Aller au contenu

Manuel de terminale de philosophie/Art

Un livre de Wikilivres.
Manuel
de philosophie
Culture et Création
ArtLangageReligionTravail
Monde et Nature
NatureTempsTechnique
Connaissance
RaisonScienceVérité
Politique et Droit
ÉtatJusticeDevoir
L'Individu
ConscienceInconscientLibertéBonheur
Repères

L'art occupe une place importante dans nos vies. Nous le rencontrons dans les musées, dans les rues, dans la musique que nous écoutons ou les films que nous regardons. Mais qu'est-ce que l'art exactement ? Comment peut-on définir cette notion qui semble parfois si évidente et parfois si mystérieuse ? Ce chapitre présente les principales conceptions de l'art et les questions que les philosophes ont posées à son sujet.

I. Qu'est-ce que l'art ?

[modifier | modifier le wikicode]

Une première difficulté : définir l'art

[modifier | modifier le wikicode]

Définir l'art n'est pas simple. À première vue, nous reconnaissons tous un tableau, une sculpture ou une chanson. Pourtant, quand on essaye de dire ce qui fait qu'une chose est de l'art, les difficultés commencent. Un urinoir exposé dans un musée est-il de l'art ? Une photographie peut-elle être de l'art au même titre qu'une peinture ? Ces questions montrent qu'il n'existe pas une seule définition évidente de l'art.

Les philosophes ont proposé plusieurs réponses. Pour certains, l'art se définit par sa fonction : il doit produire du beau, exprimer des émotions, ou imiter la réalité[1]. Pour d'autres, l'art se définit par son contexte social : est art ce qu'une société ou une institution culturelle reconnaît comme tel[2].

L'art et le beau

[modifier | modifier le wikicode]
Léonard de Vinci, La Joconde, 1503-1506, Musée du Louvre

Pendant longtemps, on a pensé que l'art avait pour fonction principale de produire de la beauté. Cette idée remonte à l'Antiquité grecque et traverse toute l'histoire de la philosophie. Emmanuel Kant, au XVIIIe siècle, développe une théorie selon laquelle le jugement sur le beau est un jugement particulier : quand nous disons qu'une chose est belle, nous ne parlons pas seulement de notre plaisir personnel, mais nous affirmons quelque chose qui devrait être partagé par tous[3].

Pour Kant, le beau se caractérise par une forme qui plaît sans concept, c'est-à-dire sans que nous ayons besoin de savoir à quoi sert l'objet ou ce qu'il représente[4]. Par exemple, quand nous admirons une fleur, nous la trouvons belle non pas parce qu'elle est utile, mais simplement parce que sa forme nous plaît.

Pourtant, cette liaison entre art et beauté pose problème. Beaucoup d'œuvres d'art contemporaines ne cherchent pas à être belles. Elles peuvent être dérangeantes, laides, provocatrices. Cela signifie-t-il qu'elles ne sont pas de l'art ? Au XXe siècle, de nombreux artistes ont remis en question l'idée que l'art doit produire du beau[5].

II. Les grandes conceptions de l'art

[modifier | modifier le wikicode]

L'art comme imitation : la théorie de la mimésis

[modifier | modifier le wikicode]

Pour Platon, l'art est essentiellement une imitation de la réalité. Cette conception, appelée théorie de la mimésis, affirme que les œuvres d'art copient les choses que nous voyons dans le monde[6]. Un peintre qui représente un lit ne fait que copier un lit réel, qui est lui-même une copie de l'idée du lit. L'art serait donc une copie de copie, éloignée de la vérité.

Cette vision de l'art est négative chez Platon. Pour lui, l'artiste ne possède pas de connaissance véritable : il ne sait pas comment fabriquer un lit, il sait seulement comment le représenter. De plus, l'art s'adresse à nos émotions plutôt qu'à notre raison, ce qui peut nous égarer[7].

Le théâtre d'Épidaure (IVe siècle av. J.-C.), Grèce

Aristote reprend l'idée de mimésis mais de façon plus positive. Pour lui, l'imitation est naturelle à l'être humain : nous apprenons en imitant, et nous prenons plaisir à voir des imitations[8]. La tragédie, par exemple, imite des actions humaines sérieuses et permet au spectateur de vivre une expérience particulière : la catharsis, c'est-à-dire une purification des émotions de pitié et de peur[9]. Le théâtre grec, avec ses grandes représentations tragiques, illustre cette conception de l'art comme imitation capable de toucher profondément le spectateur.

Mimésis
Terme grec qui signifie « imitation ». Dans la philosophie antique, la mimésis désigne l'imitation de la réalité par l'art.

L'art comme expression

[modifier | modifier le wikicode]

Une autre conception importante de l'art le définit comme expression des émotions. Selon cette théorie, l'artiste ne copie pas la réalité, mais exprime ses sentiments intérieurs à travers son œuvre. Quand un musicien compose une mélodie triste, il ne décrit pas la tristesse, il l'exprime directement dans les sons[10].

Cette idée a été développée au XIXe et au XXe siècle. Elle met l'accent sur la subjectivité de l'artiste et sur le processus créatif. L'œuvre d'art devient le moyen par lequel l'artiste communique avec le public : elle transmet des émotions que les mots ne peuvent pas toujours exprimer[11].

Cependant, cette conception pose aussi des problèmes. Toutes les œuvres d'art expriment-elles vraiment des émotions ? Et si oui, s'agit-il toujours des émotions de l'artiste ? Certaines œuvres peuvent être froides, calculées, conceptuelles, sans rapport apparent avec les sentiments personnels de leur créateur.

L'art comme institution sociale

[modifier | modifier le wikicode]
Marcel Duchamp, Fontaine, 1917 (photographie d'Alfred Stieglitz)

Au XXe siècle, une nouvelle approche apparaît : la théorie institutionnelle de l'art. Selon cette théorie, développée par Arthur Danto et George Dickie, ce qui fait qu'un objet est une œuvre d'art, ce n'est pas ses qualités propres (beauté, expression, imitation), mais le fait qu'il soit reconnu comme art par le monde de l'art[12][13].

Le monde de l'art (ou "artworld") désigne l'ensemble des institutions, des personnes et des pratiques qui entourent l'art : les musées, les galeries, les critiques, les conservateurs, les artistes eux-mêmes. Pour Dickie, une œuvre d'art est un artefact sur lequel une personne agissant au nom du monde de l'art confère le statut de candidat à l'appréciation[14].

Cette théorie explique pourquoi Marcel Duchamp a pu présenter un urinoir renversé, intitulé Fontaine (1917), comme une œuvre d'art. L'objet en lui-même n'a rien d'artistique : c'est un objet manufacturé ordinaire. Mais en le signant, en lui donnant un titre et en le présentant dans un contexte artistique, Duchamp l'a transformé en art. Ces objets, que Duchamp appelait des "ready-made", remettent en question l'idée traditionnelle selon laquelle l'artiste doit fabriquer ou transformer matériellement son œuvre.

La théorie institutionnelle a l'avantage d'expliquer l'évolution de l'art et sa diversité. Elle montre que ce qui compte comme art change selon les époques et les sociétés. Mais elle soulève aussi des questions importantes : qui décide ce qui est art ? Le monde de l'art a-t-il tous les pouvoirs ? Cette approche ne risque-t-elle pas de justifier n'importe quoi ?

III. Les enjeux de l'art

[modifier | modifier le wikicode]

L'art et la vérité

[modifier | modifier le wikicode]

Une question importante est de savoir si l'art peut dire quelque chose de vrai sur le monde. Pour Platon, comme nous l'avons vu, l'art est éloigné de la vérité puisqu'il ne fait qu'imiter les apparences. Mais on peut penser autrement. Aristote considérait que la poésie et la tragédie révèlent des vérités universelles sur la condition humaine[15].

Au XIXe siècle, Hegel affirme que l'art est une façon pour l'esprit de se manifester et de se connaître lui-même. L'art n'est donc pas inférieur à la philosophie : c'est une forme de vérité qui s'exprime de manière sensible, à travers des images et des formes plutôt que des concepts abstraits[16].

L'art et la société

[modifier | modifier le wikicode]

L'art n'existe jamais en dehors d'un contexte social. Il reflète la société dans laquelle il naît, avec ses valeurs, ses conflits, ses espoirs et ses contradictions. On peut voir l'art comme un miroir de la société, mais aussi comme un moyen de la critiquer ou de la transformer.

L'art peut avoir plusieurs fonctions sociales :

  • renforcer l'identité d'un groupe
  • transmettre des traditions culturelles
  • célébrer des événements importants
  • contester l'ordre établi
  • dénoncer des injustices
  • imaginer d'autres façons de vivre

L'art politique, par exemple, utilise les images et les symboles pour faire passer des messages sur les questions sociales et politiques[17].

Il faut toutefois se méfier des interprétations trop simples. L'art n'est pas seulement un reflet passif de la société : il participe activement à la construction de nos façons de voir et de penser le monde. Les œuvres d'art peuvent ouvrir des perspectives nouvelles, nous faire voir des choses que nous n'avions pas remarquées, nous faire éprouver des émotions que nous ne connaissions pas.

L'art et la liberté

[modifier | modifier le wikicode]

Un dernier enjeu important concerne la liberté de l'art. Faut-il que l'art soit complètement libre, sans contraintes ni obligations ? Ou doit-il se mettre au service de causes morales, politiques ou sociales ?

Cette question a divisé les philosophes et les artistes. Certains défendent l'idée de "l'art pour l'art", c'est-à-dire l'idée que l'art doit rester autonome et ne servir aucun but extérieur. D'autres pensent au contraire que l'art doit être engagé et servir des objectifs sociaux[18].

Cette tension entre autonomie et engagement traverse toute l'histoire de l'art moderne et contemporain. Elle pose une question fondamentale : l'art peut-il être à la fois libre et utile ? Peut-il échapper aux contraintes sociales tout en gardant une dimension collective et partagée ?

IV. Exemples de sujets de dissertation

[modifier | modifier le wikicode]

Sujets sur la définition et la nature de l'art

[modifier | modifier le wikicode]
  • Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ?
Cette question nous demande de réfléchir aux critères qui font qu'un objet mérite le nom d'œuvre d'art. Est-ce la beauté ? Le fait d'être fabriqué par un artiste ? Le fait d'être exposé dans un musée ? Il faut examiner les différentes définitions possibles et leurs limites.
  • L'art peut-il se passer de la référence au beau ?
Pendant longtemps, on a pensé que l'art devait créer du beau. Mais beaucoup d'œuvres contemporaines sont laides, violentes ou dérangeantes. Peut-on les considérer comme de l'art ? Ce sujet interroge le lien entre art et beauté.
  • Une œuvre d'art peut-elle ne pas être belle ?
Cette question ressemble à la précédente mais insiste sur un cas particulier : peut-on appeler "œuvre d'art" quelque chose qui n'est pas beau ? Il faut distinguer la beauté d'autres qualités que peut avoir l'art : l'expression, la force, la provocation.
  • L'originalité suffit-elle à faire la valeur d'une œuvre d'art ?
On valorise souvent l'originalité en art : être nouveau, surprendre, innover. Mais est-ce suffisant ? Une œuvre simplement originale mais sans profondeur a-t-elle de la valeur ? Il faut peser ce qui compte vraiment dans une œuvre.

Sujets sur l'art et l'imitation

[modifier | modifier le wikicode]
  • L'œuvre d'art est-elle une imitation de la nature ?
Selon Platon et Aristote, l'art imite la réalité. Un peintre copie un paysage, un sculpteur reproduit un corps humain. Mais tous les arts imitent-ils vraiment ? La musique abstraite ou la peinture non-figurative imitent-elles quelque chose ?
  • L'art doit-il suivre la nature ?
Ce sujet demande si l'artiste doit prendre la nature comme modèle ou s'il peut s'en écarter librement. Faut-il représenter les choses telles qu'elles sont ou peut-on les transformer, les déformer, les réinventer ?
  • Faut-il prendre la nature pour modèle ?
Question proche de la précédente. Elle interroge la légitimité de la nature comme référence pour l'art. L'artiste doit-il chercher à égaler ou dépasser la nature ? Ou doit-il créer quelque chose de totalement différent ?
  • L'imitation en art est-elle aliénation ou invention ?
Imiter, est-ce se soumettre à un modèle extérieur (aliénation) ou est-ce une façon de créer quelque chose de nouveau (invention) ? Même en copiant, l'artiste n'ajoute-t-il pas sa vision personnelle ?

Sujets sur l'art et la création

[modifier | modifier le wikicode]
  • L'artiste est-il un créateur ?
Le terme "créateur" est fort : il désigne celui qui fait exister quelque chose à partir de rien. L'artiste crée-t-il vraiment ou se contente-t-il de transformer des matériaux existants ? Sa création est-elle comparable à celle d'un dieu ?
  • L'artiste est-il nécessairement un homme de génie ?
Le génie désigne un don naturel exceptionnel. Pour faire de l'art, faut-il être un génie ou peut-on être simplement talentueux, travailleur ? L'art est-il réservé à quelques élus ou accessible à tous ?
  • L'art est-il le fruit du travail ou du génie ?
Ce sujet oppose deux visions : l'art comme résultat d'un effort, d'une technique acquise par l'exercice (travail) ou l'art comme don spontané, inspiration venue naturellement (génie). Les deux sont-ils nécessaires ?
  • L'artiste est-il maître de son œuvre ?
L'artiste contrôle-t-il totalement ce qu'il crée ? Ou bien son œuvre lui échappe-t-elle une fois créée ? D'autres facteurs (l'inconscient, l'inspiration, le hasard, le public) n'interviennent-ils pas dans la création ?

Sujets sur l'art et la vérité

[modifier | modifier le wikicode]
  • L'art peut-il être un moyen d'accéder à la vérité ?
Pour Platon, l'art nous éloigne de la vérité car il imite les apparences. Mais d'autres pensent que l'art révèle des vérités profondes sur l'existence humaine. Un roman, un tableau peuvent-ils nous apprendre quelque chose de vrai ?
  • L'art nous éloigne-t-il de la réalité ?
L'art crée des mondes imaginaires, invente des histoires, transforme les choses. Ne nous fait-il pas fuir la réalité plutôt que nous aider à la comprendre ? Ou bien nous permet-il de mieux voir cette réalité en la présentant autrement ?
  • L'artiste nous fait-il découvrir des vérités ?
Ce sujet demande si l'artiste a un rôle de révélateur : nous montre-t-il des aspects cachés du monde ou de nous-mêmes ? Ou bien nous offre-t-il seulement du plaisir et du divertissement ?
  • L'art nous apprend-il quelque chose ?
L'art a-t-il une fonction éducative ? Nous enseigne-t-il des connaissances, des émotions, des façons de voir ? Ou reste-t-il dans le domaine du sentiment sans nous transmettre de savoir véritable ?

Sujets sur l'art et la société

[modifier | modifier le wikicode]
  • L'art peut-il transformer la société ?
L'art a-t-il un pouvoir politique et social ? Peut-il changer les mentalités, faire évoluer les mœurs, provoquer des changements collectifs ? Ou reste-t-il sans effet réel sur la vie sociale ?
  • Une société peut-elle se passer d'art ?
L'art est-il un luxe dont on pourrait se passer ou un besoin fondamental ? Toutes les sociétés humaines ont produit de l'art : est-ce un hasard ou une nécessité ?
  • L'art est-il le reflet d'une société ?
Ce sujet interroge le lien entre art et société. L'art exprime-t-il simplement les valeurs, les croyances, les problèmes d'une époque ? Ou possède-t-il une autonomie qui le met à distance de la société ?
  • Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ?
Question proche de "l'art peut-il transformer la société ?" mais qui insiste sur l'action concrète. Les artistes, par leur travail quotidien, changent-ils vraiment quelque chose au monde ou leurs œuvres restent-elles sans conséquence ?

Sujets sur l'art et la liberté

[modifier | modifier le wikicode]
  • La liberté de l'artiste rend-elle impossible toute définition de l'art ?
Si l'artiste est totalement libre de créer ce qu'il veut, peut-on encore définir ce qu'est l'art ? La liberté artistique ne conduit-elle pas à ce que n'importe quoi puisse être appelé art ?
  • L'artiste doit-il chercher à plaire ?
L'artiste crée-t-il pour son public ou pour lui-même ? Doit-il tenir compte des goûts de ceux qui regardent son œuvre ou peut-il les ignorer complètement ? Le succès commercial ou populaire est-il un critère de qualité ?
  • L'artiste peut-il tout se permettre ?
La liberté artistique a-t-elle des limites ? Peut-on tout montrer, tout dire au nom de l'art ? Y a-t-il des règles morales, politiques ou esthétiques que l'artiste doit respecter ?
  • En quoi l'art favorise-t-il la liberté ?
Ce sujet demande de montrer le lien positif entre art et liberté. Comment l'art nous libère-t-il ? En nous faisant imaginer d'autres possibles ? En nous permettant de critiquer l'ordre existant ? En développant notre sensibilité ?

Sujets sur l'art et la technique

[modifier | modifier le wikicode]
  • Y a-t-il une différence essentielle entre l'artiste et l'artisan ?
L'artisan fabrique des objets utiles selon des règles établies. L'artiste crée des œuvres uniques et originales. Mais cette distinction est-elle vraiment fondamentale ? Un artisan ne peut-il pas être créatif ? Un artiste ne suit-il pas aussi des techniques ?
  • L'art est-il soumis à des règles ?
Peut-on faire de l'art sans respecter certaines règles (perspective, harmonie, composition) ? Ou bien l'artiste est-il totalement libre de s'affranchir de toute contrainte ? Les règles tuent-elles la créativité ou la rendent-elles possible ?
  • Y a-t-il une beauté des objets techniques ?
Un objet purement fonctionnel (une voiture, un pont, un ordinateur) peut-il être beau ? La technique et l'art sont-ils compatibles ou opposés ? La beauté nécessite-t-elle une intention artistique ?

Sujets sur la fonction de l'art

[modifier | modifier le wikicode]
  • L'art est-il nécessaire à l'homme ?
Ce sujet demande si l'art répond à un besoin humain fondamental. Pourrait-on vivre sans art ou manquerait-il quelque chose d'essentiel à notre existence ? Qu'apporte l'art que rien d'autre ne peut apporter ?
  • L'art est-il utile ?
L'utilité désigne ce qui sert à quelque chose de pratique. L'art a-t-il une fonction précise ou reste-t-il dans le domaine du gratuit, du désintéressé ? Peut-on mesurer l'utilité de l'art ?
  • La valeur de l'art réside-t-elle dans son inutilité ?
Paradoxe : et si justement la grandeur de l'art était de ne servir à rien de pratique ? L'art nous permet-il d'échapper à la logique de l'utilité qui domine notre vie ? Son "inutilité" n'est-elle pas sa plus grande qualité ?
  • L'homme a-t-il besoin de l'art ?
Question proche de "l'art est-il nécessaire ?" mais formulée différemment. Elle insiste sur le besoin humain : qu'est-ce qui, dans notre nature, nous pousse vers l'art ? Quel manque l'art vient-il combler ?

V. Extraits d'œuvres philosophiques à étudier

[modifier | modifier le wikicode]

Platon, La République, Livre X (598b-c)

[modifier | modifier le wikicode]

« « — Maintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ; est-ce l'imitation de l'apparence ou de la réalité ?

— De l'apparence, dit-il.

— L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. » »

— Platon, La République, Livre X, 598b-c[19]

Dans ce passage, Socrate interroge la nature de l'art et particulièrement de la peinture. Il établit une distinction fondamentale entre deux types de représentation :

  • représenter les choses telles qu'elles sont (leur réalité essentielle)
  • représenter les choses telles qu'elles paraissent (leur apparence sensible)

La réponse de son interlocuteur est claire : l'art imite l'apparence, pas la réalité profonde.

Cette conclusion conduit Platon à affirmer que l'art est « bien éloigné du vrai ». L'artiste ne produit que des « fantômes », des simulacres qui ne touchent qu'une « petite partie » superficielle des choses.

Cette critique de l'art s'inscrit dans la théorie platonicienne des Idées : seules les Idées sont véritablement réelles, tandis que le monde sensible n'en est qu'une copie imparfaite, et l'art n'est qu'une copie de cette copie.

À retenir
Pour Platon, l'art s'éloigne de la vérité car il imite l'apparence et non l'essence des choses.

Aristote, Poétique, chapitre 4 (1448b 4-19)

[modifier | modifier le wikicode]

« « Il semble bien que deux causes, et deux causes naturelles, aient donné naissance à la poésie. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à l'imitation et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. » »

— Aristote, Poétique, chapitre 4, 1448b[20]

Aristote présente ici une conception radicalement différente de l'imitation que celle de Platon. Pour Aristote, l'imitation (mimèsis) n'est pas un éloignement dangereux de la vérité mais une tendance naturelle de l'être humain, présente dès l'enfance.

Aristote identifie deux raisons pour lesquelles l'art imitatif existe et s'est développé :

  1. L'imitation comme moyen d'apprentissage : c'est en imitant que l'enfant acquiert ses premières connaissances. L'art a donc une fonction cognitive.
  2. L'imitation comme source de plaisir : nous prenons plaisir à reconnaître dans une représentation ce qu'elle représente, et nous prenons aussi plaisir au processus créateur lui-même.

L'art répond ainsi à un besoin humain fondamental.

À retenir
Pour Aristote, l'imitation est naturelle à l'homme et lui permet d'apprendre tout en lui procurant du plaisir.

Kant, Critique de la faculté de juger, §1 et §5

[modifier | modifier le wikicode]

« « Pour décider si quelque chose est beau ou non, nous ne rapportons pas par l'entendement la représentation à l'objet en vue d'une connaissance, mais par l'imagination (peut-être liée à l'entendement) nous la rapportons au sujet et au sentiment de plaisir ou de peine de celui-ci. Le jugement de goût n'est donc pas un jugement de connaissance ; par conséquent il n'est pas logique, mais esthétique. » »

— Kant, Critique de la faculté de juger, §1[21]

« « Le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'une représentation par une satisfaction dégagée de tout intérêt. L'objet d'une semblable satisfaction s'appelle beau. » »

— Kant, Critique de la faculté de juger, §5[22]

Dans le premier extrait (§1), Kant établit la distinction fondamentale entre jugement de connaissance et jugement de goût.

Jugement de connaissance Jugement de goût
Porte sur l'objet Porte sur le sentiment du sujet
Logique Esthétique
Cherche à connaître Exprime un plaisir

Quand je juge qu'une chose est belle, je ne cherche pas à connaître l'objet mais j'exprime un sentiment. Le jugement esthétique ne porte pas sur les propriétés objectives de l'objet mais sur l'effet que sa représentation produit en moi.

Le second extrait (§5) introduit la première des quatre caractéristiques du beau : le désintéressement. Le jugement de goût doit être « dégagé de tout intérêt » :

  • Je ne dois pas me demander si l'objet m'est utile
  • Je ne dois pas me demander s'il existe réellement
  • Je ne dois pas me demander s'il satisfait mes désirs

Seule compte la représentation de l'objet et le plaisir qu'elle me procure. C'est ce désintéressement qui distingue le beau de l'agréable et du bon.

À retenir
Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif (il exprime un sentiment) et désintéressé (sans considération d'utilité).

Hegel, Esthétique, Introduction

[modifier | modifier le wikicode]

« « Mais il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de l'esprit. Or autant l'esprit et ses créations sont plus élevées que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature. » »

— Hegel, Esthétique, Introduction[23]

Hegel renverse ici la hiérarchie traditionnelle qui plaçait la beauté naturelle au-dessus de la beauté artistique. Pour lui, une œuvre d'art, même médiocre, est supérieure à la plus belle chose naturelle, car elle est le produit de l'esprit.

L'expression « deux fois née de l'esprit » signifie que l'œuvre d'art est doublement spirituelle :

  1. Première naissance : elle est créée par un esprit humain (l'artiste)
  2. Seconde naissance : elle contient en elle un contenu spirituel (une idée, une signification)

La nature, au contraire, est privée d'esprit : elle existe de manière immédiate, sans réflexion ni liberté. L'œuvre d'art manifeste la liberté créatrice de l'esprit humain et c'est cette dimension spirituelle qui fait sa valeur.

À retenir
Pour Hegel, l'art est supérieur à la nature car il est le produit de l'esprit libre et créateur.

Nietzsche, La Naissance de la tragédie, §1

[modifier | modifier le wikicode]

« « Nous aurons beaucoup gagné pour la science esthétique quand nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique, mais à la certitude immédiate de cette idée que le développement de l'art est lié à la dualité de l'apollinien et du dionysiaque, de même que la procréation suppose la dualité des sexes, au sein d'une lutte perpétuelle et par des réconciliations seulement périodiques. » »

— Nietzsche, La Naissance de la tragédie, §1[24]

Nietzsche introduit ici sa distinction fondamentale entre deux pulsions artistiques : l'apollinien (du nom du dieu Apollon) et le dionysiaque (du dieu Dionysos). Ces deux forces sont en tension permanente, comme les deux sexes dans la procréation, et leur union produit les plus grandes œuvres d'art.

Apollinien Dionysiaque
Principe d'individualisation Principe de dissolution
Forme, mesure, clarté Ivresse, fusion, chaos
Beauté harmonieuse Extase musicale
Images claires (sculpture) Musique et danse
Rêve Ivresse

Nietzsche montre que l'art grec, et particulièrement la tragédie, réalise la synthèse parfaite de ces deux principes : le chœur dionysiaque et le dialogue apollinien s'unissent pour créer une œuvre totale qui permet d'affronter le tragique de l'existence.

À retenir
Pour Nietzsche, l'art naît de la tension entre deux forces : l'apollinien (ordre et forme) et le dionysiaque (ivresse et dissolution).

L'art est une notion complexe qui ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Les différentes conceptions que nous avons présentées – l'art comme imitation, comme expression, comme institution – ne sont pas nécessairement contradictoires : elles éclairent des aspects différents de ce phénomène multiple qu'est l'art.

Ce qui est certain, c'est que l'art joue un rôle important dans nos sociétés. Il nous permet de développer notre sensibilité, de partager des expériences avec les autres, de réfléchir sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. Comprendre ce qu'est l'art, c'est aussi comprendre quelque chose d'essentiel sur ce que nous sommes en tant qu'êtres humains.

Œuvres classiques

[modifier | modifier le wikicode]
  • Platon, La République, traduction Chambry, Les Belles Lettres, 1934, Livre X
  • Aristote, Poétique, traduction Dupont-Roc et Lallot, Seuil, 1980
  • Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, traduction Philonenko, Vrin, 1993
  • Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Esthétique, traduction Lefebvre et von Schenk, Aubier, 1996, 4 volumes
  • Nietzsche, Friedrich, La Naissance de la tragédie, traduction Lacoue-Labarthe et Nancy, Gallimard, 1977

Études contemporaines

[modifier | modifier le wikicode]
  • Jimenez, Marc, Qu'est-ce que l'esthétique ?, Gallimard, « Folio essais », 1997
  • Lories, Danielle, L'Esthétique, Ousia, 1988
  • Schaeffer, Jean-Marie, L'Art de l'âge moderne : l'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, 1992
  • Dewey, John, L'art comme expérience, traduction Cometti et al., Gallimard, « Folio essais », 2010
  • Adorno, Theodor W., Théorie esthétique, traduction Jimenez et Leleu, Klincksieck, 1974

Notes et Références

[modifier | modifier le wikicode]
  1. Platon, La République, Livre X, 595a-605c, trad. Émile Chambry, Paris : Les Belles Lettres, 1934
  2. George Dickie, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca : Cornell University Press, 1974, p. 34
  3. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Paris : Flammarion, 2015 [1790], section 6
  4. Kant, Critique de la faculté de juger, section 2
  5. Arthur C. Danto, The Abuse of Beauty: Aesthetics and the Concept of Art, Chicago : Open Court, 2003
  6. Platon, La République, Livre X, 595a-608b, trad. Émile Chambry, Paris : Les Belles Lettres, 1934
  7. Platon, La République, Livre X, 605c
  8. Aristote, Poétique, 1448b4-17, trad. française disponible chez Les Belles Lettres
  9. Aristote, Poétique, 1449b24-28
  10. R. G. Collingwood, The Principles of Art, Oxford : Clarendon Press, 1938
  11. Léon Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?, 1897
  12. Arthur C. Danto, « The Artworld », The Journal of Philosophy, vol. 61, n° 19, 1964, p. 571-584
  13. George Dickie, « Defining Art », American Philosophical Quarterly, vol. 6, n° 3, 1969, p. 253-256
  14. Dickie, Art and the Aesthetic, p. 34
  15. Aristote, Poétique, 1451b5-10
  16. G. W. F. Hegel, Esthétique, trad. Charles Bénard, revue par Benoît Timmermans, Paris : Librairie Générale Française, 1997 [1835], tome 1, p. 2
  17. Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », 1936
  18. John Dewey, L'art comme expérience, 1934
  19. Platon, La République, Livre X, 598b-c, traduction Émile Chambry, Paris : Les Belles Lettres, 1934
  20. Aristote, Poétique, chapitre 4, 1448b, traduction Dupont-Roc et Lallot, Paris : Seuil, 1980
  21. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, §1, traduction Alexis Philonenko, Paris : Vrin, 1993
  22. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, §5, traduction Alexis Philonenko, Paris : Vrin, 1993
  23. G. W. F. Hegel, Esthétique, Introduction, traduction S. Jankélévitch, Paris : Aubier, 1964
  24. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, §1, traduction Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris : Gallimard, 1977