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Anthropologie juridique du travail social

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Cet article vise à illustrer l'intérêt pratique que présente l'anthropologie juridique, comprise comme l'étude anthropologique des phénomènes juridiques. L'objectif n'est donc pas de construire une anthropologie du travail social : celle-ci existe déjà par ailleurs [1] mais plus modestement de montrer en quoi les ressources de l’anthropologie juridique peuvent contribuer à comprendre ce qu’est le travail social, ce que sont ses référents, ses logiques, ses enjeux ou encore ses besoins. Plus particulièrement, l’anthropologie juridique peut, de façon décisive, renouveler et affiner l’analyse des rapports complexes qu’entretiennent le Droit et le travail social. Ceux-ci sont de deux ordres.

Tout d’abord, le travail social est encadré par une série de normes juridiques qui en fixent son statut, ses compétences et ses limites. Les travailleurs sociaux, quant à eux, et parfois en opposition avec ce droit officiel, construisent ou exigent de nouvelles règles, éthiques ou méthodologiques, qui pourraient garantir l’intégrité de leurs missions. Cette demande s’exprime la plupart du temps à travers la notion, plus ou moins bien comprise du reste, de déontologie. À des fins didactiques, ce premier type de relations sera appelé le(s) droit(s) du travail social.

Ensuite, le rôle même du travailleur social est inscrit dans la réalité juridique. Fréquemment, sa mission est d’appliquer une série de règles – relevant du droit social et de la protection sociale – à un cas particulier, d’expliquer celles-ci à son potentiel bénéficiaire ; bref, d’être à la fois juge et avocat [2]. Ainsi, « le travail social est un travail de la norme, autour de la norme » [3]. Logiquement, ce type de rapport sera nommé le travail social du droit.

Le(s) droit(s) du travail social semble(nt) un terrain particulièrement adapté à l’application de concepts émanant de l’anthropologie juridique. Cette application fera l’objet de la première partie de cet article assez longue car nécessitant d’importants développements théoriques (2). Plus particulièrement on verra comment les paradigmes de pluralisme, de Droit tripode et enfin de jeu des lois peuvent constituer une grille de lecture, rigoureuse et féconde, de(s) droit(s) du travail social.

S’agissant du travail social du droit, la deuxième partie de cet article, nettement plus courte, s’attardera sur une question complexe et spécifique qui traverse actuellement tant les pratiques que la recherche en travail social. Il s’agit de la façon dont un travailleur social intervient auprès d’un public étranger, de sa rencontre avec l’altérité (3). L’on se situera dès lors sur le terrain de l’interculturalité. La notion de travail social – s’agit-il d’un concept occidental ? – sera interrogée pour ensuite poser les pratiques diatopiques et dialogales en tant que nécessités pour un travailleur social confronté à un bénéficiaire étranger.

Une brève conclusion ouvrira le champ de la réflexion à la question des Droits de l'homme (4). Sera questionnée la place acquise par les droits de l’Homme en tant que référent quasi-absolu de nos démocraties en général, du travail social en particulier.

Avant d’entamer cet itinéraire à travers le travail social, il convient préalablement d’approcher cette notion...

Définition du travail social

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Le travail social est une notion complexe, polymorphe et polysémique [4], au point que d’aucuns s’interrogent sur la possibilité, voire l’opportunité, d’y apporter une définition [5] ou refusent le terme pour lui substituer, par exemple, le travail du social [6]. En effet, le travail social recoupe une série d’acteurs, d’institutions, d’interventions relativement disparates [7]. La recherche scientifique, apparue dès les années 1970, et portant sur ce domaine, a d’ailleurs permis d’unifier un ensemble de pratiques hétérogènes et morcelées sous le terme générique de « travail social » [8]. Parmi cette recherche, l’on cite régulièrement le numéro spécial de la revue ESPRIT paru en avril/mai 1972 et portant pour titre Pourquoi le travail social ? Ce numéro se concluait par une proposition de définition : « le travail social, c’est le corps social en travail » [9]. Dans ce même numéro, Michel Foucault dressait un portrait bien sombre du travail social, lui assignant la « grande fonction qui n’a pas cessé de prendre des dimensions nouvelles depuis des siècles, qui est la fonction de surveillance-correction » [10].

Assimiler le travail social à un mécanisme de contrôle est sans aucun doute la critique la plus récurrente à laquelle doivent faire face les travailleurs sociaux. À celle-ci s’ajoute celle, d’inspiration bourdivine, qui consiste à qualifier le travail social d’instrument de reproduction [11] : reproduction des rapports sociaux, des logiques de domination, de l’idéologie au pouvoir. Au-delà de ces deux horizons scientifiques, force est de constater qu’aucun consensus n’existe s’agissant de définir les techniques et les référents théoriques du travail social [12]. Et pourtant, le Conseil Supérieur français du Travail social propose de définir le travail social à partir de ses propres objectifs. Ceux-ci consistent à « retisser des liens entre individus et groupes sociaux qui pour des raisons diverses se situent en dessous ou en dehors des normes de la collectivité de référence » [13]. La Fédération internationale des travailleurs sociaux est plus prolixe encore. Sur son site, elle définit la profession d’assistant social ou de travailleur social comme celle qui « cherche à promouvoir le changement social, la résolution de problèmes dans le contexte des relations humaines et la capacité et la libération des personnes afin d’améliorer le bien-être général » . Enfin, et de façon assez large, le travail social renvoie à « l’ensemble des interventions visant à assister, aider, accompagner et éduquer les populations considérées comme les plus vulnérables » [14]. Ce renvoi permet d’intégrer sous le terme « travail social » des activités aussi diverses que l’accueil d’un candidat réfugié, l’animation de rue dans un quartier, le suivi d’un locataire social ou encore la médiation entre un citoyen et son administration communale. Comment ces personnes et leurs pratiques peuvent-elles être appréhendées par l’anthropologie juridique ? La réponse à cette question sera approchée par l'examen successif de ce que l'on a qualifié de droit(s) du travail social et de travail social du droit.

Le(s) droit(s) du travail social

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L’anthropologie juridique est « la discipline qui, par l’analyse des discours (oraux ou écrits), pratiques et représentations, étudie les processus de juridicisation propres à chaque société, et s’attache à découvrir les logiques qui les commandent » [15]. Elle oblige à « une mise en question de la définition et de la méthode d’analyse de la matière juridique » [16]. Concernant la définition du droit, cette discipline a vertigineusement repoussé l’horizon de la juridicité. Ainsi, le droit est à la fois « lutte et consensus sur les résultats de la lutte dans les domaines qu’une société tient pour vitaux » [17]. Le champ juridique devient « un événement culturel, marqué par l’histoire et relatif aux sociétés qui en ont assuré la genèse » [18]. Appréhender cette conception du droit implique la mobilisation d’un puissant appareil conceptuel. Trois paradigmes de l’anthropologie du droit semblent particulièrement pertinent à cette fin : le pluralisme juridique (1), le Droit tripode (2), et enfin, le jeu des lois (3). Ces enseignements épistémologiques permettent de mieux comprendre le(s) droit(s) du travail social (4). L’on verra que cette grille de lecture s’avère particulièrement adéquate pour comprendre comment un travailleur social se soumet à plusieurs ordres normatifs, comment il participe lui-même à la construction de ces droits, et comment, enfin, ces droits s’intègrent au jeu social, à la production d’une société.

Le pluralisme juridique

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Jusqu’il y a peu, la théorie du droit reposait sur le monisme kelsénien pour lequel « droit » et « État » ne représentent qu’une seule et même chose [19]. L’État, selon cette doctrine traditionnelle, incarne l’idée même de droit [20].

De manière générale, les doctrines pluralistes interrogent ce mythe de l’unité du droit : elles tendent à relativiser le rôle étatique dans la production des normes [19]. Ces doctrines sont nombreuses et variables [21]. À des fins de simplification, ces doctrines peuvent être classées sous trois catégories. Tout d’abord, une première version du pluralisme vise « l’existence au sein d’une société déterminée de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques » [22]. Cette existence est justifiée par l’injustice ou l’inefficacité que provoque une application uniforme du droit. Ainsi, le pluralisme explique que des règles spécifiques soient prévues, par exemple, pour les mineurs, les commerçants ou les militaires. On l’aura compris, cette première théorie du pluralisme n’est qu’embryonnaire : en effet, l’État demeure le référent juridique et est seul compétent pour instituer ces droits différents qui s’appliquent à une situation identique.

Sous l’influence tant de la sociologie du droit que de l’anthropologie juridique, cette première acceptation du pluralisme sera rapidement dépassée. Il s’agit cette fois de reconnaître l’existence simultanée de deux ou plusieurs ordres juridiques distincts [23]. En effet, l’individu appartient simultanément à plusieurs réseaux, et à cette pluralité de réseaux correspond une pluralité de systèmes juridiques plus ou moins agencés entre eux [24]. Le pluralisme est alors défini comme « la situation, pour un individu, dans laquelle des mécanismes juridiques relevant d’ordonnancements différents sont susceptibles de s’appliquer à cette situation » [25]. L’une des questions cruciales qui traverse ce courant consiste en l’analyse des relations – juridiques – qui unissent ces différents ordres et principalement celles qui envisagent la coexistence d’un ordre non-étatique avec le droit étatique. Plusieurs expressions seront, à cette fin, utilisées : par exemple, le concept de niveaux juridiques de Pospisil, celui de champs semi-autonomes de Falk Moore ou encore celui de droit officiel et officieux de Chiba [26]. L’on peut également citer le juriste italien Santi Romano qui a élaboré une typologie de ces relations fondée sur la notion de relevance juridique [23]. Une fois de plus, force est de constater que ce pluralisme, s’il autorise certes à penser le droit en dehors de l’État, ne parvient pas totalement à s’en émanciper. En effet, c’est essentiellement par rapport au droit étatique que l’analyse des ordres non étatiques s’effectue.

Mais en réalité, le progrès décisif dans la construction d’un pluralisme autonome viendra de l’anthropologie juridique. Le point de départ de la réflexion s’effectue à partir de l’individu, qui, enserré au sein d’ordres juridiques différents, est qualifié de sujet de droitS [27]. En effet, au pluralisme de la réalité correspond un pluralisme de la personne inscrite dans celle-ci [28]. Il s’agit de tenir compte de « la pluralité des appartenances et de la diversité des modes de régulation » [29]. Le pluralisme, dans cette perspective, relève de l’existentiel, du mythe et non seulement de l’expertise scientifique [30]. Son étude impose de transcender le stade de l’explication – le logos – pour embrasser celui de l’univers, de la vision, du cœur et de l’âme – le mythos [31]. Le souci n’est plus tant de situer les ordres juridiques non étatiques par rapport au droit officiel, mais bien de construire une méthodologie et une discipline qui permettent le dialogue entre ces ordres différents. Cette méthode est dite diatopique et dialogale ; notions qui seront développées dans la deuxième partie de cet article. Toujours est-il que ce pluralisme pluraliste oblige à « retravailler la nature même du droit » [32]. Cette exigence a pris la forme d’un Droit tripode.

Le Droit tripode

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L’élaboration d’un Droit tripode repose sur les travaux séminaux de Michel Alliot sur les archétypes [17]. Ceux-ci traduisent le souci de rapporter la forme et le sens des institutions juridiques d’une société étudiée à l’univers par rapport auquel celle-ci se définit. Michel Alliot distingue ainsi trois archétypes, correspondant chacun à un modèle de société particulière. Ainsi, pour la société chrétienne ou musulmane, le droit est en quelque sorte extérieur à l’homme ; provenant de Dieu – pour les musulmans – ou de l’État déifié – pour les occidentaux – le droit est objectivé. En outre, il est unique : un seul Dieu, un seul droit [33]. L’archétype qui fonde ces sociétés est celui de la soumission à un ordre préétabli [34]. Pour les sociétés confucéennes, l’idée d’unité fait place à celle de dualité [33]. Ces sociétés combinent les contraires – yin et yang, sensible et rationnel, matière et esprit – sans les exclure [35]. La pensée de Confucius postule ainsi une identité entre l’humain et le cosmos, identité possible par l’exercice de rites qui, en principe, rendent toute contrainte superflue, à tout le moins marginale [36]. L’archétype est donc ici celui de l’identification. Enfin, dans les sociétés animistes, unité et dualité font place à la pluralité [37]. L’individu se situe par rapport à un groupe, les différents groupes s’étant peu à peu spécialisés pour être complémentaires entre eux [38]. C’est l’archétype de différenciation qui gouverne ce modèle de société. À ces trois archétypes correspondent des façons d’envisager le droit, le contrôle ou encore la sanction. Bien entendu, il s’agit de modèles théoriques, en aucun cas d’absolus régissant des situations concrètes [39] ; ce qui implique que des logiques héritées d’un archétype puissent être observables dans une société soumise à un autre archétype [40].

Sur cette théorie particulièrement féconde va se greffer l’idée d’un Droit tripode développée par Etienne Leroy. L’objectif est de faire reposer la société « sur ses pieds (…) sur ses véritables fondements régulateurs » [41]. Contre le mythe d’un droit monolithique [42], le multijuridisme s’impose comme paradigme de l’analyse [43]. En effet, selon Etienne Leroy, le Droit présente trois fondements : les normes générales et impersonnelles, les modèles coutumiers de conduites et de comportements, et les systèmes de dispositions durables appelés aussi habitus [44]. Il n'est guère pertinent de s'attarder, dans une perspective anthropologique, aux normes générales et impersonnelles posées par l’État et ses institutions (loi, règlements, jurisprudence).

La coutume et les modèles de conduites qu’elle institue sont, quant à eux, largement ignorés des études juridiques occidentales. Ils méritent, à ce titre, davantage de développements. La coutume peut être définie comme « l’ensemble des manières de faire et de conduire ses comportements en société » [45]. Sa juridicité vient de sa capacité à reproduire la société par la proposition de modèles de conduites et de comportements à suivre ou à rejeter [46]. Ces modèles, hérités du passé, visent à régler une situation présente de façon à garantir un futur à la société [47]. Si elle est principalement à l’œuvre dans les sociétés traditionnelles, son rôle ne peut être négligé, en ce compris en occident, et principalement dans des domaines inédits où le droit étatique ne répond qu’imparfaitement aux exigences d’adaptabilité et de célérité, par exemple en droit de l’environnement ou en droit des affaires internationales [48].

Enfin, la notion d’habitus, construite par Pierre Bourdieu, constitue le troisième fondement de ce Droit tripode. Sorte de « machine transformatrice qui fait que nous reproduisons les conditions sociales de notre propre production » [49], l’habitus façonne l’individu et détermine son comportement [50]. C’est une manière d’être – là où la coutume est une manière de faire – et de penser qui est produite par notre socialisation [51]. Au même titre que la coutume, en ce qu’il participe à la reproduction de la vie en société, l’habitus est juridique [52].

Ainsi, le Droit – plus exactement la juridicité – repose sur trois fondements : les normes générales et impersonnelles, les modèles coutumiers de conduites et de comportements, les systèmes de dispositions durables hérités de notre habitus. L’importance de ces fondements est variable selon le type de société étudiée : par exemple, dans nos sociétés occidentales, les normes générales et impersonnelles sont considérées comme le premier fondement du droit et souvent présentées à tort comme le seul. Viennent ensuite les modèles de conduites et de comportements, puis enfin les systèmes de dispositions durables. Une société confucéenne inverse l’ordre : en premier lieu, les systèmes de dispositions durables, ensuite les modèles de conduites, et enfin les normes générales et impersonnelles [53]. Ainsi, et bien au-delà des discours juridiques officiels, cette présentation tripode du Droit élargit considérablement la façon d’appréhender la juridicité d’une société. Cependant, l’on pourrait reprocher à ce modèle d’être statique, autrement dit de ne pas traduire les multiples interactions qui se nouent entre une société et ses membres d’une part, et le Droit d’autre part. Le jeu des lois répond à cette critique et, en inscrivant le Droit dans le jeu social, autorise une analyse dynamique de la juridicité.

Le jeu des lois

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Le jeu des lois fonde un modèle qui cherche à comprendre la contribution du Droit au « grand jeu qu’est la vie en société » [54]. Il est, à nouveau l’œuvre d’Etienne Leroy. Il s’agit d’un parcours composé de dix cases – auxquelles certains rajoutent une onzième (mais première) portant sur nos conceptions métaphysiques [55] – calqué sur le jeu de l’oie. Ces cases peuvent être succinctement résumées comme suit.

La première case est relative aux acteurs, et plus particulièrement à leurs statuts, fonctions et positions [56]. Il y est question de mettre à nu le statut juridique des acteurs mais également leurs statuts sociaux, auxquels sont attachés des fonctions et des positionnements particuliers. Il est décisif d’avoir conscience de l’appartenance multiple des acteurs : en effet, chaque individu relève de plusieurs mondes et donc combine plusieurs statuts [57]. Cette case permet ainsi de dénouer l’écheveau de notre pluralité sociale : l’individu est nécessairement inscrit dans plusieurs collectifs et ne se réduit pas à un être abstrait [58].

La deuxième case porte sur les ressources de ces acteurs, qu’elles soient matérielles, humaines ou mentales [59]. Les ressources matérielles des acteurs impliquent que l’on se penche sur le système économique en vigueur dans la société étudiée – en occident, le capitalisme et l’économie de marché [60]. Les ressources humaines reposent sur les solidarités inter-individuelles ou collectives tandis que les ressources mentales renvoient aux savoirs et aux connaissances [61].

La troisième case introduit la dynamique du modèle : il s’agit des conduites, autrement dit des tactiques réactives ou des stratégies davantage volontaristes [62]. Celles-ci sont fonction des positions des acteurs dans leurs mondes respectifs, ainsi que des tensions présidant aux partages des ressources [63]. Ces stratégies et tactiques vont présider à une négociation, qu’elle soit explicite ou implicite [64].

La quatrième case concerne des logiques définies comme des « rationalisations de l’action » [65]. L’on s’attarde principalement aux logiques institutionnelles – comment ? – et à fonctionnelles – pourquoi ? – [66].

La cinquième case contextualise le jeu social : il s’agit des échelles spatio-temporelles [67]. Au niveau spatial, l’on peut ainsi se situer, dans un premier temps, à un niveau local, régional, international voire global [68] pour ensuite affiner l’analyse.

La case six approfondit la dimension temporelle du jeu en mettant en évidence la notion de processus [69]. En effet, les « processus sont à l’analyse historique ce que sont les échelles aux analyses géographiques » [70]. L’on distingue quatre types de processus [71] : le microprocessus – l’événement marque les esprits durant quelques mois –, le mésoprocessus – ce processus a pour terme la génération –, le macroprocessus – la durée est ici plus longue, l’on envisage l’origine même du processus considéré –, et enfin le mégaprocessus – l’on explore nos racines et la périodisation de cette recherche est de l’ordre du millénaire. La prise en compte de ces processus est cruciale dans l’analyse de la juridicité. Ainsi, si les normes générales et impersonnelles peuvent être modifiées relativement rapidement, les coutumes, et plus encore l’habitus, évoluent avec nettement moins de célérité [72].

La septième case est relative aux fora, aux arènes, bref aux lieux de confrontations et de décisions [73]. Ces lieux sont chargés symboliquement – songeons à un Parlement – mais peuvent aussi être dénués de toute matérialité – ainsi Internet [74]. Le joueur doit apprendre à déchiffrer ces lieux, à les identifier en fonction des questions qui s’y posent. À défaut, son analyse risque d’être décalée, désorientée.

La case huit est consacrée aux ordonnancements sociaux, autrement dit aux mises en ordre de la société selon un plan préétabli [75]. Or, la notion d’ordre est quasi-consubstantielle à celle de droit tel qu’il est construit dans nos sociétés occidentales. Pour rappel, celle-ci vit sous l’archétype de la soumission ; dès lors, son ordonnancement est dit imposé. On l’aura compris : à l’archétype d’identification s’attache un ordonnancement accepté, à celui de la différenciation, un ordonnancement négocié [76]. Mais ces aménagements peuvent être contestés : l’on parle alors d’ordonnancement contesté [77]. Toute société étant complexe, ces ordonnancements sont présents simultanément : mieux, ils s’entrecroisent tant dans nos représentations qu’au sein de nos pratiques [78].

La case neuf porte sur les enjeux juridiques, sur ce qui, à un moment donné, dans une société donnée, devient du Droit [79]. Or, le Droit se caractérise par sa capacité à reproduire une société. Dès lors, le Droit n’est jamais étranger aux registres de la reproduction que toute société tient pour vitaux : la reproduction biologique, la reproduction écologique et enfin, la reproduction idéologique [80]. Nécessairement, le Droit – le résultat d’une lutte dans un domaine qu’une société tient pour vital – touche à l’un de ces registres lorsqu’il opère la translation d’un fait social en fait juridique.

Enfin demeure la dixième case, celle de l’aboutissement – toujours provisoire – de la recherche : la case des règles du jeu. À l’issue du parcours, cette case nous enseigne comment le Droit, en tant que produit du social, contribue à en régler le jeu complexe et à produire de la socialité [81].

À l’instar du jeu de l’oie, le cheminement à travers ces cases est tout sauf linéaire [82]. Le joueur, en fonction des aléas de sa recherche, devra opérer de fréquents aller-retours entre les dix cases qui constituent ce jeu. Ainsi, à titre d’exemple, lorsque le joueur change d’échelle spatiale ou temporelle, il doit revenir à la case une et envisager comment les statuts des différents acteurs sont modifiés sur cette nouvelle échelle. Cette absence de linéarité justifie le dynamisme de ce modèle, son nécessaire mouvement vers une compréhension toujours plus fine des mécanismes juridiques à l’œuvre dans le jeu de la vie en société.

Le(s) droit(s) du travail social : pluralistes, tripodes et parties du jeu social

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Cette partie – au sens ludique ! – développera l'objectif de cet article : démontrer que les paradigmes de l’anthropologie du droit permettent d’approfondir notre compréhension des rapports qu’entretiennent le travail social et le Droit. Et donc, ces relations s’inscrivent dans le pluralisme juridique, fécondent un Droit tripode et obligent, pour être parfaitement comprises, à une analyse dynamique de leur contribution au jeu social.

Il ne semble guère pertinent de s'étendre sur la première version du pluralisme – mais en était-ce vraiment un ? – que j’ai exposée. Le travail social est l’illustration même de l’existence de règles différentes s’appliquant à des personnes pourtant juridiquement identiques. Sa mission est précisément de participer à l’effectivité de telles règles qu’elles aient été instituées en faveur des mineurs, des handicapés ou des démunis. L’objectif est bien de contrer l’injustice sociale que provoquerait une application uniforme de la loi. Ainsi, « faire connaître leurs droits aux défavorisés (…) fut l’une des fonctions premières du travail social (…). Beaucoup de travailleurs sociaux ont pour métier de débrouiller l’écheveau des règlements multiples et d’éviter que la loi ne soit toujours retournée contre les faibles » [83].

Nettement plus intéressante est la conception du pluralisme en tant qu’appartenance simultanée à plusieurs ordres juridiques différents. Un simple exemple permettra de comprendre dans quelle mesure un travailleur social peut appartenir à plusieurs systèmes juridiques distincts. Prenons un travailleur social, psychologue de formation, qui travaille dans un service de remédiation scolaire auprès d’une école catholique en Communauté française de Belgique. Ce travailleur est tout d’abord soumis aux dispositions du droit fédéral relatives à la protection de la jeunesse – la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse. Ensuite, son activité est régie par le décret communautaire du 4 mars 1991 relatif à l’aide à la jeunesse, ainsi qu’à ses multiples arrêtés d’exécution. Elle s’inscrit par ailleurs dans le cadre du droit scolaire applicable aux écoles dites libres, fixé par le pouvoir organisateur. Elle est encore précisée par son contrat de travail dont le contenu est prévu par la convention collective applicable au secteur non marchand. Elle se doit, en outre, de respecter tant les dispositions du Code de déontologie spécifique à l’aide à la jeunesse en Communauté française – qui institue une Commission de déontologie – que celles prévues par l’éthique des psychologues fixée par l’ordre de cette profession. Remarquons que la profusion des déontologies constitue d’ailleurs un terrain privilégié des études pluralistes : dans la lignée des travaux de Santi Romano, certains ont ainsi pu mettre en évidence les conditions de sa relevance avec le droit étatique [84] Bref, ce travailleur appartient à plusieurs réseaux, chacun régi par un droit différent auquel il est simultanément tenu. Mais ce n’est pas tout : dans le cadre de son activité, le travailleur social est amené à rencontrer encore d’autres phénomènes juridiques, parfois éloignés de son droit de référence. En effet, le public auquel il s’adresse peut développer un droit particulier – songeons aux coutumes ou aux habitus qui cimentent un groupe intégré de locataires sociaux, d’habitants d’un quartier, d’usagers de services communautaires. Il doit dès lors pénétrer ces différents droits afin de pleinement comprendre le mythos du public auquel il s’adresse. Cette exigence est d’autant plus cruciale que ce public est d’origine étrangère et charrie un droit exporté, souvent éloigné du droit de la société d’accueil. S’imposent une démarche diatopique, une discipline dialogale, notions qui seront explicitées dans la partie suivante de cet article. Bref, les droits du travail social sont nécessairement pluriels, et la prise en compte de chacun de ceux-ci est une nécessité épistémologique majeure.

L’on aurait tort de n’envisager que le droit émanant des normes générales et impersonnelles. D’une part, on l’a vu, le public auprès duquel intervient le travailleur social est généralement à la source de mécanismes juridiques reposant sur la coutume ou l’habitus. D’autre part, les travailleurs sociaux construisent, parfois inconsciemment, un droit distinct des normes posées par l’État. Cette hypothèse se fonde notamment sur la notion de déontologie, notion centrale à tout travail social. Etymologiquement, la déontologie vise la science ou la théorie des devoirs ; par glissement métonymique, ce terme renvoie aujourd’hui aux devoirs en tant que tels davantage qu’à la méthodologie permettant de les identifier [85] La déontologie est souvent présentée à la frontière du droit et de la morale [86] ; cependant, pourdiverses raisons formelles, institutionnelles ou psychologiques, elle peut et doit s’entendre tel du droit [87]. Précisément, la figure du Droit tripode constitue une puissante grille de lecture du phénomène déontologique. Tout d’abord, lorsqu’elle est codifiée, la déontologie recouvre la figure juridique du code, catalogue de normes générales et impersonnelles [88]. Tel est le cas du code de déontologie des travailleurs sociaux, œuvre privée d’une association belge et francophone représentative du secteur du travail social (l’Union francophone des assistants sociaux). Tel est également le cas du Code de déontologie du secteur de l’aide à la jeunesse de la Communauté française institué par l’arrêté ministériel du 15 mai 1997. Mais la codification, rigide et abstraite, présente des limites et témoigne sans doute d’un déficit de pensée personnelle [89]. Confronté à celles-ci, le travailleur social recherche une déontologie plus mouvante, moins figée dans son libellé. La déontologie peut alors recouvrir la forme d’un « investissement qui vise prioritairement à conforter les équipes professionnelles et le moyen pour y parvenir nécessite un aménagement des processus de discussion et de décision » [90]. Ainsi, dans le champ du travail social, des travaux visent à identifier les critères permettant de mesurer en quoi une solution est juste ou injuste, autrement dit à mettre au point un outil méthodologique à même de guider une réflexion éthique [91]. Le code n’est donc pas l’unique issue déontologique ; tant la jurisprudence (Cass., arrêt du 30 novembre 2001) que la doctrine [92] admettent d’ailleurs que la déontologie puisse se passer de toute formalisation écrite. La déontologie, en tant que savoir faire, peut alors reposer sur des modèles de conduites et de comportements, bref sur une coutume. Plus inconsciemment, la déontologie, produit de la formation et de la socialisation des travailleurs sociaux, renvoie à la notion d’habitus, de savoir être. Il est peu contestable que les travailleurs sociaux obéissent à des systèmes de dispositions durables, hérités de leurs positionnements et de leurs fonctions sociales. Le secret professionnel [93] est un bon exemple de multijuridicité. En effet, sa violation est sanctionnée par une norme générale et impersonnelle, l’article 458 du Code pénal. Ce secret est, en outre, systématiquement rappelé dans les codes de déontologie généraux ou sectoriels. Mais son application se cristallise autour de coutumes : la pratique a ainsi mis en évidence la notion de secret partagé, exception extra-légale permettant de communiquer des informations en principe marquées par le sceau de la confidentialité. Enfin, ce secret, en ce qu’il constitue un point central dans la formation des travailleurs sociaux, va s’intégrer au savoir être de ces derniers : il constitue un des systèmes de dispositions durables hérités de la socialisation du travailleur.

La construction d’un Droit tripode ou, plus précisément, l'encadrement juridique du travail social peut remarquablement se prêter à une analyse dynamique à l’aide du modèle du jeu des lois. Il serait fastidieux et bien trop long de détailler ici les dix cases que présente ce jeu. À titre exploratoire, trois seront développées : les acteurs (case une), les processus temporels (case six), et enfin les enjeux (case neuf). Le lecteur devine cependant l’importance des autres cases du parcours : ainsi les ressources des acteurs – la représentation syndicale du secteur social et son trésor de guerre, l’expertise développée par les travailleurs sociaux en matière d’effectivité de la protection sociale… – ; les conduites – les stratégies développées, par exemple, dans le cadre d’une négociation portant sur la réforme du statut des travailleurs sociaux – ; les logiques – un travailleur social devra toujours se situer autant vis-à-vis de logiques propres à l’institution qui l’emploie que de logiques relatives à ses fonctions spécifiques et s’intégrant dans un travail collectif – ; les échelles – le travail social a connu une phase de territorialisation qui a profondément modifié ses référents et ses missions [94] – ; les lieux de luttes et de décisions – le Parlement, les Unions professionnelles, les coordinations de services, les réunions d’équipe…– ; ou enfin les ordonnancement sociaux – le travailleur social peut subir un ordonnancement imposé par une réforme de la sécurité sociale, négocier ou accepter celle-ci, voire contester l’issue de l’accord politique… Mais développons les trois cases privilégiées par notre analyse.

Les acteurs sont multiples : les travailleurs sociaux mais aussi la représentation du public auprès duquel il intervient. On l'a dit, les travailleurs sociaux constituent un corps disparate, où de multiples professions interagissent [95]. Leur statut juridique est donc variable : fonctionnaire, salarié, employé, mais aussi éducateur, assistant social, thérapeute, conseiller, médiateur. Le jeu des lois permet de se repérer dans le labyrinthe des appartenances plurielles. Depuis plusieurs années, leurs positions sociales semblent faire l'objet d’une disqualification [96]. Le travailleur social, pour de multiples raisons, est dévalorisé dans son être et dans son agir. Outils de contrôle pour les uns, machines reproductrices pour les autres ; inefficaces et dispendieux selon plusieurs observateurs. Dans certains secteurs sensibles et fortement idéologisés comme l’accueil des demandeurs d’asile, le travailleur social est parfois en position de rupture avec sa hiérarchie dont les logiques lui semblent étrangères [97]. Qui plus est, les bénéficiaires du travail social occupent également des positions mouvantes. La vulnérabilité de cette population s’explique soit par une incapacité individuelle ou une déficience personnelle, soit par les carences de l’organisation sociale [98]. En tout cas, elle augmente et, dans les pratiques, se diversifie [99]. Pourtant, les spécificités de ce public vulnérable tendent aujourd’hui à être unifiées dans des catégories génériques indifférenciées comme « les pauvres », « les jeunes » ou « les exclus » [100]. De ce décalage entre une pratique de terrain et un discours politique naissent immanquablement des incompréhensions réciproques lorsqu’un travailleur social et un mandataire politique tente de négocier les lignes directrices d’une politique d’action sociale.

Les mutations de ces positionnements et de ces représentations sont inévitablement liées aux processus temporels à l’œuvre. Le niveau macro nous plonge aux origines du travail social : son institutionnalisation dans le sillage de l’industrialisation sous la figure des visiteuses et sa participation à la satisfaction des intérêts bourgeois [101], sa croissance, ensuite, suivant le développement d’un régime de protection sociale [102]. Mais le véritable tournant se situe à l’échelon méso : les années 1970. D’une part celles-ci confirment le passage du vocationnel au professionnel [103], mais d’autre part, et surtout, elles marquent le début d’une crise économique persistante et l’apparition du chômage de masse.

Ces éléments vont profondément brouiller les repères du travail social et redéfinir ses missions [104]. Depuis lors, le travail social semble en crise permanente [105]. En effet, il n’échappe pas à la critique libérale : il coûte trop cher et symbolise l’interventionnisme étatique qu’il s’agit de pourfendre [106]. Son rôle vise désormais à insérer ou activer ceux qu’il convient désormais de qualifier de normaux inutiles ou de surnuméraires [107]. L'organisation du travail social continue d’évoluer encore aujourd’hui : sous l’influence de référents économiques ou hérités du management [108], les pratiques sont soumises à évaluation et constante mutation. Ces tensions au niveau méso se cristallisent régulièrement dans des évènements micro qui agitent pour un temps le landernau du travail social et relancent les débats idéologiques. Dans l’actualité belge récente, on retiendra l’arrestation et le procès de deux assistants sociaux travaillant auprès d'immigrés illégaux, ou la suspension d’un éducateur qui n’a pas voulu poursuivre un jeune s’échappant d’un centre fermé pour mineurs délinquants. Comprendre comment se noue le jeu des lois du travail social implique ainsi d’avoir l’exacte mesure des processus temporels qui modifient ce champ particulier. Ces processus éclairent d’un jour nouveau les enjeux qu’illustrent les luttes pour le Droit. Ces enjeux concernent, pour une partie du public en tout cas, l’impératif de reproduction biologique. Est cependant privilégié le champ de la reproduction idéologique dans la mesure où les luttes pour le droit dans le champ du travail social relèvent avant tout des combats idéologiques, davantage que des enjeux écologiques ou reproductifs.

Une fois de plus, la construction d’une déontologie servira de guide à l’analyse. En effet, le développement d’une morale professionnelle naît avec le hiatus existant entre d’une part, les objectifs que la classe dominante assigne au travail social et, d’autre part, les missions, en termes d’émancipation et de progrès, que poursuit le travailleur en contact avec son public [109]. La déontologie vise ainsi à baliser l’action du travailleur écartelé entre des objectifs contradictoires [110]. Elle va aussi tenter de résorber l’asymétrie caractérisant la relation entre le travailleur – détenteur d’un savoir – et l’usager – dépendant de l’application de ce savoir [111]. De façon plus générale, certains groupes professionnels développent un corporatisme qui explique qu’ils préfèrent une autonomie normative et disciplinaire, prévenant ainsi l’intervention possible d’un législateur étatique [112]. La déontologie peut aussi, plus directement, constituer un outil de contestation de réformes imposées à un secteur en particulier. En Belgique, des assistants sociaux de Centres publics d’aide sociale ou des médiateurs sociaux ont adopté des codes particuliers de déontologie afin de compenser l’effet de réformes – respectivement, celle du revenu minimum d’insertion et l’englobement de services sociaux dans le cadre de contrats locaux de sécurité – dont la mise en œuvre menace l’intégrité et les finalités originelles du travail social [113]. La déontologie, en tant qu’ « univers symbolique de références et de valeurs » [114] participe puissamment à la cohésion d’un groupe fragilisé. Mais il se peut aussi que le pouvoir politique prétende réglementer une profession particulière. Dans ce cas, il imposera sinon les prescrits en tant que tels, du moins leur adoption sous son contrôle plus ou moins autoritaire. Tel fut le cas en matière d’aide à la jeunesse en Communauté française de Belgique où le code précédemment cité fut institué par un arrêté ministériel [115]. Enfin, la déontologie modifie la perception que se fait l’opinion publique d’une profession et en garantit la légitimité : elle vise ainsi à en donner la meilleure image possible [116]. Cette fonction est décisive a fortiori quand le secteur en question fait l’objet de critiques répétées. On a vu que tel était le cas du travail social. La conjugaison de ces enjeux explique la profusion de réflexions éthiques auxquelles l’on assiste depuis plusieurs années. Pas un seul secteur professionnel n’échappe au débat déontologique [117]. Certains commentateurs circonspects évoquent ainsi la valse des éthiques [118] quand d’autres parlent de cosmétique [119]. Force est en tout cas de constater que notre société pluraliste renouvelle la démarche éthique [120]. La complexité de notre organisation politique, où les mécanismes décisionnels se font toujours plus lointains et impalpables – l’Union européenne, l’Organisation mondiale du commerce… – appelle à la construction de règles à notre mesure, de droits renouvelés et pragmatiques [121]. Ainsi, « n’est-ce pas cet épuisement de la maîtrise démocratique de l’évolution du monde qui explique au moins partiellement l’inflation déontologique contemporaine ? » [122]. Bref, on l’aura compris : les enjeux pour le Droit du travail social sont multiples et complexes. Leur compréhension dépend de notre capacité à nous mouvoir sur le plateau du jeu des lois.

Si l’anthropologie juridique peut ainsi nous aider à mieux comprendre les droits du travail social, cette discipline offre des ressources aussi insoupçonnées qu’essentielles au travail social du droit.

Le travail social du droit

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L’introduction de cet article fut l'occasion de préciser dans quelle mesure le travail social se définissait par rapport au droit qu’il vise à appliquer à un cas particulier [123]. La nature du travail social consiste à faire accepter les normes collectives, éventuellement adaptées, au bénéficiaire de l’aide ; à ce titre, le travail social participe à la production de la société [124]. Ce métier délicat se double d’une difficulté supplémentaire lorsque les usagers de services sociaux sont d’origine étrangère. Sans doute, dans ce secteur politiquement sensible et marqué par des politiques gestionnaires, sinon sécuritaires, le travailleur est particulièrement confronté aux contradictions de sa mission juridique : assurer le respect de droits dits fondamentaux, mais participer simultanément au respect des dispositions restreignant l’accès au territoire et au séjour [125]. Or le travail social est une notion typiquement occidentale (1) ce qui amplifie les difficultés d'une intervention sociale auprès dans un contexte interculturel (2). Face à ces difficultés, des solutions existent : pour être pleinement efficaces et potentiellement riches en enseignements sur nous-mêmes, ces solutions doivent intégrer une discipline diatopique et dialogale héritée de l’anthropologie juridique (3).

Le travail social est-il une notion occidentale ?

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Raymundo Panikkar a brillamment démontré que la notion de droits de l’Homme n’était pas un concept universel [126]. Ce qui importe ici n'est pas tant la démonstration opérée par Panikkar mais le choix posé par cet auteur.

En effet, plutôt que d’artificiellement chercher si les fondements des droits de l’Homme ont pu revêtir une dimension universelle, l’auteur tente de mettre en évidence ce qu’il appelle des équivalents homéomorphiques. Cette expression vise une démarche qui dépasse le raisonnement en termes de comparaison pour lui substituer une analogie fonctionnelle existentielle [127]. Loin de prétendre traduire le concept éminemment situé de droits de l’Homme dans d’autres cultures, la méthode vise à mettre en évidence ce qui, dans ces autres cultures, correspond aux objectifs poursuivis par les droits de l’Homme, en l’espèce, le respect de la dignité humaine.

Il semble qu’une telle méthode devrait s’appliquer aux recherches sur le travail social. J’ai pu démontrer, dans l’analyse des différents processus du jeu des lois, que le travail social tel qu’il est envisagé en occident est un produit d’une histoire particulière. Or, la tentation peut être grande de voir dans le travail social « un processus immanent qui suit la courbe naturelle du progrès et non un construit social toujours problématique » [128]. La démarche anthropologique impose de creuser les soubassements de la nécessité, à un moment donné, dans une société donnée, d’instituer un travail social [129]. Cette recherche aboutit à un constat : le travail social constitue un processus original relativement spécifique à nos sociétés occidentales [130]. Or, il semble que l’une des principales difficultés du travail social en milieu interculturel consiste dans le fait qu’un bénéficiaire originaire d’une société non occidentale ignore tout des logiques présidant au travail social occidental. Cette méconnaissance induit des réticences, voire des résistances, et implique une série de représentations du travailleur social dans le chef du bénéficiaire [131]. Il paraît dès lors nécessaire d’identifier les équivalents homéomorphiques propres à la société d’origine, autrement dit ce qui, dans cette société, peut approcher les fonctions que le travail social remplit en occident. Cela impose, sans doute, un fort approfondissement de l’enseignement de l’anthropologie dans la formation des travailleurs sociaux, mais surtout une pédagogie de tout instant dans le chef du travailleur qui doit expliquer ce pourquoi il est là, ce vers quoi il tend. Cette pédagogie constitue la première étape d’une stratégie visant à éviter les pièges de la rencontre avec l’altérité. Or, ceux-ci sont nombreux…

Les pièges de la rencontre avec l’autre

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L’anthropologie a pu mettre en évidence comment la culture, loin d’être un fait établi a priori, est en réalité la production et la reproduction d’actions humaines dans des situations socialement déterminées [132]. Nécessairement dynamique, en constante transformation, la culture est le lieu de conflits [133]. Ces conflits s’exacerbent lorsque deux cultures se rencontrent. Ainsi, il apparaît que l’immigration a déstabilisé le travail social [134], comme si ses logiques et sa cohérence ne pouvaient résister à la rencontre avec l’autre. Désarçonné, le travailleur social a la fâcheuse tendance à enfermer l’immigré dans la représentation qu’il se fait de la culture étrangère : l’autre n’est plus que défini par rapport à celle-ci, toute difficulté d’intégration étant ramenée in fine à cette « distance culturelle » qui sépare le travailleur de son public [135]. Or cette « distance culturelle » est loin de recouvrir des réalités objectives ; la plupart du temps, elle repose sur des choix subjectifs, des préjugés [136]. À cette fallacieuse « distance culturelle » sans doute faut-il préférer la plus féconde « diversité culturelle » ; celle-ci étant de toute façon irréductible [137]. En effet, l’interculturalité, à savoir le contact entre cultures différentes, est aujourd’hui une nécessité sociale [138]. Il semble cependant que dans le domaine du travail social, celle-ci génère davantage de pièges que de ressources.

Ainsi, et parmi de nombreux autres exemples, une étude a démontré comment les caractéristiques éthnico-raciales d’un individu conditionnaient la prise en charge du problème exposé par ce dernier [139]. Les résultats sont sévères et ne sont pas loin d’attester une xénophobie latente dans le chef de travailleurs sociaux. Certains ont pu imaginer que le problème puisse être résolu par la prise en charge intra-ethnique, bref par le recrutement et l’affectation de travailleurs sociaux originaires d’une ethnie particulière à la prise en charge de bénéficiaires de cette même ethnie. La recherche a démontré qu’il s’agissait là d’un leurre : les résultats d’une telle prise en charge sont en effet plus que mitigés [140]. Il ne faut guère s’en étonner. En effet, ce type d’expérience repose sur une conception statique de la culture – un congolais naît et demeure congolais quels que soient ses études, son éducation, ses fonctions ou ses statuts – ; or, la culture est un processus dynamique, en mutation permanente. Loin de ces bricolages douteux, l’interculturalité impose de repenser fondamentalement notre rapport à l’altérité. Elle nous oblige à ouvrir notre droit aux constructions des populations étrangères afin d’atteindre une solution qui pourra être à la fois comprise et considérée comme juste tant par l’immigré que par la société qui l’accueille [141].

Un tel défi impose au travailleur social le développement d’une pédagogie du vivre ensemble [142]. La démarche préalable consiste en un devoir d’altérité, autrement dit à tenter de voir l’autre tel qu’il est, tel aussi qu’il veut se montrer et non tel que nous nous le représentons à travers nos stéréotypes ou nos phantasmes [143]. Ensuite, le travailleur social doit suivre une méthodologie rigoureuse à même de maximaliser les chances d’une médiation interculturelle réussie [144]. Son rôle est en effet de relier des hommes entre eux, de jeter des ponts entre les différents univers : le travailleur social est un passeur, il réunit par l’accomplissement de rites d’accueil, d’hospitalité, de rencontres… [145]. Cette mission semble assez proche des exigences de l’anthropologie juridique en ce qu’elle postule une méthode diatopique et dialogale nécessaire à la compréhension réciproque de deux personnes, de deux cultures, et donc de deux droits.

La discipline diatopique et dialogale comme exigences

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L’[146] diatopique et dialogale vise à éviter le piège permanent de l’englobement du contraire. L’englobement du contraire, témoin d’un ethnocentrisme insidieux car implicite, consiste à envisager une situation qui nous est inconnue par rapport à nos propres référents, nos propres repères que nous posons comme universels [147]. Ainsi, notre perception du droit étranger sera organisée autour de notre représentation du droit : l’on qualifiera, en opposition avec notre droit étatique, formel et rationnel, un droit étranger de « populaire », d’« informel », d’« irrationnel », … [148]. Le travailleur social n’échappe pas à cette aporie de la rencontre interculturelle. Ainsi, confronté à une pratique inconnue en son pays, il l’analysera selon une grille de lecture topiquement occidentale. À titre d’exemple, une tradition polygame ne pourra être évaluée qu’en comparaison avec l’idée de mariage exclusivement monogame. Le dialogue diatopique et dialogal nous permet d’éviter cet écueil fondé sur l’idée qu’il pourrait exister des universaux culturels [149]. Il constitue un complément mais également un garde fou à la démarche dialectique [150]. Tout en ne niant pas l’intérêt d’une réflexion rationnelle, ce dialogue fonctionne comme contre pouvoir à ce que d’aucuns qualifient de totalitarisme de la Raison [151]. Cette Raison que nous croyons, depuis Descartes, universellement partagée n’est en réalité qu’un construit occidental. Or, toute approche interculturelle implique l’abandon de ce que nous croyons pourtant naturel.

Dans l’article précité sur les droits de l’homme, Raymundo Panikkar développe ce qu’il appelle une herméneutique diatopique [152]. Cette nouvelle compréhension de l’autre vise à prendre en considération la distance spatiale – topique – qui existe nécessairement entre nous et l’autre [153]. Autrement dit, l’objectif est de « comprendre les constructions d’une culture à partir du topos d’une autre culture » [154]. L’aboutissement d’une telle démarche consiste en la construction d’un horizon commun d’intelligibilité [155]. C’est un processus de déconstruction / reconstruction de nos propres représentations. C’est également un voyage qui replace le discours – le logos – dans sa matrice culturelle originelle [156].

Cette première étape vers un interculturalisme qui ne soit pas seulement un slogan s’accompagne d’une seconde, dite dialogale. Après avoir accédé au topos de l’autre, place désormais au mythos, aux mythes donc qui « sous-tendent et nourrissent les systèmes juridiques des différentes cultures » [157]. Reconnaître de tels mythes, de tels « présupposés implicites (…) auxquels nous croyons tellement que nous ne croyons pas que nous y croyons » [158] est l’objectif du dialogue dialogal. De nouveau aveuglés par la Raison, scellés dans le béton du logos, nous développons la fâcheuse tendance à appréhender le droit comme un concept au mieux historique, au pire quantifiable et objectifiable [159]. Or, nous l’avons vu notamment à travers l’étude des archétypes de Michel Alliot, le Droit est beaucoup plus que tout cela. En tant qu’élément de reproduction d’une société, il s’inscrit dans celle-ci et dans la définition cosmogénique sur laquelle elle se fonde et qui imprègne les individus qui en font partie. C’est cette compréhension mythique de l’individu que postule le dialogue dialogal. Il ne s’agit plus seulement de débattre d’un objet, mais de débattre entre sujets : ce qui importe, c’est davantage les personnes qui portent une opinion que l’opinion en tant que telle [150]. Se faisant, on pénètre l’« intentionnalité ultime enracinée dans le mythos » de tout système juridique [159].

Diatopisme et dialogie semblent nécessaires au travailleur social. Implicitement d’ailleurs, ces deux exigences posées par la rencontre avec l’altérité apparaissent sous-jacentes aux réflexions qui animent aujourd’hui la recherche sur le travail social dans une perspective interculturelle. L’objectif est de connaître l’autre tel qu’il est et non tel qu’on se le représente ou tel qu’on voudrait qu’il soit. Et ce n’est pas autre chose que l’on espère du travail social du droit : appréhender au mieux la complexité du public, identifier la règle la plus adéquate, expliquer et confronter cette règle à la personne qui fera l’objet de son application. Ceci étant, l’on aurait tort de ne penser le dialogue diatopique et dialogal que comme instrument de la seule connaissance de l’autre ; à l’inverse, son ultima ratio est aussi et surtout de se connaître soi [160].

Conclusion : et les droits de l’Homme dans tout cela ?

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Travail social et droits de l'homme semblent indissociables. Ainsi, n’est-ce pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 qui affirme dans son article 21 que « les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler » ([161] ? Ce qui était vrai au XVIIIe siècle le demeure, et plus que jamais, au XXIe siècle. Ainsi, la définition du travail social proposée par la Fédération internationale des travailleurs sociaux, définition reprise dans l’introduction du présent travail, se poursuit : « Les principes des droits de l’homme et de la justice sociale sont fondamentaux pour la profession ». Comment être plus clair ?

Cette association, parfois mystificatrice [162], ne va pas sans poser problème.

Tout d’abord, le concept de droits de l'homme est typiquement, et plus fondamentalement topiquement, un concept occidental [126]. De tels droits trouvent en effet leur fondement théologique dans la religion chrétienne [163] et philosophique dans le principe kantien d’autonomie individuelle [164]. Dès lors que, nous l’avons vu, le travail social constitue lui aussi une institution occidentale, le fait de l’associer – mieux le subordonner – à une autre notion occidentale tels que les droits de l’Homme double le danger d’une incompréhension réciproque entre un travailleur social et un bénéficiaire étranger.

Ensuite, et plus généralement, l’individualisme philosophique et historique des droits de l’Homme génère aujourd’hui une critique persistante notamment illustrée par les travaux de Marcel Gauchet. En effet, à force de privilégier l’autonomie individuelle, le péril est grand d’omettre l’autonomie sociale [165]. Les droits de l’Homme marquent une séparation entre l’individu et la société qui devient dès lors une menace à l’autonomie individuelle [166]. L’on persiste ainsi à penser l’individu contre la société, ou plus exactement à vivre dans « l’illusion qu’on peut faire fond sur l’individu et partir de l’individu, de ses exigences et de ses droits pour remonter à la société » [165]. Ainsi, l’aporie individualiste des droits de l’Homme devrait empêcher ces derniers de constituer à part entière une politique dans la mesure où ils ne présentent aucune emprise globale sur la société dans laquelle ils s’insèrent. Autrement dit, les droits de l’Homme « ne disent rien des raisons qui font que les choses sont ce qu’elles sont, pas plus qu’ils ne délivrent d’idées sur les moyens de les changer » [167]. Ne subsiste qu’une éthique élémentaire, compassionnelle et donc forcément consensuelle [168]. La pensée et la maîtrise de l’être ensemble sont occultées par le souci, sans cesse croissant, d’offrir aux individus atomisés des prérogatives toujours plus précises.

Il y a ainsi une contradiction dans la définition des missions du travail social : d’une part, celui-ci se propose de retisser du lien social, mais d’autre part, son référent idéologique contribue à annihiler celui-ci par la sacralisation de l’individu.

Or, peut-être l’anthropologie du droit peut nous aider à transcender ce paradoxe. Elle nous fait prendre conscience du fait que les droits de l’Homme, ni naturels, ni universels, ne sont pas uniquement des droits qui protègent l’individu contre l’État ou la société : dans plusieurs déclarations – mais surtout pratiques et représentations – non occidentales, ils constituent aussi des droits collectifs, voire des devoirs [169]. Par l’étude diatopique et dialogale, l’anthropologie nous oblige à repenser l’idée même de droits de l’Homme, à la confronter à ses équivalents homéomorphes étrangers. Et finalement à lui donner une dimension bien plus féconde que la seule formulation de dispositions abstraites et formelles. Ainsi, après nous avoir largement aidés à comprendre les relations unissant le Droit et le travail social, l’anthropologie juridique nous conduit à déconstruire pour mieux reconstruire les droits humains. Et ce n’est ni le seul, ni le moindre de ses mérites.

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