Philosophie/Une brève introduction/Trois conceptions de la philosophie

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Nous avons jusqu'ici proposé une esquisse assez générale de la philosophie, dans laquelle nous avons mise en avant le fait que l'activité philosophique est essentiellement une forme de questionnement. Nous allons maintenant regarder de manière moins générale en quoi consiste cette activité, en examinant plus en détails quelques-unes des conceptions que les philosophes se sont faites à ce sujet.

D'après l'ensemble de ce qui précède, il apparaît assez nettement que nous pouvons distinguer trois aspects de la philosophie dont nous pouvons tirer trois conceptions (ces conceptions n'étant toutefois jamais totalement indépendantes les unes des autres) :

  • un aspect réflexif : la philosophie est essentiellement une activité intellectuelle, qui consiste dans l'exercice de la raison en tant qu'activité d'évaluation et de critique des arguments ;
  • un aspect qui met en valeur un savoir philosophique : la philosophie est dans ce cas une science ou une discipline possédant un corpus de connaissances qui lui sont propres. Par exemple, des concepts et des méthodes qui sont autant d'outils intellectuels pour comprendre l'homme et le monde, ou, du moins, pour analyser ce en quoi peut consister notre connaissance de nous-mêmes et de la réalité (la philosophie est alors une théorie de la connaissance) ;
  • un aspect pratique : la philosophie a pour fin la sagesse, et celle-ci peut apparaître comme l'unité du penser et de l'agir (de l'entendement et de la volonté).

Reprenons ces conceptions pour les approfondir.

Réflexion, critique et autonomie de la pensée[modifier | modifier le wikicode]

L'idéal philosophique est donc de penser par soi-même, de se fixer à soi-même sa propre norme. La pensée critique est une libération de la pensée de ses entraves sociales, morales, etc. Être libre, cela peut donc signifier participer activement et consciemment à l'histoire du monde en étant son propre guide.

Mais, dans ce cas, pourquoi la plupart des hommes se contentent-ils d'une philosophie spontanée, i.e. d'une sagesse du sens commun qui n'est pas vraiment éclairée ? Parce qu'ils sont lâches et passifs :

  • penser, c'est prendre des risques, car il faut prendre le risque de voir ses croyances detruites par la critique ;
  • penser demande un gros travail que la paresse naturelle fait fuir.

Il y a ainsi deux positions possibles devant la philosophie :

  • la rejeter, ce qui revient à admettre les préjugés, les opinions extérieures, et se laisser manipuler ;
  • l'accepter, se construire une conception du monde, penser et philosopher.

Ces reflexions font comprendre pourquoi la philosophie n'est pas une activité comme une autre, que l'on pourrait classer facilement dans le champ des connaissances. Cette activité nous concerne dans la mesure où nous nous sentons le courage de nous prendre en charge, et d'assumer la tâche de la pensée.

Savoir, concepts, méthodes et divisions[modifier | modifier le wikicode]

La philosophie est constituée d'un ensemble de concepts que l'esprit humain s'est efforcé de classer.

Apprend-on la philosophie ou à philosopher ?[modifier | modifier le wikicode]

Sur quoi porte l'activité philosophique ? Les expressions courantes ne s'identifient sans doute pas toujours au sens propre de l'acte de philosopher, mais un contenu peut être dégagé, i.e. un objet qui forme la matière de la discipline appelée "philosophie." Pourtant ces objets sont nombreux : l'homme, le monde, les moyens de la connaissance, l'action morale et politique. Toutes ces matières à reflexion ont cependant ceci de commun qu'elles supposent un maniement d'idées, de notions, de concepts. Or ce maniement n'est certainement pas aléatoire, et on s'attend à ce que la philosophie soit quelque chose comme un art de raisonner, i.e. d'examiner, de réunir, de comprendre, etc. des concepts, en suivant des règles strictes.

C'est ainsi qu'une théorie est un ensemble de concepts rationnellement organisés. En philosophie, il existe plusieurs possibilités d'organisation des concepts, possibilités d'autant plus nombreuses que l'activité de la philosophie n'est pas limitée par un objet. L'ensemble des concepts peut par exemple être organisé d'après la division grecque de la philosophie : la connaissance de la nature, ou physique, l'éthique et la logique, science du raisonnement, c'est-à-dire méthode du bon gouvernement de l'entendement. A ce titre, la logique structure la connaissance du monde et ordonne l'ensemble des notions de la philosophie morale. Ce troisième domaine peut être aussi considéré comme une théorie de la connaissance. Cette division est parfois attribuée à Platon, mais elle n'est explicitement formulée qu'à partir du Stoïcisme. Une autre division, prenant en compte le fait que la physique n'est plus aujourd'hui une partie de la philosophie, consiste à distinguer seulement théorie de la connaissance et éthique. Mais il existe en réalité bien d'autres domaines, telles que l'esthétique, la philosophie politique, etc., qui ont pris une certaine autonomie au cours de l'histoire de la philosophie.

En théorie, la philosophie couvre tous les domaines de la réalité, puisque son objet par excellence est la réalité même, physique et mentale (en ce sens, la philosophie est dite philosophie première ou métaphysique). Dans les faits, il n'y a qu'un nombre limité de concepts, dont la liste est évidemment toujours ouverte, et ce sont ces concepts qu'il faut étudier pour s'initier à la philosophie. Ils peuvent être étudié pour eux-mêmes (apprentissage de la pensée, de l'analyse, du raisonnement en général), ou liés à d'autres concepts avec lesquels ils forment un domaine spécifique (morale, esthétique, etc.), ou encore suivant leur devenir historique (connaissance des systèmes des philosophes, histoire de la philosophie). Ainsi, l'étude des concepts d'une part, et, d'autre part, l'étude de la logique, forment une initiation complète à la philosophie, dont la finalité est de penser par soi-même : sapere aude.

Si cela est juste, alors on peut comprendre pourquoi la philosophie ne s'apprend pas : il n'y a pas un contenu donné et constitué dont on peut dire : voilà toute la philosophie. La philosophie, comme science achevée, n'existe pas. L'apprentissage de la philosophie n'est donc pas un apprentissage de la mémoire, mais un exercice de la raison. Cet exercice s'appuie sur l'évidence des concepts et sur la nécessité des demonstrations.

La méthode pour enseigner la philosophie ne peut donc être dogmatique (elle ne peut être indiscutable et refuser toute critique) ; elle doit être zététique. On apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher. Mais peut-on pour autant se passer de tout apprentissage. Nous avons vu que non.

"La philosophie d'aujourd'hui contient tout ce qu'a produit le travail de

millénaires ; elle est le résultat de tout ce qui l'a précédé" Hegel.

Il faut donc aussi connaître l'histoire de la philosophie.

Sagesse et art de vivre[modifier | modifier le wikicode]

En tant que pratique, la philosophie peut être décrite de plusieurs points de vue qui n'ont sans doute pas tous la même valeur.

  • Les philosophes professionnels sont des personnes rémunérées, formées en vue de transmettre un savoir traditionnel. En ce sens, ils n'ont pas nécessairement vocation à penser.
  • De même, il est certainement abusif d'appeler philosophes les étudiants en philosophie.
  • On dit aussi parfois que les historiens de la philosophie ne sont pas des philosophes, alors qu'ils peuvent être professeurs de philosophie à l'université. Cela n'enlève rien à leurs mérites, puisqu'en tant qu'historiens ils ont une activité de recherche particulièrement importante.

Le philosophe n'est peut-être pas à rechercher de ce côté. Par exemple, dans son Vocabulaire critique, Lalande dit que l'emploi de "philosophe" dans les sens évoqués ci-dessus est ironique.

Vocation de philosophe[modifier | modifier le wikicode]

Pourquoi certaines personnes se passionnent-elles pour la philosophie, alors que d'autres semblent la mépriser ? Les philosophes en donnent plusieurs explications, qui se retrouvent de Héraclite à Bertrand Russell en passant par Descartes. On peut retenir les points communs suivants :

A. Vivre sans philosopher, i. e. sans réflexion sur nos actes et sur le sens de nos valeurs, c'est ne pas vivre réellement ; l'idée de sommeil est fréquente, par exemple, pour Héraclite :

Les autres hommes ignorent ce qu'ils ont fait en état de veille, comme ils oublient ce qu'ils font pendant leur sommeil.

Et pour Descartes :

C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.

Le refus ou l'absence de la philosophie entraîne donc une vie d'ignorance,, une vie que l'on passe sans en prendre conscience. C'est un point important car le reproche de passer à côté se retourne parfois contre le philosophe. Ainsi Platon note-t-il que le philosophe est un être maladroit, car ses préoccupations ne concernent pas la vie quotidienne ; il est donc sans expérience, ignorant ce que les autres croient important. Il passe alors pour un homme peu sûr de lui, et pratiquement pour un imbécile, ou au moins pour quelqu'un qui cherche à fuir ce monde par la recherche de vérités éternelles (cf. Théétète).

Mais pour le philosophe, vivre sans la pensée, ce n'est pas vivre.

B. Le point de départ de la vocation de philosophe est souvent décrit comme procédant de l'étonnement. De cet étonnement, plusieurs interprétations sont possibles :

  • l'étonnement comme prise de conscience que l'on ignore quelque chose ; dans ce cas l'étonnement prend la forme d'une question. Par exemple: quel est le principe des choses ?

"C'est en effet l'étonnement qui poussa comme aujourd'hui les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière amour de la sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour des fins utilitaires." (Aristote, Métaphysique, Livre A).

  • l'étonnement comme le vertige des doutes que l'on éprouve face à l'inconsistance de la réalité. C'est l'explication de Bertrand Russell : le monde est-il réel ? Nos sensations ne nous trompent-elles pas ?
  • l'étonnement comme peur face à l'inconnu, et notamment face à la mort. Dans ce cas, le philosophe se demande s'il est possible de vivre véritablement en ayant conscience de notre finitude. La mort n'est-elle pas une injustice flagrante ?
La philosophie naît de notre étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s'imposent à notre intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper l'humanité. (Schopenhauer).