % | 11 % | 11 % | 12 % | 12 % | 12 % |
Chapitres | 9 % | 9 % | 9 % | 12 % | 8 % | 8 % | 8 % |
Ordres permanents | 6 % | 6 % | 7 % | 8 % | 10 % | 13 % | |
Autres | 8 % | 6 % | 7 % | 5 % | 7 % | 8 % | 7 % |
Il faut savoir ensuite que la Fondation n'est pas la seule entité du mouvement à récolter des dons. L'association Wikimédia Suisse et Wikimédia Allemagne par exemple, sont deux organisations nationales qui ont le privilège de gérer directement les dons faits par leurs compatriotes lors de ces campagnes orchestrées sur les projets[S 277]. C'était aussi le cas anciennement de l'association Wikimédia France dont la récolte était passée de 515 000 € en 2010 à 1 048 000 € en 2011, suite à une récolte de près de 38 000 dons de 25 € en moyenne[S 278]. Tout comme l'association suisse et allemande, elle devait cependant transférer chaque année à la Fondation, une part de ces revenus dans le but de participer au maintien de l'infrastructure informatique des projets (472 000 € en 2011 figure 5.10).
Dans le courant de 2012 et dans le but de faciliter sa gestion budgétaire, Wikimédia France décida finalement de rejoindre la situation des autres associations nationales[S 279] qui se financent principalement au travers de demandes de subventions adressées chaque année au comité des fonds de la Fondation [M 81]. En complément à cette rentrée financière, s'ajoutent alors d'autres dons récoltés en dehors des projets et qui dans le cas de la France et la plupart des autres pays, sont fiscalement déductibles[S 280][V 11]. Certaines associations locales enfin, telles que Wikimédia Italie[S 281] et Wikimédia Pologne[S 282], bénéficient directement d'un soutien financier de l'État, via un pourcentage des impôts communautaires que les citoyens sont libres d'attribuer à des organismes d'intérêt public.
Tout cet argent est alors investi de manière locale, autonome et de façon très variée selon que l'organisation possède ou non des employés, des locaux, un ou plusieurs sites web à gérer, etc. Comme on peut le voir en France[S 283], une partie des rentrées financières est destinée à financer des projets d'ateliers, concours ou autres, afin d'augmenter le nombre et la participation des éditeurs. Ceci alors que du côté de la Fondation, qui couvre aussi ce type d'activités, il est encore possible de financer des projets collectifs ou individuels dont le but sera d'aider les projets en produisant de nouveaux outils d'édition ou de contrôle.
Répartition géographique des dons et subsides
Toujours sur la base des multiples rapports produits par la Fondation[S 284], on peut aussi découvrir de quelles régions du monde proviennent les dons faits au mouvement. Alors qu'en 2010, 80 % de ceux-ci provenaient des États-Unis (figure 5.11), l'année suivante, cette proportion se réduit à 60 % (figure 5.12) et même 45,6 % si l'on tient compte de l'ensemble des dons faits au mouvement et non seulement à la Fondation (figure 5.13). Par la suite et à partir de 2013, les dons récoltés par la Fondation se stabilisèrent autour des 60 % pour le continent nord américain, 32 % pour l'Europe, 3.5 % pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande, 0.2 % pour l'Afrique et 3.5 % pour l'Asie qui affichait une hausse significative des dons durant la campagne de 2021. Seule l'Amérique Latine jusqu'en 2021 fait preuve d'une certaine instabilité, puisque la proportion des dons en provenance de cette partie du monde varie entre 0.03 à 1.2 % (tableau 5.4).
Année | 13/14[S 285] | 14/15[S 286] | 15/16[S 287] | 16/17[S 288] | 17/18[S 289] | 18/19[S 290] | 19/20[S 291] | 20/21[S 276] |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Afrique | 0,08 | 0,15 | 0,15 | 0,20 | 0,24 | 0,24 | 0,15 | 0,07 |
Amérique Sud | 0,18 | 0,05 | 0,87 | 0,486 | 0,71 | 0,67 | 0,040 | 1,05 |
Asie | 1,50 | 2,70 | 2,60 | 3,60 | 3,60 | 2,90 | 4,60 | 7,80 |
Australie N.Z | 2,00 | 2,70 | 2,70 | 3,10 | 3,00 | 3,90 | 4,40 | 5,60 |
Europe | 15,40 | 23,40 | 25,80 | 28,70 | 33,00 | 36,80 | 35,30 | 45.90 |
Amérique Nord | 31,00 | 45,30 | 43,00 | 55,00 | 58,20 | 68,50 | 73,00 | 89,60 |
Total trableau | 50,16 | 74,30 | 75,11 | 91.08 | 98,75 | 113.00 | 117,48 | 149.05 |
Total rapport | 52,60 | 75,50 | 77,20 | 91,00 | 100,00 | 112,90 | 124,13 | 154,76 |
Années | 2013/14 | 2014/15 | 2015/16 | 2016/17 | 2017/18 | 2018/19 | 2019/20 | 2020/21 | Moyenne |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Afrique | 0.2 % | 0.2 % | 0.2 % | 0.2 % | 0.2 % | 0.2 % | 0.1 % | 0.1 % | 0.2 % |
Amérique du Sud | 0.4 % | 0.07 % | 1.2 % | 0.5 % | 0.7 % | 0.6 % | 0.03 % | 0.7 % | 0.5 % |
Asie | 3 % | 3.6 % | 3.5 % | 3.9 % | 3.6 % | 2.6 % | 3.7 % | 5.2 % | 3.6 % |
Australie et N. Zélande | 4 % | 3.6 % | 3.5 % | 3.4 % | 3 % | 3.5 % | 3.5 % | 3.7 % | 3.5 % |
Europe | 31 % | 31.5 % | 34 % | 31.5 % | 33.4 % | 32.6 % | 30 % | 30.7 % | 32 % |
Amérique du Nord | 62 % | 61 % | 57 % | 60.4 % | 60 % | 60.7 % | 62.1 % | 60.1 % | 60.5 % |
Grâce à la publication des formulaires 990 sur le site de la Fondation Wikimédia, il est également possible d'observer la distribution géographique des subventions qu'elle octroie, résumée dans le tableau ci-dessous :
Région | Employé | Programme | Organisation | Individu | Bourse | Total | Pourcent |
---|---|---|---|---|---|---|---|
Europe | 44 | 7 421 547 | 4 266 695 | 245 315 | 16 261 | 11 949 818 | 71.8 % |
Asie de l'est et pacifique | 7 | 586 617 | 409 135 | 84 077 | 8 168 | 1 087 997 | 6.5 % |
Asie du Sud | 9 | 441 458 | 486 595 | 80 299 | 30 154 | 1 038 506 | 6.2 % |
Amériquedu Nord | 4 | 789 853 | 204 299 | 7 227 | 1 001 379 | 6 % | |
Moyen-Orient et Afrique du Nord | 2 | 284 770 | 295 059 | 8 547 | 11 306 | 599 682 | 3.6 % |
Afrique subsahara | 5 | 136 399 | 118 486 | 123 907 | 20 601 | 399 393 | 2.4 % |
Amérique du Sud | 4 | 121 793 | 121 797 | 51 230 | 4 559 | 299 379 | 1.8 % |
Russie et états indépendants | 2 | 10 800 | 234 743 | 7 808 | 10 222 | 263 573 | 1.6 % |
Tous ces tableaux démontrent que le mouvement est principalement financé par les pays industriellement développés, alors que l'argent se voit distribué partout dans le monde, avec cependant une importante part destinée à l'Europe. Comme cela a été vu dans le chapitre précédent, près de la moitié des éditeurs des projets Wikimédia se trouve effectivement dans cette partie du monde, alors que c'est là aussi que se situe le plus grand nombre de groupes et d'associations susceptibles de solliciter la Fondation pour l'octroi de bourses ou de subventions. Quant au continent Nord américain où siège la Fondation, les informations étant absentes du formulaire 990, il n'apparait donc pas dans ce décompte.
Une telle analyse budgétaire explique sans doute pourquoi la Fondation Wikimédia est reconnue comme ONG par l'Union européenne[S 292], alors que l'on pourrait la comparer à une organisation d'aide au développement offrant aux pays du Nord une aide en provenance des pays du Sud. Si le mouvement Wikimédia ne revendique pas ouvertement cette appartenance, la vidéo ci-contre, qui fut réalisée lors de la récolte de dons de 2007, semble toutefois y faire allusion de façon relativement explicite. Lors d'une interview réalisée au cours de cette même année, Jimmy Wales n'hésitait d'ailleurs pas à partager son souhait de faire de Wikimédia « une Croix-Rouge de l'information »[M 82].
En qualité d'intervenant lors d'une rencontre avec Jimmy Wales organisée à l'occasion de sa remise du grade de docteur honoris causa par mon université[S 293], j'avais aussi partagé avec lui mes inquiétudes sur un éventuel « soft power »[B 54] occidental perpétué par le mouvement Wikimédia, de manière similaire à ce qui s'observe déjà au niveau linguistique et culturel[B 55] dans des réseaux sociaux[B 56]. Face à mes craintes, il me répondit qu'il s’agissait aussi d'un « soft gift » ou plus précisément d'un « amazing gift for humanity » comme il le dira plus tard durant la cérémonie officielle[V 12]. Un « incroyable cadeau » dont les pays du Sud ne sont bien sûr pas les seuls à profiter, puisque les personnes qui donnent de l'argent au mouvement sont aussi de grands lecteurs. Sue Gardner, la première directrice en date de la Fondation, en avait d'ailleurs parfaitement conscience lorsqu'elle dit en 2012 que « les gens se servent de Wikipédia et l'apprécient, ils donnent donc un peu d'argent pour qu'elle continue de se développer »[M 83]. Ce qu'elle n'imaginait probablement pas en revanche, c'est que la récolte d'argent parmi les lecteurs des projets Wikimédia allait probablement nuire au recrutement et à la participation des nouveaux éditeurs.
La stagnation du nombre de contributeurs dans les projets
LiberalismeAlors que les finances apportées au mouvement ne cessaient de croître, il apparut en mars 2007[S 294], une réduction ou un début de stagnation du nombre des éditeurs dans la plupart des projets Wikimédia en dehors de certaines rares exceptions tel que le projet Wikipédia en langue arable[S 295]. Ce phénomène suscita d'autant plus d'inquiétudes qu'il fut découvert tardivement et que les graphiques qui l'illustraient indiquaient clairement que la situation ne semblait pas évoluer dans le bon sens. Dans le cas du projet Wikipédia en anglais par exemple (figure 5.14), comme dans d'autres versions linguistiques (figure 5.15), la chute du nombre des éditeurs fut si abrupte, qu'elle ne pouvait être déclenchée que par un événement ponctuel. Dans d'autres projets, tel que l'édition francophone de Wikipédia ou hispanophone (figure 5.15), le changement fut plutôt marqué par un ralentissement de la croissance du nombre de contributeurs jusqu'à approcher la stabilisation des effectifs. Chaque projet et version linguistique présentent ainsi une évolution différente, mais une bonne majorité d'entre eux témoignent toutefois d'un changement significatif en fin d'année 2006 début d'année 2007 (figure 5.16)[S 296].
Lorsque j'ai découvert que les cassures dans la progression du nombre de contributeurs suivaient de près l'apparition des premières bannières annuelles d'appels aux dons, je me suis alors rapidement demandé s’il n'existerait pas une corrélation entre ces deux événements[M 84]. Cette hypothèse fut d'ailleurs retenue lors du sommet de recherche organisé par The Citizens and Technology (CAT) Lab[S 297] juste après la rencontre Wikimania de Stockholm en août 2019[S 298], mais sans qu'elle finisse par être étudiée par mouvement. Elle reposait pourtant sur les résultats d'une enquête canadienne réalisée en 2007, et donc la même année que la chute, l'arrêt ou le ralentissement du nombre de contributeurs dans les projets Wikimédia. Celle-ci abordait précisément des questions liées au « don en temps » par opposition au « don en argent », pour nous faire découvrir sans réelle surprise qu'« une probabilité relativement élevée (0,354) est observée pour que la personne de référence soit un donateur, mais pas un bénévole »[B 57].
Un troisième indicateur en faveur d'une corrélation entre les demandes de dons au sein des projets et leurs baisses du nombre de contributeurs m'apparut ensuite lorsque j'en vins à fouiller les archives du Web jusqu'à trouver le contenu des premiers messages d'appels aux dons de 2007. Dans sa version en français, ce message disait : « Participez à la libre-diffusion de la connaissance en faisant un don à Wikipédia ! »[S 299]. De manière tout à fait explicite, cette bannière offrait ainsi pour la première fois aux lecteurs et lectrices de l'encyclopédie, la possibilité de contribuer au partage de la connaissance au départ d'une participation financière et non plus en étant actif dans les projets pour contribuer directement à ce partage. Cette bannière était à peu de chose près une traduction littérale du message diffusé en anglais qui était « You can give the gift of knowledge by donating to the Wikimédia Foundation! » [S 240].
Sauf erreur de ma part, le rapprochement avec la première récolte de fonds et la chute, l'arrêt ou le fort ralentissement des éditeurs actifs dans de nombreux projets, n'aura jamais fait l'objet de discussions au sein du mouvement. Certaines études ont été pourtant réalisées pour tenter d'expliquer ce qui fut finalement diagnostiqué grâce à diverses analyses statistiques comme une baisse de rétention des nouveaux éditeurs.
La première de ces études fut réalisée en 2013[B 58] et uniquement sur le site Wikipédia en anglais[S 300]. Celle-ci affirmait que :
Cette baisse représente un changement dans le taux de rétention des nouveaux arrivants désirables et de bonne foi.
La proportion de nouveaux arrivants de bonne foi qui rejoignent Wikipédia n'a pas changé depuis 2006.
Ces nouveaux arrivants de bonne foi sont plus susceptibles de voir leur travail rejeté.
Ce rejet permet de prédire la baisse de rétention observée.
Cette étude conclut aussi au sujet des causes de rejets des travaux et du départ des nouveaux arrivants que :
Les outils semi-autonomes (comme en:WP:HUGGLE) sont partiellement en cause.
- Il est de plus en plus probable que les outils de retour en arrière fassent revenir le travail des nouveaux arrivants de bonne foi.
- Ces réversions automatisées exacerbent les effets négatifs du rejet sur la rétention.
- Les utilisateurs de Huggle ont tendance à ne pas s'engager dans les meilleures pratiques pour discuter des retours.
Les nouveaux utilisateurs sont écartés de l'articulation des politiques.
- Le processus formalisé d'approbation des nouvelles politiques et des changements de politiques garantit que les changements des nouveaux venus ne survivent pas.
- Les nouveaux venus et les autres éditeurs se dirigent de plus en plus vers des espaces moins formels.[T 27]
Une deuxième étude fut ensuite réalisée dans le courant de l'année 2015 en s'intéressant cette fois à 5 versions linguistiques de Wikipédia en ce qui concerne la rétention des éditeurs et 14 versons au sujet de la rétention des articles[S 301][N 16]. Celle-ci permit d'observer une diminution progressive, de la participation des éditeurs depuis fin d'année 2006 début d'année 2007, avec une diminution plus rapide pour les éditeurs nouvellement arrivés[S 302] (figure 5.17).
Si l'on tient compte de ces deux études, ce qui a changé au niveau de la participation au projet Wikipédia en anglais, ne serait pas le nombre de nouveaux éditeurs arrivants, mais la baisse de leur taux de rétention. Un phénomène qui serait donc lié à l'arrivée des premiers programmes automatiques de maintenance, de nouvelles règles éditoriales et de nouveaux espaces moins formels sur le Web, tels que les réseaux sociaux, blogs, etc. Cependant, rien de tout ce qui est dit dans ces deux études n'explique vraiment pourquoi une chute brutale du nombre de « petits » éditeurs s'observe de manière si brutale dans le projet en anglais, mais aussi dans celui en allemand, les projets en espagnole et en français, qui ont des courbes qui me semblent beaucoup plus compatibles avec des facteurs causaux qui ne sont pas apparus du jour au lendemain. La seule exception pouvant être l'apparition des robots de maintenance, qui effectivement sont des actions tout à fait ponctuelles, en plus des premiers appels aux dons dans les projets qui le sont tout autant.
Tout ceci justifierait, me semble-t-il, une étude historique menée de fond sur différents projets et versions linguistiques pour tenter de comprendre les similitudes et les différences dont il vient d'être question. Et puisqu'il est impossible de retourner dans le passé pour recommencer les premières récoltes dans certains projets et pas dans d'autres pour analyser les conséquences comme on le ferait dans une étude clinique, rien n'empêche cependant de suspendre les collectes de dons sur certains projets ou versions linguistiques dans les années à venir pour en observer les conséquences et les différences avec les autres projets. On peut d'ailleurs se demander pourquoi cela n'a jamais été fait alors que des sommes considérables sont dépensées dans d'autres types de recherche. Pourquoi aussi six ans se sont écoulés avant l'arrivée des premiers résultats d'une étude que l'on peut regretter qu'elle se soit limitée au Wikipédia en anglais ? Car n'oublions pas que déjà lors de la 7ᵉ rencontre Wikimania de 2011, Jimmy Wales avait déjà révélé publiquement[M 85] et qu'il fallut aussi attendre 2013 pour qu'une première publication scientifique soit produite à l'extérieur du mouvement. En plus du phénomène de déclin, celle-ci dénonçait aussi pour sa part d'autres problèmes, tels que la disparité de genre, la présence d'une « bureaucratie écrasante et d'une atmosphère abrasive et dissuasive pour les nouveaux arrivants »[T 28][B 59].
La baisse de rétention des contributeurs, surtout là où cela apparaissait brutalement, fut donc, selon moi, un phénomène insuffisamment diagnostiqué. Et il est regrettable que par la suite, la question tomba dans l'oubli pour faire place à de nouvelles préoccupations concernant cette fois les manques d'équité et de diversité parmi les éditeurs. Tandis que ces nouvelles préoccupations s'amplifient dans le mouvement, les projets Wikimédia et leurs noyaux de contributeurs fidèles, firent preuve d'une grande capacité de résilience jusqu'à faire face, rappelons-nous, à la concurrence de Google et son projet Knol[M 86]. Les taux de création de bons articles et d'articles de qualité réussirent à être maintenus (figure 5.18) ainsi que le nombre de fichiers téléchargés sur Wikimedia commons (figure 5.19). Un phénomène d'autant plus surprenant qu'en 2021, l'équipe de la Fondation intitulée Community Resilience and Sustainability[S 303] de la Fondation Wikimédia qui travaille sur le maintien et de la résilience de la communauté, ne rassemblait toujours que deux personnes[S 304].
Tous ces dons de temps en contributions bénévoles, ainsi que tous les dons d'argent offerts au mouvement Wikimédia tels qu'ils ont été étudiés précédemment, nous invitent donc à nous pencher sur ce que Alain Caillé intitule le « paradigme du don »[B 60], et à ce que d'autres préfèrent appeler l'économie de don. On peut le faire en replaçant dans le contexte Wikimédia le « don pur » tel qu'exprimé par Bronisław Malinowski, ou le « don aux inconnus » selon la formule de Jacques T. Godbout du côté des éditeurs, et le contre-don tel qu'il fut théorisé par Marcel Mauss du côté des lecteurs donateurs. Sauf que comme nous allons le découvrir dans la prochaine section de ce chapitre, cette première analyse est trompeuse, puisqu'elle ne permet pas de conceptualiser efficacement ce qui se passe réellement au sein du mouvement.
Le don comme antichambre du marché
Contrairement à un organisme tel que Médecins Sans Frontières, le financement du mouvement Wikimédia ne repose pas sur une attitude altruiste et désintéressée des donateurs. On ne donne effectivement pas de l'argent à MSF parce que cette organisation nous a offert quelque chose préalablement, ni pour l'inciter à le faire, alors qu'une enquête de 2015 réalisée dans la sphère anglophone[B 61] apporta la preuve qu'environ 70 % des personnes qui donnent de l'argent au mouvement, le font parce qu'elles utilisent Wikipédia fréquemment (figure 5.20).
Cet argent apparaît dès lors comme un geste de gratitude envers un premier « don pur » en provenance des éditeurs de projets qui, selon la définition de Malinowski, serait « un acte par lequel une personne donne un objet ou rend un service sans rien attendre ni recevoir en retour »[B 62]. Sur cette base, il est donc tentant de considérer les contributeurs bénévoles actifs au sein des projets comme des premiers donateurs et les personnes qui offrent de l'argent au mouvement comme des seconds, que l'on peut alors qualifier en s'inspirant de l'ouvrage Essai sur le don[B 63] de « contre-donateurs », effectuant une sorte de « repaiements ».
Cependant, si l'on poursuit notre lecture du rapport de 2015, on s’aperçoit que seulement 1 à 4 % des personnes interrogées offrent de l'argent dans le but de supporter le travail de la communauté d'éditeurs bénévoles (figure 5.9). Ceci alors qu'un bon nombre des donateurs n'ont jamais été en contact avec les éditeurs et que pour cette raison, ils ne réalisent même pas que ce qu'ils lisent a été écrit par des bénévoles. Ensuite, rappelons-nous aussi qu'une fois redirigé sur la page web dédiée aux dons telle qu'elle fut présentée précédemment, celle-ci n'informe pas les donateurs que les projets qu'ils utilisent sont créés par des éditeurs bénévoles, ni que les dons offerts au mouvement profiteront à ces derniers[S 263].
Dans ces conditions, il serait donc erroné, je pense, d'assimiler l'argent donné au mouvement à un contre-don, ou tout autre geste de gratitude envers les premiers donateurs que sont les contributeurs bénévoles. En réalité, ce que font la majeure partie des donateurs, c'est plutôt payer a posteriori leurs usages de Wikipédia, présenté par la Fondation tel un produit au travers de l'image de Jimmy Wales, son fondateur, qui demande une participation financière pour son bon maintien. Dans le but de maximiser les dons, la Fondation place donc les lecteurs des projets en situation de consommateur pour les solliciter ensuite en tant que donateurs au travers des messages qui font référence de manière implicite font à la gratitude et à une soi-disant menace sur la pérennité du produit.
À sa décharge, il faut savoir que la transformation du donateur en consommateur n'est pas propre à ce qui se passe dans le mouvement Wikimédia, puisque ce phénomène fut déjà observé depuis plus de vingt ans dans le milieu de la philanthropie. Dans un ouvrage publié au cours de l'année 2000, Jacques T. Godboud explique en effet que ce tiers secteur qui se dédie à la gestion du « don aux étrangers », s'est vu « colonisé » par la logique du système marchand[B 64] dans lequel « Celui qui donne devient un consommateur de don, [...] Il représente la demande »[B 64]. Pour illustrer ce fait, il reprend un article de presse du quotidien Le Devoir publié en 1996, dans lequel on entend le président du Forum québécois de la philanthropie affirmer que « Chacune des causes doit se mettre en marche si elle veut recueillir des fonds. Ce n'est pas parce que l'on a une bonne cause que l'on va se vendre nécessairement »[B 64]. Selon l'analyse de Godboud donc :
Pour trouver des donneurs, les organismes de bienfaisance font donc appel au moyen qui leur semble le plus efficace : l'appel aux entreprises commerciales. Il n'y a a priori rien d'inquiétant dans une telle opération, qui ne peut qu'accroître le nombre de dons et donc bénéficier, en final, aux personnes que ces organismes aident. Ce n'est qu'un moyen de plus pour atteindre une même fin. Il n'y a aucune raison de penser, à première vue, que l'introduction de ces agences puisse modifier les valeurs, la " philosophie " de la philanthropie elle-même. Pourtant, on constate que « l'esprit » du moyen tend à envahir l'ensemble du système.
Cet « esprit du moyen », s'est effectivement installé petit à petit au cœur du mouvement au fur et à mesure que la Fondation et les autres organisations hors ligne s'y seront développées, pour ensuite engager un nombre croissant d'employés et partir à la recherche de nouveaux moyens qui permettent de garantir les salaires. Néanmoins, l'originalité du mouvement par rapport aux associations caritatives qui choisissent de sous-traiter l'aspect commercial de la récolte de dons, fut de gérer cette tâche en interne au niveau de la Fondation et des associations satellites nationales.
Comme le disait Pierre-Joseph Laurent lors d'une rencontre avec mon comité d'accompagnement doctoral, le don tel qu'il vient d'être décrit, ne serait donc que l'antichambre du marché. Un marché qui mobilise en novembre 2021 pas moins de 12 % du budget annuel et près d'un dixième du personnel de la Fondation pour acquérir de nouveaux clients et assurer la fidélité des anciens[S 305]. À ces chiffres, faut-il encore ajouter depuis la fin d'année 2021, un autre budget pour financer une nouvelle infrastructure et une nouvelle équipe d'employés grandissante, dans le but de développer cette fois la première entreprise commerciale du mouvement intitulé Wikimedia Enterprise. Si du don au marché, il n'y a qu'un pas à franchir, il semblerait donc qu'il en soit de même pour passer du marché au commerce.
Le début d'un commerce
Au cours de l'année 2021 le mouvement Wikimédia a vu naître en son sein le premier « produit commercial de la Fondation Wikimédia, dont le contenu est créé par des volontaires du monde entier »[S 306]. Intitulé Okapi avant d'être rebaptisé Wikimedia Enterprise, ce produit open source hébergé par la compagnie Amazon en attente d'une solution interne au mouvement[S 307], est géré par une Limited liability company créée par la Fondation Wikimédia. Cette forme juridique quelque peu particulière, permet à la Fondation de profiter d'une entité commerciale à responsabilité limitée exonérée d'impôt sur les bénéfices et qui resterait soumise à la gouvernance de son conseil d'administration. Quant aux buts du projet, il est de vendre aux grandes entreprises du Web un accès privilégié au contenu des projets Wikimédia à travers une interface de programmation adaptée à leurs exigences de grands utilisateurs et agrémentée d'un Service-level agreement[S 307]. Selon sa présentation, l'objectif du projet est triple[S 308] :
- Rendre le contenu créé par notre mouvement davantage disponible dans des formats cohérents et lisibles par des machines, et disponibles gratuitement pour tous les chercheurs et réutilisateurs.
- Faire en sorte que les réutilisateurs les plus intensifs (en termes de fréquence et volume) n’aient pas besoin d’interroger nos serveurs principaux en permanence pour en lire notre contenu
- Offrir aux plus grands réutilisateurs un moyen plus clair et plus cohérent de réinvestir dans le mouvement les bénéfices qu’ils en dérivent, au lieu de faire des dons occasionnels dont la taille varie.
En pratique, l'utilisation du produit se négocie au départ de la page https://enterprise.Wikimédia.com/ apparue sur le Web en mars 2021. Wikimedia Enterprise ne fut opérationnelle qu'en octobre de la même année[S 309], bien qu'en décembre 2020, la directrice générale du département Avancement de la Wikimédia Foundation informait déjà le conseil d'administration de la possible signature de deux clients payants d'ici à la fin de l'exercice financier[S 310]. En visitant le site fin octobre 2021, j'y découvrais les informations tarifaires suivantes : à partir de 25 000 $ par an il est possible d'avoir un accès illimité à la demande, à partir de 50 000 $ par an, on bénéficie d'une livraison journalière du flux de données en vrac, et selon un prix à négocier, la livraison des données peut se faire en temps réel[S 311].
Une tel changement de pratique au sein du mouvement ne manqua bien sûr pas de provoquer certains débats sur la page de discussions de la présentation du projet[S 312]. Durant ma candidature au conseil d'administration de la Fondation en août 2021, j'avais même pris l'initiative de lancer un appel à commentaires de manière un peu rapide et maladroite, il faut bien le dire, dans le but de relayer le sujet vers les électeurs[S 313]. Bien après le début des débats lancés sur ces deux espaces de discussions qui récoltèrent des avis très partagés, le projet Wikimédia entreprise reçut finalement l'approbation officielle du conseil d'administration fraichement élu dont la présidente transmettait ce message :
Finalement, le conseil d'administration perçoit Enterprise comme une étape vers un traitement plus équitable des entreprises et des personnes qu'elles traitent. Les grandes entreprises, qui dépendent fortement des services de Wikimédia et qui, jusqu'à présent, n'ont pas suffisamment contribué en retour, disposeront d'un moyen clair pour le faire ; tandis que les organisations plus petites, disposant de moins de ressources techniques, pourront bénéficier d'un service de haute qualité qu'elles n'auraient pas pu obtenir autrement. »[T 29][S 314]
En ayant précisé au préalable que :
La Fondation et Wikimedia Enterprise ne chercheront pas à obtenir des revenus commerciaux au-delà de cette limite de 30%. Ceci est en accord avec les conseils des auditeurs de la Fondation concernant les limites de l'Internal Revenue Service (IRS) des États-Unis sur les revenus commerciaux perçus par les organisations caritatives publiques.
[...]
L'équipe de Wikimedia Enterprise informera le conseil d'administration de tous les accords censés générer des revenus supérieurs à 250 000 dollars américains par an et permettra au conseil d'administration de faire part de ses préoccupations, si les membres du conseil en ont. Ceci est cohérent avec la façon dont la Wikimédia Foundation traite les dons des grandes entreprises.[T 30][S 314]
Par ces mots, le conseil d'administration de la Fondation entérinait ainsi ce que certains, dans une perspective entrepreneuriale, appellent déjà le « Wikipedia business model »[S 315][M 87] ; alors qu'un site francophone dédié aux start-up y verra « un virage à 180° dans sa stratégie, en faisant le choix de l’alliance avec les GAFA »[M 88]. Question d'en savoir plus, j'ai alors joué le jeu en fixant un rendez-vous avec un responsable du projet afin de savoir s'il était possible d'utiliser les services de Wikimedia Enterprise dans le cadre de recherches en sciences sociales et plus précisément en bénéficiant d'un accès aux pages de discussions présentes au sein des projets.
Cette rencontre fut très conviviale et me permit d'être rassuré par l'attitude bienveillante exprimée par Lane Becker ,le responsable d'affaires du projet Wikimedia Enterprise. En toute simplicité, et en se connectant de chez lui à notre rencontre vidéo, il m'informa que le projet ne prévoyait pas actuellement d'offrir un accès aux pages de discussion comme je le demandais, mais que je pouvais compter sur lui pour relayer ma demande. En retour, je l'informai pour ma part de mes préoccupations concernant cette décision de franchir cette barrière qui nous tenait à l'écart du milieu commercial. Un point de vue que Lane Becker comprenait parfaitement tout en partageant avec moi certaines inquiétudes. Celle par exemple expliquée plus en détail dans la section 14 de ce chapitre qui serait de voir les grandes entreprises commerciales récupérer du contenu Wikimédia soumis à la licence CC-0, dépourvue de copyleft et comparable aux conditions fixées pour le domaine public, dans le but de créer de nouveaux produits commerciaux privatisés en vue de nouvelles rentrées financières, tout en éloignant les lecteurs des projets Wikimédia.
Cet échange avec l'un des principaux gestionnaires de Wikimedia Entreprise ne m'a donc pas empêché de voir le premier projet commercial Wikimédia comme une perversion de la philosophie de partage qui avait fait le succès du mouvement. Mais il me permit de comprendre que le danger de ce projet se situait au niveau d'une nouvelle ouverture à l'ingérence du monde des affaires au sein du mouvement et de l'écosystème du partage de la connaissance, bien plus qu'au niveau d'une réelle attirance de la Fondation vers le développement de nouvelles activités commerciales.
Une perversion du partage et des biens non rivaux
Dans le rapport d'enquête de 2015 déjà présenté dans la section précédente, on y découvrait que moins de 10 % des donateurs au mouvement Wikimédia souhaitent supporter par leurs dons la libre connaissance pour tous. En tenant compte de ce premier indicateur, on peut donc raisonnablement croire que la philosophie du partage développée au sein des projets Wikimédia telle qu'elle fut inspirée du mouvement des logiciels libres[N 17] n'est pas partagée par les lecteurs. Alors qu'au niveau des contributeurs, et ce aussi bien dans le mouvement Wikimédia que dans celui des logiciels libres et de bien d'autres mouvements ou projets actifs dans la culture libre, le code informatique, la musique, comme autres types de connaissances et de productions de l'esprit ne se donne pas, il se partage.
Souvenons-nous à ce sujet des motivations exprimées dans les nombreux témoignages recueillis dans le précédent chapitre. L'activité volontaire sur les projets ne fut jamais abordée telle un don mais toujours comme un hobby, un passe-temps, durant lequel on ressent précisément cette satisfaction de pouvoir partager, tel que le démontre encore ce nouveau témoignage[M 89] :
Aujourd'hui, je suis professeur d'anglais. Je contribue également à Wikipédia, en éditant des articles sur des écrivains comme Mary Shelley, l'auteur de Frankenstein, et Jane Austen, qui a écrit Orgueil et préjugés.
Quand je pense à mon travail sur Wikipédia, je ne me considère pas seulement comme quelqu'un qui ajoute des informations ; Je me considère comme une enseignante. Grâce à Wikipédia, ma portée s'étend bien au-delà de n'importe quelle salle de classe. Au cours du mois dernier, mon article de Wikipédia sur Jane Austen a été consulté plus de 144 000 fois.
Dans mon université, j'ai accès à de nombreuses ressources de qualité. Mais la plupart des gens ne peuvent pas accéder à ces sources ; ils sont cachés derrière un paywall. En éditant Wikipédia, je peux aider à réparer cette injustice. J'aime apprendre. J'ai toujours aimé. C'est pourquoi je crois si fermement que cela devrait être possible pour tous.[T 31]
Dans ce témoignage, il apparait donc clairement que l'activité bénévole dans le mouvement Wikimédia se nourrit d'un besoin de réciprocité dans le partage d'une connaissance qui malheureusement n'est pas accessible à tous. Or, il se fait que la connaissance, dès lors qu'elle se constitue d'informations pouvant se transmettre sous forme de code informatique, fait partie d'une catégorie de biens très spécifique que l'on appelle les biens non rivaux, ou autrement dit, des biens que l'on peut transmettre sans en perdre ni la possession, ni l'usage.
Les biens non-rivaux sont souvent de nature immatérielle et se retrouvent aussi en dehors de l'espace numérique, lors de transmissions orales, telles que les mythes, les contes ou les chansons, ou tout autre production de l'esprit que l'on partage avec d'autres sans pour autant les oublier ou en perdre le droit d'usage. À ceci s'ajoutent ensuite toutes les pratiques gestuelles entre les êtres vivants et dont certaines sont essentielles quant à la survie de l'espèce. Chez l'être humain, dont les facultés innées sont très peu développées comme en attestent les histoires d'enfants sauvages, mais dont le cerveau comme tout autre Hominoidea est riche en neurones miroirs[B 65], les biens non-rivaux peuvent donc apparaitre comme le substrat de la culture, ou du patrimoine immatériel selon une formulation plus récente, que l'on oppose parfois à celle de culture matérielle.
Par opposition aux biens non-rivaux, se trouvent alors les biens rivaux que l'on ne peut pas transmettre sans en perdre la possession, soit de manière totale lorsqu'il s'agit d'un bien indivisible tel qu'un couteau par exemple, soit partiel lorsque l'on décide de partager une part de sa nourriture. Mais il se fait qu'à l'intérieur de l'écoumène numérique et de l'infrastructure informatique qui l'héberge, il n'en existe aucun. Qu'il s'agisse en effet d'une information en provenance d'un site Wikimédia, d'un programme informatique, d'un univers complet de MMORPG ou encore d'un fichier électronique comprenant de la musique, des photos, de la vidéo, ou autre, tous les biens qui existent au sein de l'écoumène numérique ne sont en définitive qu'une suite de 0 et de 1 que l'on peut copier et transmettre sans en perdre la possession et l'usage. D'une telle prise de conscience sera alors né cette phrase rendue célèbre par les défenseurs de la liberté numérique en réponse aux lois liberticides : « copier ce n'est pas voler ! » (vidéo 5.2[V 13]).
Au niveau de l'espace matériel, et même si la dégradation pouvait toujours faire l'objet de discussions, il est aussi possible de partager quelque chose sans en perdre la propriété et l'usage. C'est le cas par exemple d'un outil que l'on prête à son voisin en étant sûr de le récupérer à la seconde où l'on en aura besoin et dans le même état qu'il se trouvait au moment de son départ. C'est encore le cas d'une chambre que l'on prête dans les mêmes conditions à une personne rencontrée sur un site de partage tel que BeWelcome, et ce sera toujours le cas de sa voiture lorsqu'elle dépanne un proche quand on n'en a pas l'usage. Dans tous ces cas de figures, on pourrait donc aussi parler de biens non rivaux, puisque leur partage sur un temps limité ne limite en rien l'usage du propriétaire. Ceci sans oublier que dans un système d'échange de type Freecycle, où il s'agit d'offrir à qui le voudra des biens dont on n'a plus l'usage et dont on veut se débarrasser, toute rivalité dans le partage en viendra de nouveau à disparaitre.
Distinguer les biens rivaux des biens non rivaux ainsi que les différents systèmes de partage dont ils peuvent faire l'objet, aide ainsi à mieux comprendre comment les lecteurs des projets Wikimédia ont pu basculer du paradigme du partage vers celui du don, juste avant de basculer de nouveau vers une logique de marché. En demandant ce bien rival artificiel par excellence qu'est l'argent aux lecteurs des projets alors qu'ils profitaient légitimement jusque là du partage de ce bien non rival qu'est la connaissance, la Fondation a ainsi transformer des millions de lecteurs en « consommateurs donateurs », plutôt que de les encourager à devenir des membres de la communauté de partage Wikimédia.
Certains diront à nouveau que ce fut un mal nécessaire pour payer le matériel informatique sur lequel reposent tous les projets de partage Wikimédia. Toute cette infrastructure est en effet un bien rival que l'on ne pourrait dupliquer sans frais et que, pour acquérir ce matériel, il faut bien de l'argent. Mais faut-il oublier pour autant que cette quantité d'argent n'est qu'en très lente augmentation dans l'absolu, et que sa proportion par rapport au budget annuel de la Fondation est en constante diminution jusqu'à atteindre moins de trois pour cent des dépenses totales en 2020 ?
Il serait de plus tout à fait concevable de pourvoir, partiellement tout du moins, aux besoins informatiques du mouvement par le partage du matériel informatique sous-utilisé dans le monde. Ce type de partage ne serait pas une nouveauté en soi, puisqu'il existe déjà au travers du réseau dit Pair-à-pair (peer to peer) développé depuis la fin des années 90 via Internet. Un protocole de transfert de données appelé BitTorrent y fit d'ailleurs son apparition pour permettre de partager des fichiers de manière extrêmement rapide et décentralisée, en récupérant des petites parts de celui-ci au départ d'une multitude de fichiers clones situés partout dans le monde et rendus accessibles par le réseau Internet. Des solutions techniques, qui seront présentées plus en détail dans le prochain chapitre, existent donc bel et bien.
D'autres idées basées sur le partage et non sur une logique de marché ou commerciale pourraient être imaginées dans le but de promouvoir le partage de la connaissance dans le monde. Alors qu'elles diminueraient les besoins d'argent, il serait alors parallèlement possible de récolter celui-ci en dehors des projets, et donc sans risquer de détourner les lecteurs de la connaissance Wikimédia de l'idée de partage qui est l'essence même du mouvement depuis ses origines. Car en jouant sur la corde sensible de la gratitude tout en prétextant un péril imaginaire de l'encyclopédie, ces récoltes d'argent disproportionnées par rapport aux réels besoins du mouvement, n'ont finalement abouti qu'à un recrutement excessif de nouveaux employés. Un excès dont découla ensuite une situation problématique étant donné que le conseil d'administration de la Fondation, qui pour rappel n'est pas rémunéré pour ses fonctions, se vit contraint en 2020 de pratiquement doubler ses effectifs[S 316] dans le but de pouvoir en assumer le suivi.
Au lieu de considérer l'extension de la Fondation comme une fatalité pour finalement doubler l'effectif de son conseil d'administration, ces personnes en charge du bon fonctionnement de la Fondation auraient très bien pu tenir compte de certaines recommandations qui préconisent de limiter la taille de toute entreprise. Le nombre de Dunbar indique par exemple qu'au-delà de 100 à 230 personnes et selon les capacités cognitives de chacun, il devient très difficile de conserver des liens de confiance et donc une cohésion sociale au sein d'un groupe. En connaissant ce nombre et en le comparant aux plus de 600 personnes employées par la fondation et dont la grande majorité exerce leur travail à domicile, le développement excessif de la Fondation apparait donc inévitablement comme un échec de gouvernance de la part de son conseil. Une erreur dont les conséquences inévitables sont la perte de cohésion et de contrôle entre les parties prenantes, couplée à des risques de corruptions plus élevés et une lourdeur administrative qui transparait déjà dans la gestion de la redistribution des dons offerts au mouvement.
Du don inconditionnel au concours et subsides contraignants
Parmi les dons offerts au mouvement, une partie croissante, qui a atteint les vingt pour cent du budget annuel de la Fondation en 2020, est redistribuée sous forme de prix et de subvention vers des projets ou institutions divers (figure 5.6). La manière de redistribuer ces fonds fit l'objet de plusieurs réformes dont la plus récente de 2020-2021[S 317][M 90], déboucha sur la création de la Wikimédia Alliances Fund spécialement dédiée aux régions sous-représentées[M 91]. Cette redistribution des fonds est en réalité une tache compliquée et délicate, tant pour les employés de la Fondation et les bénévoles actifs au sein des commissions responsables de la sélection des projets, que pour les candidats parmi lesquels seront souvent favorisés les organismes spécialisés dans ce genre de requêtes et parfois, voire souvent, extérieurs au mouvement[B 66].
Comme je n'ai bien sûr pas été en mesure d'expérimenter toutes les formes de subsides depuis leurs créations, je me limite donc ici à décrire ce que j'ai vécu. Mais avant cela, voici déjà deux avis pour le moins contrastés en provenance de deux études qui furent commanditées par la Fondation Wikimédia. Le premier avis fut tiré des conclusions du cabinet Lafayette Practice[B 67] qui aura réalisé son étude au sein même de la Fondation et auprès de ses employés et quelques membres des comités. Quant au deuxième, il fut produit lors d'une étude réalisée par Concept Hatchery[M 92] qui s'est intéressé aux organisateurs bénévoles actifs au sein du mouvement.
Ce que nous dit Lafayette Practice :
WMF possède la plus grande équipe d'octroi de subventions de tous les fonds que nous avons étudiés à ce jour, de loin les plus grandes ressources d'octroi de subventions, et un sens profondément partagé de l'objectif, de l'innovation et du développement du mouvement. Avec une capacité rare à financer, nourrir et élever les meilleures idées, leaders et pratiques du mouvement, WMF est très prometteur pour la durabilité en tant qu'institution véritablement pionnière. De plus, la Fondation a prouvé qu'elle peut apporter les véritables changements structurels, de développement et innovants qui seront nécessaires dans le paysage en constante évolution d'une plate-forme et d'un domaine en évolution rapide. Nous avons constaté que l'équipe partageait un sens des priorités, avait une clarté dans son travail et était profondément connectée aux besoins, aux tendances et aux opportunités sur le terrain. Les programmes de subventions de la Wikimedia Foundation sont un exemple puissant de subventions participatives, exploitant et catalysant la puissance d'un mouvement international pour le développement durable d'espaces ouverts et de connaissances libres qui changent le monde.[T 32]
Ce que nous dit Concept Hatchery :
L'interaction avec la Wikimédia Foundation sur la gestion des subventions crée une quantité importante de stress pour les organisateurs. Bien que le financement soit toujours nécessaire, la quantité de travail nécessaire pour obtenir des fonds par le biais du processus de subvention de Wikimédia n'est parfois pas proportionnelle au montant de l'aide reçue. Le rapport de subvention, une activité non rémunérée, prend du temps bénévole dont les Organisateurs ont besoin pour d'autres activités de Wikimédia. Les paramètres et les mesures qui ne correspondent pas aux objectifs des organisateurs sont également sources de frustration. La question de savoir pourquoi certaines mesures sont choisies et priorisées reste sans réponse pour certains Organisateurs. Plusieurs organisateurs ont déclaré avoir choisi d'ignorer la Wikimédia Foundation en tant que bailleur de fonds et de travailler avec d'autres bailleurs de fonds avec lesquels il est plus facile de travailler, tels que les bureaux locaux des organisations internationales non gouvernementales.[T 33]
Suite à ces deux extraits, je vais donc à présent témoigner de mes propres demandes de subventions, qui, elles aussi, ont demandé beaucoup de temps quant à leurs applications. Parmi les neuf demandes déposées, trois seulement me furent accordées et parmi celles-ci aucune de celles adressées à la Fondation, alors qu'elles étaient de loin celles qui m'ont demandé d'y consacrer le plus de temps et d'énergie. Les procédures de constitution de dossier imposées par le système en 2015, 2017 et 2018 étaient en effet très lourdes pour une simple personne ne maîtrisant pas l'anglais. Lors de ma deuxième demande adressée à la Fondation, j'ai ainsi dû programmer une rencontre Internet avec deux professeurs de mon université, un partenaire et un membre de l'association Wikimédia Belgique, tôt en matinée, afin de répondre à une série de questions qui nous furent adressées en anglais par une employée de la Fondation chargée de vérifier le sérieux et la faisabilité du projet.
Tout comme les candidatures déposées dans mon université dans le but de financer mes activités de recherche, toutes ces démarches furent de grandes dépenses d'énergie inutiles. La première de mes demandes de 585 € pour financer un voyage au Cap-Vert[S 318] fut considérée comme inappropriée[S 319]. La troisième de 15 467 € déposée dans le cadre de mes activités d’employé dans une ONG[S 320] fut refusée par le comité[S 321]. La quatrième, une demande de financement rapide de 1 802 € qui faisait suite à ma demande précédente[S 322], fut laissée sans suite après avoir été sabotée par un administrateur de Wikimédia Belgique avec qui j'étais en conflit[S 323]. Et la cinquième, une nouvelle demande de financement rapide d'un montant de 700 € pour organiser des ateliers d'édition[S 324], fut, elle aussi, refusée après un long temps de silence, par une employée de la Fondation chargée de gérer seule toutes les demandes de subventions rapides adressée à la Fondation [S 325].
Quant à ma seconde demande de 16 600 € [S 326], celle pour laquelle j'avais dû rassembler quatre personnes pour une rencontre en ligne, elle fut considérée comme « intéressante ». Cependant, suite à tous les efforts déjà fournis, cinq jours me furent accordés, pour répondre à de nouvelles exigences bureaucratiques qualifiées de demandes de « planification » par le comité. Cette nouvelle épreuve eut raison de mes forces restantes. Après avoir perdu deux heures de travail suite à un bug informatique, je décidais d’arrêter les investigations. Il faut dire qu'à l'époque, j'avais 45 ans, je vivais dans une chambre de 8 m² en étant tributaire des services sociaux, tout en réalisant un certificat universitaire en éthique sociale et économique et en luttant au tribunal pour tenter d'avoir la garde partagée de mon fils. Autant de facteurs qui ne contribuaient donc pas à m'approvisionner en énergie positive.
Suite à mon abandon, je me suis toutefois entretenu avec deux membres bénévoles du comité de financement afin de leur faire part de mon ressenti. Voici quelques extraits de nos échanges[S 327] :
Premier membre : nous sommes confrontés à un grand nombre de propositions enthousiastes et optimistes émanant de volontaires du monde entier et nous disposons d'un montant limité à consacrer à ces propositions[T 34].
Moi : Votre mission, qui consiste à répartir une somme d'argent limitée entre un nombre illimité de demandes de subvention, est plus frustrante que productive et crée finalement un très mauvais sentiment de concurrence entre les bénéficiaires[T 35].
Deuxième membre : Je crois toujours que le projet est bon et je crois toujours que tu es une personne qui peut le faire avancer, mais il a besoin d'une figure d'une personne qui pourrait t'aider à gérer la bureaucratie et les aspects diplomatiques qui sont fondamentales.
Moi : C'est problème bureaucratique et diplomatique sont créés par le système de grant. Au niveau de l'Université, tout se passait très bien. C'est le système de financement qui a tué le projet. Pas moi, ni toi. Quand un projet est bon, il faut le soutenir pas lui mettre des barrières bureaucratiques.
Concernant les financements qui me furent accordés, le plus important fut de 500 € pour l'achat de matériel informatique destiné à faire des démonstrations du logiciel Kiwix[S 328], Mais en raison d'un manque de suivi, l'argent n'aura finalement jamais été versé par l'association suisse, tandis que le matériel me fut finalement envoyé gratuitement et dans une configuration plus simple par un membre du projet Kiwix. Quant aux deux autres financements accordés, ils étaient chacun d'un montant de 100 € et accordés par Wikimédia France[S 329][S 330]. Malheureusement pour moi, avant qu'ils n'arrivent sur mon compte en banque, il me fallut envoyer plusieurs courriels contenant un relevé d'identité bancaire et patienter durant une période de près d'un an.
Au-delà de ses trois financements, il y eut ensuite quelques déplacements remboursés par l'association belge à la fin du mois au cours duquel j'avais envoyé mes preuves de paiements[S 331]. Dans la situation précaire dans laquelle j'étais à l'époque, toutes ces incertitudes et ces délais étaient vraiment problématiques. Si cette situation n'a pas changé, tandis que le mouvement s'organise actuellement pour financer les communautés sous-représentées au sein des projets Wikimédia, je pense très sincèrement que les petites structures ou des individus qui ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour anticiper leurs dépenses seront à coup sûr mis hors-jeu.
Dans un souci d'objectivité, voici à présent quelques chiffres qui permettront de situer ma propre expérience par rapport à ce qu'il se passe dans l'ensemble du mouvement. Avec 949 subventions rapides accordées par la Fondation en date 19 avril 2021[S 332], contre 45 inéligibles le 26 novembre 2020[S 333], et 128 rejetées avant la date du 17 avril 2021[S 334], on peut donc en déduire que j'aurai fait partie des 15 % des mal doués ou mal chanceux. Une proportion rehaussée à 34 % pour les subventions de déplacement puisque 90 furent refusées[S 335] contre 171 accordées[S 336] et près de 39 % pour les financements de projets à long terme, les plus exigeants au niveau administratif, dont 74 étaient refusés jusqu'au 22 janvier 2021[S 337] contre 117 sélectionnés le 20 novembre 2021[S 338].
Toutes ces demandes refusées représentent donc une quantité d'énergie humaine importante qui aurait pu être investie dans la mission du mouvement qui, ne l'oublions pas, consiste à partager la connaissance humaine et non à gérer de l'argent. Or, ce que l'on observe au niveau de la Fondation, c'est qu'une grande quantité d'énergie est dépensée pour récolter de l'argent et qu'une quantité d'énergie probablement équivalente, si pas plus grande, est ensuite dépensée pour le redistribuer. Dans le meilleur des cas, pour les acteurs cette dépense d'énergie fait l'objet d'un salaire pour les employés de la Fondation, alors que dans le pire des cas, lorsqu'un financement est refusé, elle n'apportera que démotivation ou dégoût chez les acteurs bénévoles.
Bien sûr, en cas d'acceptation, les peines du bénévole seront récompensées par le plaisir de mener à bout une idée de projet et peut-être si le projet est bien ficelé, d'y trouver une petite rentrée d'argent personnelle. C'est dans tous les cas ce que je souhaite à tous les organisateurs bénévoles qui seraient dans le besoin, car une fois le financement accepté, il ne faut pas alors oublier qu'ils devront ensuite consacrer beaucoup de temps pour rapporter tout ce qu'ils auront fait. Tout ceci pour, dans le pire des cas et comme cela a été vu dans le chapitre précédent, espérer recruter un participant sur vingt au sein du mouvement. Restent ensuite les modifications, les articles créés et les fichiers téléchargés, mais ce qui n'apparait jamais dans les rapports, c'est la part du travail d'édition qui fut refoulée par les communautés d'éditeurs sur les projets Wikipédia en raison du manque d'expérience des participants, du manque de notoriété des informations ou sujets proposés, ou encore du manque de sources disponibles pour justifier un ajout.
À côté des subsides, il y a ensuite les concours qui permettent à nouveau de recycler l'argent récolté par le mouvement sous forme de participation au sein des projets. Organisés par les associations locales, elles-mêmes financées par la Fondation la plupart du temps, ces concours apparaissent comme une autre forme d’incitation à la contribution, mais avec des règles explicitement compétitives cette fois, puisqu'il y aura toujours une petite minorité de vainqueurs qui ressortiront contents de leur expérience, et une majorité de perdants déçus voir même frustrés. Au niveau du mouvement, ces concours ont bien sûr pour avantage d'impliquer directement les participants dans la réalisation de sa mission, sans risque de gaspiller de l'énergie dans de pénibles processus bureaucratiques tels que décrits précédemment, ni de rassembler des personnes sans qu'ils ne deviennent finalement des contributeurs.
Dans la pratique cependant, les concours ne sont pas toujours aussi efficaces que ce que l'on pourrait croire. Le concours WikiChezNous par exemple, organisé par l'association Wikimédia France, fut une réussite dans le sens où il permit de faire cette promotion de projets éditoriaux autres que Wikipédia, Wikimedia commons, voir Wikidata comme cela se fait trop souvent. Au niveau de Wikiversité pour se limiter au projet que je connais le mieux, ce concours offrait un bon d'achat de 200 € à celui qui aura « le plus grand nombre de contributions en termes de caractères ajoutés »[S 339]. Le vainqueur dans cette catégorie fut un contributeur répondant au pseudo Aymen11, qui faisait partie des 514 participants inscrits, qui auront dans l'ensemble créé 5 450 pages web, téléchargé 24 700 fichiers, et effectué 155 000 modifications[S 340].
Hélas, les contributions de Aymen11 déclenchèrent une première réaction de la part d'un administrateur sur sa page de discussion pour l'informer que ce qu'il faisait ne correspondait pas aux attentes du projet[S 341]. Par la suite et comme il n'y eut aucune réaction au message, toutes les pages furent finalement supprimées par un autre administrateur[S 342]. Dans le strict cadre du projet Wikiversité pour le moins, ce concours fut donc une initiative tout à fait contre-productive, puisqu'elle aura demandé l'intervention de deux personnes déjà très occupées par le projet, pour récompenser finalement une personne qui aura fait au total 15 contributions sur l'ensemble des projets Wikimédia dont aucune ne fut gardée[S 343].
Quant aux vainqueurs dans les autres projets éditoriaux tel que Wikidata et Wiktionnaire par exemple, j'ai pu y retrouver des contributeurs déjà extrêmement actifs au sein des projets. Alors que je ne remets pas en doute le fait que ces contributeurs très prolifiques méritent un tel geste de reconnaissance et d'encouragement, je me dis toute fois que le faire au travers d'un concours n'est sans doute pas la chose la plus appropriée. Car cela diminue alors fortement les chances de réussites des autres participants tout en produisant des expériences plus frustrantes qu'autre chose.
Comme deuxième exemple, il y a ensuite le concours Wiki Love Héritage Belgium 2018 dans lequel je fus actif en tant que jury et présentateur des résultats. La sélection des cinq photos gagnantes, même si elle était assistée par un logiciel, nous avait demandé pas mal d'heures de travail cumulées au cours d'une activité bénévole qui pour ma part ne m'a pas déplu, même si cela ne m'aura pas donné envie de reproduire l'expérience. La remise des prix fut aussi une agréable occasion de retrouver le président de l'association avec qui j'ai beaucoup d'affinité. À titre personnel, l'expérience fut donc positive, alors que le projet fut une réussite étant donné qu'il totalisait 4362 téléchargements de photos sur le projet Wikimedia commons dont 1152 étaient déjà en usage le premier juillet 2019 pour illustrer les articles des projets Wikimédia[S 344].
En revanche, je fus par la suite très surpris en explorant le profil des cinq gagnants du concours[S 345]. Parmi ceux-ci, le premier n'avait téléchargé que deux photos dans le cadre du concours pour un total de 18 jusqu'en 2022[S 346], la seconde 23 et aucune autre suite au concours[S 347], le troisième 3 et rien d'autre ensuite[S 348] et la quatrième une seule en tout et pour tout[S 349]. Seul le gagnant en quatrième place avait pour sa part poursuivi ses activités en tant que contributeur au sein du mouvement en continuant à télécharger d'autres photos suite à la centaine de celles soumises au concours[S 350].
Pendant que le système de financement pose son lot de critiques en matière de gaspillage d'énergie et de manque d'efficacité dans l'accomplissement de la mission du mouvement, il apparait donc que les concours qui y sont organisés, même s'ils garantissent à moindre coût un meilleur résultat en matière de participation au partage de la connaissance, peuvent aussi faire preuve d'injustices tout en étant critiquables sur d'autres points de vue. Ceci alors que dans les deux cas de figure, un autre questionnement d'ordre éthique se pose, puisque au sein du mouvement apparait une redistribution contraignante de biens rivaux originairement obtenus de manière inconditionnelle sous forme de dons. Ce passage de l'inconditionnel au conditionnel peut donc être vu comme la récupération d'un pouvoir initial offert par des donateurs sous forme d'argent, alors que ceux-ci, pour peu qu'ils ne répondent pas aux qualités de votants, ne sont pas aptes à participer aux décisions politiques prises au sein du mouvement.
Il est donc interpellant, et éthiquement discutable, qu'en passant par la Fondation et les associations régionales, les dons généreusement offerts au mouvement se transforment subtilement en instrument de pouvoir. Distribués sous forme de salaire, ils obligent à la signature et au respect d'un contrat de travail ; sous forme de subsides, ils soumettent les candidats à de lourdes démarches bureaucratiques ; sous forme de concours, ils obligent alors les participants à s'inscrire dans une compétition et à suivre un règlement de participation. Toutes ces contraintes et autres actions coercitives produites au départ d'argent dépensé par le mouvement peuvent donc apparaître comme autant d'actes illégitimes et finalement indésirables.
En compensation dirons-nous, il est rassurant de savoir que le système d'octroi de subsides aux personnes, projets et organisations est géré principalement par des comités qui rassemblent des équipes composées d'une majorité de bénévoles cooptés et souvent assistés par des membres du personnel de la Fondation. Une telle organisation évite sans doute de concentrer trop de pouvoir dans les mains de la Fondation et des associations affiliées, mais sans empêcher toutefois l'apparition d'une certaine élite décisionnelle à l'intérieur du mouvement, ni la poursuite d'une dérive de la mission première de partage provoquée par l'attrait et la gestion de l'argent.
La dérive de la mission Wikimédia
La dérive de la mission est une notion très peu connue dans la francophonie à l’exception peut-être du milieu de la microfinance[S 351]. Ce concept qui peut s'appliquer à tout type d'organisation, y compris commerciale[M 93], fut rendu populaire en milieu anglophone par les travaux de Burton Weisbrod, dont le premier ouvrage à traiter du sujet fut publié en 1998 sous le titre To Profit or Not to Profit: The Commercial Transformation of the Nonprofit Sector. Voici un extrait du résumé fait par l'auteur[B 68] :
Les organisations sans but lucratif ressemblent de plus en plus à des entreprises privées. Cette transformation entraîne un déplacement de la dépendance financière des dons de charité vers une activité de vente commerciale, avec des conséquences peu reconnues. To Profit or Not to Profit est un ensemble coordonné d'études sur les raisons pour lesquelles la collecte de fonds pour les organisations à but non lucratif imite celle des entreprises privées. et quelles en sont les conséquences. Les frais d'utilisation et les revenus provenant d'activités "auxiliaires" – à savoir celles qui ne contribuent pas directement à la mission de l'organisation, à l'exception des bénéfices générés – se multiplient, chacune ayant des effets secondaires importants. Les frais liés aux activités auxiliaires peuvent exclure une partie du groupe cible d'en profiter alors que ces mêmes activités peuvent détourner l'organisme sans but lucratif de sa mission centrale.[T 36]
Nous pouvons donc constater que ce qu'il se passe au sein du mouvement Wikimédia, n'est pas un phénomène récent ou isolé et que ce sur quoi Burton Weisbrod attire notre attention, c'est qu'une bonne part des activités liées aux récoltes de dons et à la gestion budgétaire de ceux-ci, peuvent être considérées comme des activités auxiliaires. Autrement dit, ces activités ne contribuent donc pas directement à la mission Wikimédia, qui, pour rappel, repose sur la vision d'un monde dans lequel chaque être humain pourrait partager librement la somme des connaissances[S 352]. Au niveau des statuts officiels de la Fondation, cette mission s'exprime ensuite de la sorte[S 353] :
La mission de la Wikimedia Foundation est de donner au monde l’envie et les moyens de rassembler et développer des ressources éducatives, sous licence libre ou dans le domaine public, pour les diffuser dans le monde entier[T 37].
Parmi les activités auxiliaires liées à la rentabilité des récoltes et dépenses orchestrées par le mouvement, il a été vu que certaine d'entre elles pouvaient être contre-productives en créant plus de problèmes que de solutions. Elles ont réduit, selon moi, la participation au travail bénévole qui est le seul finalement à répondre directement à cette part de la mission qui consiste à produire et développer des ressources éducatives, pour que sa diffusion soit ensuite assurée par une infrastructure informatique produite et développée par la Fondation bien sûr, mais également par d'autres bénévoles. Et puisque les sources de dérives peuvent être multiples[B 69], rien d'étonnant dans ce cas de constater que la Fondation s'engage dans de nombreuses pratiques inspirées du secteur commercial[B 68].
Il est ensuite intéressant de poursuivre la réflexion sur la dérive de la mission de la Fondation Wikimédia en s'inspirant des conclusions de deux chercheurs[B 70] qui ont produit une observation de cette dérive dans deux entreprises sociales italiennes :
Notre étude a souligné l'importance de l'engagement des parties prenantes pour contrebalancer le positionnement stratégique d'une entreprise sociale. Cependant, la dérive de la mission peut délégitimer les entreprises sociales auprès des parties prenantes externes, sapant ainsi leur volonté de collaborer avec l'entreprise. Des recherches supplémentaires pourraient étudier les stratégies adoptées par les entreprises sociales délégitimées pour capter l'attention des parties prenantes externes. Enfin, des recherches supplémentaires pourraient étudier comment les variations culturelles affectent l'efficacité de l'engagement des parties prenantes[T 38].
Cette présente étude du mouvement Wikimédia, je l'espère, a déjà apporté quelques éléments de réponse aux questions laissées en suspens par ces deux chercheurs. On peut déjà affirmer que la « stratégie » de la Fondation semble être le développement de pratiques commerciales jusqu'à aboutir au lancement d'un premier produit reconnu comme tel. Quant aux variations culturelles, nous avons aussi vu qu'elles s'observent entre pays riches et pays pauvres financièrement parlant. Avec les pauvres du côté des exclus, puisqu'ils peinent à juste titre à rejoindre la participation financière aux pratiques marchandes. Alors que du côté de la participation éditoriale, ils se voient confrontés à un manque de ressources informatiques, de reconnaissances épistémiques et de temps libre à offrir en dehors de ce qui leur est déjà nécessaire pour vivre décemment.
Dans l'idée cette fois d'appuyer les conclusions des deux chercheurs italiens, nous devons aussi nous remémorer que la première des parties prenantes externes à la Fondation Wikimédia est sans aucun doute la communauté des contributeurs bénévoles actifs dans les projets qu'elle héberge. Or, c'est précisément grâce à cette communauté que Wikipédia, en tant que projet initial du mouvement, réussit à se préserver de la publicité pour devenir ensuite un projet sans but lucratif qui donna naissance à plus d'une dizaine de projets frères similaires. Ce fut aussi cette même communauté qui rappela à l'ordre la Fondation lorsqu'il fut question de se lancer dans des opérations de parrainage avec des entreprises commerciales (Vigin Unit) ou de changer de nom pour adopter celui de l'encyclopédie (rebranding).
Toujours dans le but de corroborer les analyses des deux chercheurs, on peut encore reprendre leurs propres termes, pour se souvenir comment les récoltes de dons au sein de projets éditoriaux Wikimédia auront eu pour conséquence de « délégitimer » les projets de partage de la connaissance, aux yeux de certains contributeurs qui se seront vu « saper » leur volonté de participation. De manière insidieuse, ces demandes d'argent sous forme de dons, auront ainsi substitué l'arrivée de la publicité qui avait déjà en son temps provoqué une vague de désertion rendue visible par le fork du côté espagnol. Ceci alors que la redistribution conditionnelle de dons inconditionnels offerts au mouvement, génère de nouvelles sources de démotivation fondées sur un sentiment d'injustice. Ce même sentiment qui me conduisait un jour à demander, sans jamais recevoir de réponse, quel était le salaire de l'employée qui me semblait rendre si compliqué l'aboutissement de ma demande de subside.
Ce qu'il reste à présent à découvrir, c'est pourquoi et comment ces dérives sont apparues. Pour le savoir il faudrait sans doute vérifier sur base de nouvelles données empiriques auxquelles je n'ai pas eu accès, c'est à dire ce qu'il se passe au niveau des employés de la Fondation. Sont-ils eux-mêmes conscients de ces dérives ? Les occultent-ils consciemment ou insouciamment en raison du profit personnel qu'ils en retirent ? Ou peut-être qu'en raison d'un passé dans le secteur marchand et du monde des affaires, antérieur à leur arrivée, ont-ils eux-mêmes été les acteurs de cette dérive sans même s'en rendre compte ? Toutes ces options sont en réalités possibles et demanderaient à être vérifiées, tandis que du reste, il est tout à fait évident que c'est l'argent qui, encore une fois, semble être le nerf de la guerre, ou plus précisément dans le cadre du mouvement Wikimédia, la source de nombreux problèmes.
La question de l'argent par rapport au mouvement
Suite à ce qui a été dit dans ce chapitre, personne ne sera surpris d'apprendre que je ne donnerai jamais d'argent à la Fondation Wikimédia, ni à toute autre organisation ou mouvement qui œuvre pour le partage de la connaissance. Même si en revanche, je suis toujours prêt à leur offrir de mon temps et que je serais même disposé à partager des ressources matérielles en ma possession, quand je ne les utilise pas. Ce qui ressort effectivement de cette étude de l'économie Wikimédia, c'est que le mouvement a effectivement plus besoin de contributeurs que de donateurs, et que l'argent qui lui est offert semble apporter plus de problèmes que de solutions, exception faite pour les salariés bien entendu.
Rappelons-nous que la grande majorité de cet argent est centralisée au niveau de la Fondation. Imaginons donc à partir de cela, les enjeux de pouvoir, les risques de dérive et de corruption, ainsi que le manque de rendement que cela engendre. En ce début d'année 2022, c'est plus de 300 millions de dollars qui sont thésaurisés par cette Fondation. Comment tout cet argent est-il géré ? Comment sont gérés les 100 millions de dollars du fonds de dotations ? Les 117 millions d'investissements à court terme de 2021[S 249] sont-ils éthiques ? Et qu'en est-il ensuite des près de 87 millions[S 249] de liquidités ? Est-ce bien raisonnable qu'ils enrichissent les banques à coups d'intérêts négatifs, comme cela se fait aussi du côté de l'association Wikimédia Suisse, qui est pourtant près de cinquante fois plus petite que la Fondation au niveau de son revenu d'exploitation ?
N'est-il pas non plus indécent de bloquer tout cet argent pour quelque chose qui repose sur le travail de bénévoles et le partage de biens non rivaux ? Ceci, alors qu'il existe d'autres secteurs tels que la santé, qui se voient confrontés à d'énormes déficits, y compris dans mon pays. Contrairement à ce qu'il se passe dans le mouvement Wikimédia, les soins de santé nécessitent effectivement l'usage d'une très grande quantité de biens rivaux alors que la participation bénévole se voit fortement limitée en raison du haut seuil de compétences techniques et des grandes responsabilités demandées aux acteurs.
Que doit-on aussi penser lorsqu'une personne finance elle-même la location d'une salle pour organiser son premier atelier de présentation Wikimédia suivi d'une séance d'édition à Charleroi[S 354], alors que cinq ans plus tard et au même endroit, elle annule la même activité[S 355], suite au rejet d'une demande de financement adressée à la Fondation [S 356] ? Que penser encore d'une personne qui réalise un rapport très détaillé[M 94] suite à une expérience autofinancée d'ambassadeur Wikimédia en Inde, alors qu'à la suite du refus d'une subvention pour soutenir une deuxième expérience au Cap-Vert[S 357], cette même personne aura abandonné l'idée d'un second rapport ? Ne sont-ce pas là des conséquences fâcheuses introduites au cœur du mouvement en même temps que l'argent excédentaire au strict maintien et développement de l'infrastructure informatique ?
Voici donc pourquoi, quand quelqu'un me demande s’il faut donner de l'argent à Wikipédia lors des campagnes de récoltes de fonds, je réponds qu'il vaut mieux donner de son temps en éditant les projets. Lorsque l'on me répond que l'on manque de temps, en raison d'une vie professionnelle ou familiale très accaparante, par exemple, je conseille alors de faire un don à une association locale. Comme elles sont toutes, à l'exception de la Suisse et l'Allemagne, subsidiées par la Fondation, cela évite déjà de doubler des frais de transactions internationales. Et puis surtout, cela soutient ces associations plus petites qui sont souvent plus proches des bénévoles puisqu'elles s'expriment dans la langue du pays et pas systématiquement en anglais.
Après ces réflexions personnelles, nous pouvons ensuite nous tourner vers les acteurs de terrain. Comme toujours les avis sont très partagés, mais en ce qui concerne la sphère hors ligne du mouvement seulement. Car il est effectivement intéressant d'apprendre qu'en mai 2003, et donc avant même la création de Fondation Wikimédia, les projets Wikipédia en anglais, en français, en chinois et en japonais, avaient tenté d'instaurer une WikiMoney gérée au sein de WikiBanques. Le principe reposait sur une sorte de crédit mutuel fondé sur une devise virtuelle frappée du sigle ψ et comptabilisée entre les éditeurs désireux d'en faire usage pour motiver d'autres utilisateurs à contribuer sur certaines pages.
Il se fait que le projet tomba rapidement en désuétude dans l'encyclopédie anglophone dès septembre 2004[S 358], pour disparaitre en février 2007 au niveau du projet francophone suite à une période d'inactivité de huit mois[S 359], et quelques mois plus tard encore au niveau du projet Wikiversité[S 360]. Dans la communauté des éditeurs de Wikipédia en français, il y eut même la création d'un groupe d'opposition à l'usage de la monnaie composé d'une centaine de personnes rassemblées sous la bannière des « WikiSchtroumpfs » ! De manière humoristique, leur activisme se fondait sur le récit de l'album Le Schtroumpf financier, qui permet d'illustrer comment l'arrivée de l'argent parmi cette communauté de petits hommes bleus qui n'en avaient jamais eu l'usage, entraina par la suite des conséquences désastreuses[S 361].
Tout comme le système d'échange de service entre éditeurs, que l'on tenta de mettre en place sur le projet Wikipédia en allemand, l'histoire de la WikiMonnaie sera ainsi tombée dans l'oubli. Pourtant, elle n'en reste pas moins importante à ce jour pour se rappeler à quel point l'argent, comme toute autre forme d'échange marchand, est l'ennemi du partage, et qu'à ce titre il est finalement assez naturel de ne pas mélanger ces deux concepts et pratiques dans les interactions humaines. L'observation empirique de ce que l'argent a engendré dans le mouvement Wikimédia, apparaît donc telle une plaidoirie en faveur d'une interdiction de la récolte de dons d'argent au sein des projets dédiés au partage de la connaissance, ou tout autre incitation à but lucratif à l'image de cette invitation à utiliser un moteur de recherche qui rapporte de l'argent à l'association Wikimédia France[S 362].
Au lieu de ceci, il est tout à fait envisageable de substituer les récoltes de dons en argent par des récoltes de dons en temps de contribution. À la place de solliciter les lecteurs pour le prix d'une tasse de café, pourquoi ne pas, en effet, les solliciter pour le temps qu'il est nécessaire pour la boire ? Cela fait un moment déjà que des choses sont mises en place pour accueillir les nouveaux contributeurs au sein des projets, pourquoi dès lors de campagnes annuelles, ne pas substituer l'hyperlien pointant vers la page de don par un autre pointant vers la page d’accueil des nouveaux arrivants ? Ces quelques simples mesures pourraient ainsi, me semble-t-il, renfoncer l'esprit de partage transmis par le mouvement des logiciels libres plutôt que de perdre cet héritage au même titre que le fut copyleft avec l'adoption de la licence CC-0, alors qu'à lui seul il permet de garantir la continuité du partage en le protégeant de toute appropriation privative.
L'importance du copyleft dans la mutation du marché numérique
La clause de partage à l'identique dite « sharealike », que l'on surnomme copyleft compte tenu du fait qu'elle reprend la législation sur le copyright pour la mettre au profit de la collectivité, fut sans doute la plus belle des trouvailles de Richard Stallman lors de la création des logiciels libres. Grâce à celle-ci, toute republication ou commercialisation d'un travail produit sous licence libre doit rester sous licence identique. Cette condition de partage qui pourrait apparaître comme un détail de l'histoire numérique, est donc en dernier ressort, une véritable révolution idéologique qui prit naissance au cœur même de la révolution numérique, celle même qui aura permis aux projets Wikimédia de ne pas être absorbés par des organismes à but lucratif.
Afin d'être aussi précis que possible, voici repris ci-dessous les conditions de la clause sharealike (SA) traduite en français par l'expression « partage dans les mêmes conditions » ou « partage à l'identique » telle qu'elle fut récupérée sur le site Web de la Fondation Creative Commons[S 363] : « Dans le cas où vous effectuez un remix, que vous transformez, ou créez à partir du matériel composant l’œuvre originale, vous devez diffuser l’œuvre modifiée dans les mêmes conditions, c'est-à-dire avec la même licence avec laquelle l'œuvre originale a été diffusée.»[T 39]
Depuis son apparition en 1989[B 71], la clause de partage à l'identique aura ainsi permis plusieurs grandes victoires politiques de la culture du partage sur l'hégémonie culturelle néolibérale marchande[M 95]. La première déjà présentée en sixième section du second chapitre de cet ouvrage, fut d'empêcher l'appropriation commerciale du code source de l'espace Web qui, avant de passer du domaine public vers une licence libre, aurait pu être récupéré dans le but de déposer un brevet qui aurait permis de faire du Web un espace privé et à l'accès payant. La deuxième fut le dépassement en popularité des navigateurs libres, Firefox et Chrome, par rapport aux autres produits propriétaires. Et comme cela vient d'être vu, la dernière fut le succès de Wikipédia face à la concurrence de deux autres encyclopédies en ligne qui pourtant furent développées par de grandes entreprises capables d'instaurer un quasi-monopole dans d'autres domaines.
On peut d'ailleurs trouver étrange et même paradoxal[M 96][B 72], que les systèmes d'exploitations GNU/Linux libres et gratuits, alors qu'ils furent les premiers à bénéficier de la licence libre, n'auront jamais réussi à évincer le produit commercial et payant fourni par le géant Microsoft. En janvier 2022 et selon les logs de la W3Schools[S 364] et Statista[M 97], 70 à 73 % des ordinateurs personnels fonctionnent toujours avec un système d'exploitation Microsoft, entre 9 à 14 % avec un de ceux fournis par Appel et 2.5 à 4.5 % avec une des nombreuses distributions GNU-Linux.
Cependant, si l'on regarde les choses sous un autre angle grâce à de nouvelles statistiques fournie par Statcounter[S 365], on découvre alors qu'au niveau des appareils mobiles (smartphones et tablettes), le système Android maintenu par Google fait fonctionner près de 70 % des appareils, alors qu'un peu plus de 29 % repose sur iOS d'Appel et que le reste, y compris ce qui est fourni par Microsoft, ne dépasse pas les 1 %. Ce qui vient donc à rétablir la parité des choses au niveau global en janvier 2022 et toujours selon Statcounter[S 366], à un peu moins de 40 % au profit d'Android, 32 à celui des produits Microsoft et un peu plus de 24 % pour Appel.
Or, il se fait qu'Android fonctionne sur un noyau Linux et de nombreux logiciels libres dont les codes sources furent publiés dès octobre 2008[S 367]. Grâce à la licence libre et son copyleft, il est donc possible aujourd'hui de faire fonctionner des smartphones ou tablettes de manière tout à fait indépendante des services commerciaux de Google. Parmi ces distributions alternatives d'Android que l'on appelle ROM Custom en anglais, on retrouve par exemple : LineageOS et /e/ qui en est dérivé, ainsi que Replicant 100 % libre, mais qui hélas, ne permet pas d'activer toutes les fonctionnalités d'un appareil.
La licence libre et sa clause copyleft en particulier ont donc suscité une certaine mutation dans le marché des produits numériques. Alors que Microsoft et Apple maintiennent le cap de la vente de produits commerciaux développés en interne et protégés par des licences propriétaires, l'entreprise Google, quant à elle, choisit une tout autre approche, en libérant le code de ses logiciels et distribuant des millions de dollars sous forme de prix, lors de deux concours intitulés Android Developer Challenge[S 368].
Faisant l'impasse sur des profits générés par la vente de licence d'exploitation comme le fait Microsoft, ou d'ordinateurs, de téléphones et autres produits numériques, tout comme l'entreprise Apple, Google s'est donc spécialisé dans un nouveau type de rente financière. Celle-ci se base d'une part sur la récolte, le traitement et la vente d'informations récoltées chez les personnes qui utilisent ses services, et d'autre part, sur des services marketing clef en main, souvent extrêmement ciblés, à l'image des vidéos publicitaires intempestives qui apparaissent au lancement de chaque nouvelle vidéo sur YouTube.
Située aux premières loges du développement du système d'exploitation utilisé par une grande majorité des propriétaires de tablettes ou smartphones, cette entreprise profite dès lors d'une situation très avantageuse qui lui permet d'envahir le marché avec des applications propriétaires gratuites et efficaces. Une fois adoptées par un grand nombre d'utilisateurs, il est alors facile pour l'entreprise, et sous le couvert de conditions d'utilisation que personnes ne lit, de récolter des informations en provenance de ses propres logiciels. Qu'il s'agisse du logiciel de navigation GPS, de navigation web, de messagerie ou autre, tous les produits Google deviennent dès lors autant d'outils favorables à l'émergence d'un nouveau type de capitalisme, appelé depuis peu : « capitalisme de surveillance »[B 73]. Une expression sans doute difficile a comprendre à ce stade, mais qui sera développée plus en détails dans le prochain chapitre, après avoir assimilé un certain bagage technique indispensable.
Pour l'heure limitons-nous de constater que la Fondation Wikimédia fait étalage, elle aussi, d'un modèle économique original qui lui permet en fin de compte de récolter, de stocker et de redistribuer de grandes quantités d'argent tout en restant un organisme sans but lucratif. Il va de soi bien entendu que le modèle Wikimédia se distingue des entreprises commerciales citées précédemment. D'une part, ses bénéfices n'enrichissent pas d'actionnaires ou autres types d'investisseurs sous forme de dividendes, mais seulement des employés sous forme de salaires. D'autre part, la Fondation tourne le dos à tout type de capitalisme de surveillance, non pas en interdisant la surveillance des sites qu'elle héberge, bien au contraire, mais en rendant impossible la commercialisation des informations que l'on peut y récolter en les protégeant à nouveau par un Copyleft tout en assurant une complète protection sous forme d'anonymat pour les utilisateurs des projets qu'elle héberge.
La clause de partage à l'identique produite par Richard Stallman apparaît donc à nouveau telle une garantie vitale pour maintenir le mouvement Wikimédia et le travail qui y est produit à l'écart de toute forme de récupération par le système capitaliste. Cependant, suite à l'arrivée du projet Wikidata en tant que base de données factuelles structurées de manière sémantique, une nouvelle licence est apparue au sein du mouvement pour être adoptée ensuite au niveau des informations descriptives des fichiers téléchargés sur Wikimedia commons. Il s'agit de la licence CC0, dont la particularité première est de renoncer à tout droit d'auteur, de manière à se rapprocher le plus possible du domaine public, et selon ces précisions qu'il est important de signaler[S 369] :
Toute personne qui possède ou pourrait détenir des droits d’auteur et des droits voisins et connexes (tels que des droits de base de données) sur une œuvre n’importe où dans le monde peut utiliser CC0 pour renoncer à ces droits. Mais s’il vous plaît soyez prudent. CC0 est une rue à sens unique. Une fois que vous appliquez CC0 à votre travail, vous ne pouvez pas changer d’avis plus tard et faire valoir à nouveau les droits d’auteur ou les droits de base de données sur l’œuvre. Dans certains cas, il est difficile de décider si quelque chose est admissible à la protection du droit d’auteur (par exemple, une base de données contenant principalement des données factuelles). Même dans ce cas, CC0 peut être un moyen utile d’assurer aux autres que vous vous êtes engagé à renoncer à toute protection possible du droit d’auteur que vous pourriez avoir.[T 40]
Le principal avantage octroyé par le code légal de cette licence[S 370] est la flexibilité d'usage des banques de données par l'absence de contrainte et le renforcement de la compatibilité des sources. Imaginons seulement qu'il soit nécessaire de citer l'auteur de chaque information reprise dans une base de données, à l'image de chaque mot contenu dans un texte. Cela rendrait effectivement son usage impossible. Cependant, il existe aussi un revers à la médaille puisque cette licence se voulant la plus permissive possible, ne garantit plus une bonne traçabilité des sources d'information qui, une fois transformées en produit dérivé propriétaire dont tous les droits seraient réservés, pourront alors être utilisées à des fins lucratives.
Dans un schéma similaire à ce que j'ai pu observer en biologie synthétique au travers du concept de Bio-briques[M 98], les grandes entreprises commerciales peuvent alors utiliser en toute liberté les données produites dans Wikidata pour nourrir leur programme d’Intelligence artificielle. Leurs services d'assistance vocale n'auront alors plus besoin de citer aucune source, tandis que les droits d'auteurs déposés sur les nouvelles informations produites permettront alors d'en interdire la reproduction dans le but de les mettre en vente.
Si en plus, la Fondation se charge grâce aux projets Wikimédia entreprise de faciliter la récupération de ces informations au travers un service payant, n'en arrive-t-on pas alors à faire du travail bénévole réalisée dans le projet Wikidata, Wikimedia commons, une nouvelle forme de travail numérique ? Grâce à des outils de production surpassant la concurrence, ces grandes entreprises ne vont-elles pas alors offrir comme elles le font déjà, mais cette fois avec l'aide du mouvement Wikimédia, de meilleurs produits qui ne manqueront pas d'attirer les utilisateurs dans le piège du capitalisme de surveillance ?
Il ressort de tout ceci que la simplification de l'usage des bases de données produites au sein du mouvement Wikimédia fut donc une bonne chose dans le cadre de la mission de libre partage portée par le mouvement. Mais il aurait été préférable de retirer uniquement la clause « BY » de la licence CC.BY.SA sans pour autant retirer la clause « SA » de partage à l'identique dite copyleft, puisque cette dernière clause d'utilisation garantit effectivement à elle seule que le fruit d'un travail des bénévoles restera, sous toutes ses formes dérivées, libre d'usage et bon marché en cas de commercialisation du support.
Hélas, s'il existait bien à un moment donné une licence CC.SA 1.0[S 371], elle fut cependant abandonnée en raison d'une demande insuffisante[S 372]. Faute d'autre choix, je suppose, il fut donc décidé d'utiliser la licence CC0 pour simplifier l'usage des bases de données produites au sein du mouvement Wikimédia. La licence CC0 ne fut donc pas, selon moi, un choix optimum au regard de la déclaration d'intention du règlement administratif de la Fondation Wikimédia stipulant qu'elle « conservera les informations utiles issues de ses projets disponibles gratuitement sur Internet, à perpétuité. »[S 373]. Voici donc une nouvelle preuve selon laquelle l'aspect juridique, autant que l'aspect technique qui va être développé dans le prochain chapitre, a autant d'importance si pas plus que l'aspect économique.
Un mouvement tiraillé entre marché et partage
En arrivant au bout de ce chapitre, on voit donc comment le mouvement Wikimédia se retrouve coincé entre deux imaginaires antagonistes dont l'un repose sur la notion de marché bien connue par tous, et l'autre sur celle du partage telle qu'elle vient d'être décrite tout au long de ce chapitre. Une situation d'autant plus compliquée que la question du don qui aura fait couler tant d'encre, a complètement occulté la question du partage. En témoigne encore cette citation incomprise tirée de l'ouvrage Ce qui circule entre nous, où, à la suite d'une conférence donnée par l'auteur, quelqu'un lui avait dit : « Je ne sais pas pourquoi vous parlez du don à propos du bénévolat. Pour moi, ce n'est pas un don. Je le fais pour mon plaisir »[B 74]. N'était-il pas évident que ce plaisir n'était rien d'autre que celui du partage ?
Contrairement au partage, nous savons que le marché repose sur un principe de propriété privée qui transforme toute chose en marchandises, pour en permettre la vente et la revente. C'est là une sorte de simplification drastique des relations humaines, où tout se résume à des transferts de propriété orchestrés par une compétition globale de nature chrématistique. De ceci résulte une perception du monde dans laquelle chaque chose a un prix, et se voit dépossédée de sa propre nature tel que Karl Marx[B 75] l'avait déjà observé en son temps :
En tant qu'elle ne revêt que la forme prix, la marchandise reçoit sa signification d'un imaginaire social organisé qui dépouille la marchandise de son corps naturel, qui lui substitue une quantité de valeur et rapporte ce prix imaginaire à une quantité d'or elle-même imaginée.
Cet imaginaire du marché, on peut ensuite le déconstruire en commençant par remplacer le terme de propriété par celui d'appropriation tel que l'a fait Éric Fabri dans un article intitulé : « De l’appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d’un malentendu devenu classique »[B 76]. On découvre en effet dans ce brillant article que le terme propriété n'a en fait aucun autre fondement que celui de légitimer l'appropriation d'éléments, qui selon mon point de vue et l'ordre naturel des choses devrait circuler librement ou être reconnu en tant que biens communs. Parler d'appropriation ou de privatisation comme cela se fait plus couramment, ne fait donc plus de la propriété un vol comme aura tenté de l'expliquer Pierre-Joseph Proudhon dans son ouvrage intitulé « Qu'est-ce que la propriété ? »[B 77] mais bien une privation de quelque chose qui devrait être naturellement partagée. D'ailleurs, si l'on considère ces éléments que sont la terre, l'eau, l'air et la lumière, on remarque que si le premier fait bien l'objet d'une privatisation et d'un contrôle absolu, le second quant à lui est difficilement appropriable, puisqu'au niveau de l'atmosphère, il échappe cependant à tout contrôle tout comme au niveau des 64 % de la superficie des océans que constitue la haute mer. Ceci alors que les deux autres, n'ont jamais connu aucune forme d'appropriation en dehors au niveau de leur forme naturel ceci alors que pourtant leurs présences, au même titre que l'eau, est indispensable à vie sur terre.
Suite à ce qui vient d'être dit, la réponse de la nouvelle directrice de la Fondation à la question de réduire son salaire[S 255] reprise en section 4 de ce présent chapitre, permet alors de poursuivre le débat au niveau du mouvement Wikimédia.
[...] Ayant passé la dernière décennie à travailler sur le chômage des jeunes en Afrique, je sais à quel point il est difficile de trouver du travail et de gagner de l'argent. (L'Afrique du Sud a l'un des taux de chômage les plus élevés au monde). Je sais aussi que les inégalités ne font que s'aggraver dans toutes les sociétés. Je ne considère donc pas comme acquise ma chance d'avoir un emploi sûr et de gagner un bon salaire. Dans tous mes postes de PDG, j'ai prêté une attention particulière à la comparaison de mon salaire avec celui de la personne la moins bien payée et j'ai posé des questions à ce sujet lors du processus de recrutement pour la Fondation Wikimédia. Les salaires des hauts dirigeants, notamment du PDG, sont souvent fixés par le conseil d'administration. Pour ce faire, je pense que les conseils d'administration prennent en compte de nombreux facteurs tels que la complexité du poste aujourd'hui et à l'avenir, la disponibilité des compétences requises, ce qu'il faut pour recruter les bonnes personnes, ainsi que des données provenant d'organisations similaires pour fournir des informations supplémentaires. Le conseil d'administration de la Wikimedia Foundation réexaminera régulièrement mon salaire ainsi que le cadre de rémunération de l'ensemble de l'organisation. MIskander-WMF (talk) 15:29, 19 February 2022[T 41]
En répondant de la sorte, la directrice de la Fondation explique que si elle s'approprie une partie importante des dons offerts au mouvement, c'est suite aux décisions du conseil d'administration et non selon sa propre volonté, ce qui disqualifie d'emblée l'idée de « vol ». Elle justifie ensuite ce transfert de propriété par sa propre valeur économique, son prix en quelque sorte, celui que doit payer une organisation pour posséder une bonne directrice générale. Ce sont là des explications assez banales somme toute, qui pourraient s'appliquer à la plupart des sociétés commerciales et même caritatives, mais qui dans le cadre du mouvement Wikimédia adopte un caractère quelque peu étrange. Car comment doit-on considérer les volontaires qui s'investissent au sein du mouvement, tout en gardant à l'esprit ce principe éthique élémentaire selon lequel « Le bénévolat n'est pas un produit » ?[B 78].
Les bénévoles qui constituent le conseil d'administration de la Fondation sont eux aussi confrontés à la complexité du mouvement, de même que les contributeurs les plus actifs sur les projets Wikimédia offrent, eux aussi, leurs nombreuses compétences durant des périodes parfois supérieures à celles d'un employé. La différence est qu'ils ne se considèrent pas tels des produits sur un marché de l'emploi, mais bien comme des êtres humains investis dans d'un processus de partage. Or, si l'on resitue tous ces gens dans l'imaginaire du marché, leur réelle nature se transforme en une sorte de « masse salariale gratuite » productrice d'une marchandise destinée à être vendue, sous la forme d'appel aux dons, à une clientèle de lecteurs.
Tout à l'opposé de l'imaginaire du marché, celui du partage repose donc pour sa part sur une règle d'or commune à toute morale selon laquelle nous devrions « traiter les autres comme l'on voudrait être traité ». C'est là un principe de base que l'on explique parfois aux enfants en leur disant : « Si tous les enfants, tout comme toi, ne veulent pas partager leurs jouets, alors tu n'auras que tes jouets pour jouer. Mais si tout le monde partage ses jouets, à commencer par toi, alors chaque enfant peut profiter des jouets de tous les autres, et tu auras tous les jouets du monde pour jouer ». Un tel raisonnement peut bien sûr s'appliquer à toute chose, qu'elle soit matérielle ou non, et peut aussi s'appliquer au contenu des projets Wikimédia selon cette formule que j'ai exprimée un jour et qui fut reprise par le journal RAW du projet Wikipédia en français[S 374] :
Avec un peu de recul par rapport à ce système de production/consommation, on se rend compte rapidement que, quel que soit son investissement, on sera toujours gagnant puisqu'il est très improbable sur une expérience à long terme que la quantité d'informations que l'on produit sur l'encyclopédie durant ses contributions dépasse la quantité d'informations récoltées durant sa consultation.
Tout en signalant qu'une logique similaire s'observe dans la sphère des logiciels libres avec des projets tel que Debian[B 79], la simple application de la règle d'or dans un monde envahi par l'idéologie de marché provoque alors d'inévitables dissonances cognitives. L'une d'entre elles m'est apparue visible à la suite d'une prise de décision qui concernait l'affichage d'une bannière d'appel aux dons supplémentaire à celle affichée par la Fondation Wikimédia chaque année. Deux contributeurs justifièrent leur refus de ce nouvel appel en affirmant que « l'argent détruit tout sur son chemin »[S 375]. Cependant, lorsque j'en suis venu à visiter la page de présentation de l'un d'entre eux, je découvris avec surprise qu'il cotisait financièrement à Wikipédia[S 376].
Ce n'est là qu'un simple exemple des nombreux paradoxes et contradictions que l'on peut rencontrer dans le mouvement Wikimédia, et de manière plus générale, dans un monde envahi par une hégémonie culturelle qui encourage la compétition égoïste de l'appropriation. D'ailleurs, n'est-ce pas là en résumé ce qu'est la loi du marché ? Un imaginaire collectif dans lequel apparait soudainement une « main invisible »[B 80], comme source d'un bien-être tout aussi invisible. Ou alors seulement visible aux yeux des capitalistes qui tant bien que mal, mais non sans succès, arrivent à maintenir sur pieds cette immense supercherie, ce « sophisme économiste »[B 81] qui prive l'imaginaire humain de concevoir le monde sans propriété, sans argent, sans marché et finalement sans domination[N 18].
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