Dictionnaire de philosophie/Sujet
Quelques distinctions
[modifier | modifier le wikicode]Le mot sujet s'emploie en différents domaines :
- en grammaire : voir article de Wikipédia ;
- en logique, le sujet désigne ce à quoi l'on attribue un prédicat dans une proposition logique de type sujet-prédicat ;
- en métaphysique, le sujet désigne l'être réel, porteur de qualités et auteur d'actes.
Le sujet se définit à la fois comme ce qui constitue l'objet de la pensée et de la connaissance (on parle d'un « sujet de dissertation ») et comme le support de certaines réalités fondamentales (actes, conscience, perception, droits, etc.).
Cette seconde acception constitue l'objet de notre analyse, bien que toutes ces significations entretiennent des liens si étroits qu'il devient possible de formuler une critique du sujet en l'assimilant à un être purement logique, voire à une fiction logique dérivée d'une habitude grammaticale trompeuse. Par exemple, le fait de dire « je » dans une phrase ne constituerait nullement une preuve que nous sommes un être auquel on attribue une qualité. Cet examen critique de la notion de sujet trouvera naturellement sa place plus loin dans cet article.
Pour commencer, considérons l'idée de sujet en tant qu'elle renvoie à une réalité dont on peut dire :
- qu'on lui attribue certaines qualités (corporelles, psychiques, morales, juridiques, etc.). Le sujet désigne une personne dont on parle et que l'on décrit. Cette personne existe dans le temps et l'espace comme un objet, alors que certaines de ses qualités demeurent absolument invisibles, inattestables. C'est par exemple autrui, dont on peut se demander qui il est proprement et pour moi. On attribue également au sujet des qualités morales et des défauts, ainsi que des droits : le sujet peut être porteur de droits (droit de vivre, de penser, de se déplacer, etc.). On lui attribue des devoirs : le sujet peut être soumis à une hiérarchie politique (par exemple, le sujet doit obéissance à son souverain) ou à une loi morale, c'est-à-dire à un devoir-être (ce qui implique la responsabilité et la liberté du sujet). Dans ce cas, le fait d'être ne suffit pas à constituer un sujet : il doit être, pour être ;
- qu'elle a la faculté de parler en première personne, c'est-à-dire de se désigner elle-même comme référence de son discours. La personne qui se considère en tant que sujet rapporte à elle-même certains actes, des pensées, des perceptions, des sentiments, des désirs, etc., ce qui introduit l'idée du « je », du « mien », de ce qui m'est propre. De la question de ce qui est propre à un sujet, il est aisé de passer ensuite à une question constitutive du sujet : par quoi ou pour qui le propre est-il dit propre ?
En résumé, le sujet constitue une réalité à la fois métaphysique, existentielle, morale et politique. Mais son sens fondamental demeure métaphysique. À ce titre, le sujet forme la notion fondatrice de l'humanisme, de la modernité et de l'ensemble des valeurs occidentales. Nous verrons pourquoi, sans sujet, il n'y aurait — entre autres exemples — ni science, ni valeur morale, ni démocratie.
Les thèses philosophiques qui nient la validité de la notion de sujet sont bien souvent qualifiées d'« anti-humanisme ». Nous étudierons plus loin cette négation et ses conséquences.
Le sujet logique
[modifier | modifier le wikicode]En logique classique, le sujet désigne ce à quoi l'on attribue ou l'on nie un prédicat. Dans la proposition « Socrate est un homme », « Socrate » constitue le sujet et « être un homme » le prédicat. Cette structure logique, formalisée par Aristote dans sa théorie du syllogisme, établit la base de tout raisonnement déductif.
La logique des prédicats distingue quatre types de propositions selon deux critères : la qualité (affirmative ou négative) et la quantité (universelle ou particulière). Ainsi « Tous les hommes sont mortels » constitue une proposition universelle affirmative, tandis que « Certains hommes ne sont pas sages » forme une proposition particulière négative.
Cette conception logique du sujet pose la question suivante : le sujet logique correspond-il au sujet métaphysique ? Le fait qu'une proposition attribue un prédicat à un sujet grammatical suffit-il à prouver l'existence d'un sujet réel, d'une substance pensante ? Certains philosophes, dont David Hume, ont contesté ce passage du logique au métaphysique, suggérant que l'habitude grammaticale de placer un sujet avant un verbe nous conduit à supposer à tort l'existence d'une entité permanente derrière nos actes et nos pensées.
Cette critique trouve son prolongement dans les analyses contemporaines qui dénoncent le « sujet » comme une fiction grammaticale élevée abusivement au rang de réalité ontologique. Néanmoins, la tradition philosophique occidentale, de Descartes à Kant, a maintenu la distinction entre le sujet logique (le « je » grammatical) et le sujet transcendantal (condition de possibilité de toute pensée).
La notion et ses problèmes
[modifier | modifier le wikicode]Une conception générale
[modifier | modifier le wikicode]L'une des conceptions les plus influentes de la philosophie occidentale moderne consiste à identifier le sujet à l'identité de la conscience à travers le temps et dans la saisie immédiate de soi par soi en tant qu'étant. Cette définition soulève deux thèses problématiques :
- l'identité du sujet : peut-on penser un sujet qui ne soit pas identique à soi ? La non-identité ne constitue-t-elle pas la négation même de l'idée de sujet ? Le sujet peut-il exister dans le temps ?
- la conscience de soi : cette conscience signifie-t-elle que nous nous connaissons seulement en tant que sujet ? L'idée de sujet ne constitue-t-elle pas l'objet d'une simple croyance ?
Cette conscience opère la synthèse entre le sujet comme propre (ou moi-même en personne, le fait que j'existe) et le sujet de la connaissance (sujet qui connaît, qui se représente ce que je suis). Le sujet, chez Descartes par exemple, désigne ce pour quoi ou pour qui il y a une représentation, et donc également ce pour quoi ou pour qui il y a connaissance, y compris connaissance de soi-même. C'est là la racine de l'idéalisme moderne : le sujet est pensant, connaissant et, se sachant connaissant (identité du « je »), il existe dans la certitude de ce savoir. Le sujet se confond alors avec la raison et avec le « je ». Dans une autre perspective, l'on dirait que le sujet correspond à l'universel, ou plus exactement, chez Descartes, qu'il tend à l'universel.
De cette conception, on peut dégager au moins deux grands courants de pensée :
- Le « je » constitue l'élément fondateur, le fondement ultime, indépassable : il y a alors absorption de l'absolu dans le « je ». Le particulier, l'individuel se trouve valorisé.
- L'absolu seul constitue le sujet, et, en particulier, le sujet de l'histoire : il y a alors absorption de l'individuel dans l'absolu. Cette conception s'oriente vers le panthéisme : l'individu n'est pas proprement le sujet de la pensée qu'il perçoit comme sienne, mais ce sujet correspond plutôt à l'Idée, à Dieu ou à la nature. Cette dernière conception montre que l'on ne doit pas associer par habitude le sujet et l'individu, car il est possible de nier à ce dernier cette qualité de sujet : je ne suis pas un sujet, mais une certaine variation accidentelle de ce qui existe. À l'inverse, si l'on conçoit l'individu comme sujet, cet individu doit alors présenter les caractéristiques d'une réalité consistante et peut-être même nécessaire.
Difficultés de cette conception
[modifier | modifier le wikicode]La réunion dans le sujet de la conscience et de la pensée a été dénoncée par plusieurs philosophes, dont Leibniz par exemple. Un problème parmi d'autres que soulève cette conception tient au fait que la représentation ne se confond pas avec le sujet, que la conscience ne s'identifie pas à la pensée ; la représentation constitue la représentation du sujet, et le cas possessif rend compte de cette ambiguïté :
- La représentation appartient à un sujet qui la reconnaît comme telle, il ne lui est pas extérieur. Quel est le rapport du sujet à ses représentations ? Que signifie avoir des représentations ? Le sujet en est-il inévitablement l'auteur, ou, à l'inverse, peut-il y avoir des représentations sans sujet ?
- La représentation représente un sujet qui se représente en tant que sujet... Le sujet se trouve alors dans la représentation. Comment le sujet existe-t-il dans la représentation ? Quel est alors le mode d'existence d'un sujet ?
À la suite de ces questions, il devient difficile de ne pas demander qui constitue le véritable sujet de la représentation. Qui a conscience de ? Si c'est le sujet qui se trouve dans la représentation, alors il faut admettre que ce sujet est à la fois dans la représentation en tant que représenté qui se représente et hors d'elle en tant que sujet à proprement parler. On peut en venir alors à cette conclusion qu'il n'y a pas du tout de sujet véritable de ou dans la représentation : il n'y a seulement que de la représentation sans sujet. Nous concevons et ne concevons pas le sujet de la représentation...
Il ne pourrait donc y avoir de connaissance de soi par le moyen de la conscience. Autrement dit, la conscience de soi, l'auto-présentation de nous-même, ne constitue qu'une conséquence du sujet, ou que l'une de ses facultés, de sorte que le sujet n'y apparaît pas véritablement en tant que cause. Appréhender une identité par la conscience (la conscience stable que je pense avoir de moi au cours de ma vie), c'est appréhender une série d'effets ou de symptômes d'une cause ou d'une série de causes dont je n'ai pas nécessairement une intuition immédiate. Une autre conséquence importante pour l'interprétation du sujet réside dans le fait que nous avons une expérience de la conscience de soi alors que cette conscience de soi, perçue comme telle, est impossible : nous n'avons, à propos de la conscience de nous-même, que la croyance qu'une certaine réalité que nous percevons constitue un soi, un sujet, un noyau intime ; nous n'en avons pas le savoir.
Le sujet en lui-même se dérobe donc à la conscience, et il ne reste plus alors que l'idée formelle d'un sujet-cause-substrat d'actes et de pensées que nous rapportons particulièrement à un nous-même bien difficile à penser. On pense alors à un sujet transcendantal, c'est-à-dire un sujet comme simple condition a priori de l'action et de la pensée, ce qui implique que :
- le sujet ne se situe nulle part dans le monde, il n'est pas donné, il n'est pas empirique ;
- il n'est pas déterminé : on ne peut définir ce qu'est ce sujet, ni lui appliquer les catégories de l'être (pour le dire trivialement : le sujet n'est ni grand ni petit, il n'a pas de couleur, etc.) ;
- le sujet constitue la cause première de la causalité de la volition ;
- le sujet est ce qui pense.
Autre conception : le sujet transcendantal
[modifier | modifier le wikicode]Kant développe une conception du sujet qui rompt avec la tradition cartésienne tout en conservant l'idée d'une subjectivité fondatrice. Le sujet transcendantal kantien désigne la condition de possibilité de toute expérience et de toute connaissance. Il ne s'agit pas d'un sujet psychologique, empirique, doté de telle ou telle caractéristique particulière, mais d'une structure formelle qui permet la synthèse de nos perceptions.
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue le « je pense » transcendantal (l'apperception transcendantale) du « moi » empirique. Le premier constitue l'unité synthétique de la conscience qui accompagne toutes mes représentations et les unifie dans une expérience cohérente. Sans cette unité, mes perceptions demeureraient dispersées, fragmentées, sans lien les unes avec les autres. Le sujet transcendantal n'est donc pas un objet de connaissance (on ne peut le connaître comme on connaît un objet du monde), mais la condition même de toute connaissance possible.
Cette conception soulève néanmoins des difficultés. Si le sujet transcendantal ne peut être connu, comment puis-je affirmer son existence ? Kant répond que nous en avons une conscience formelle, non une connaissance théorique. Le « je pense » accompagne nécessairement toutes mes représentations, mais ce « je » demeure vide de contenu déterminé. Il s'agit d'une forme pure, d'une fonction unificatrice, non d'une substance.
De plus, cette conception distingue radicalement le sujet transcendantal (condition de possibilité de l'expérience) du sujet phénoménal (le moi tel qu'il apparaît dans l'expérience). Le premier relève de l'ordre nouménal (les choses en soi), inaccessible à la connaissance théorique ; le second appartient à l'ordre phénoménal (les choses telles qu'elles nous apparaissent). Cette dualité pose la question de l'unité du sujet : comment le sujet transcendantal et le sujet empirique peuvent-ils constituer un seul et même être ?
Résumé des difficultés posées par la notion de sujet
[modifier | modifier le wikicode]Sujet et moi semblent bien constituer deux « choses » différentes. En quelque sorte, mon moi ne constitue pas la cause de mes actes, car cette cause serait un sujet qui n'est pas un moi. Cette idée de sujet se trouve ainsi dotée de facultés diverses dont l'unité ou l'unicité fait problème : la volonté, l'entendement, etc. C'est le cas notamment en morale, lorsque nous attribuons des mérites ou des blâmes : la responsabilité que nous supposons présuppose à son tour un sujet « en soi » capable de répondre de ses actes et de ses pensées. Mais on voit là le caractère circulaire d'une telle conception : pour comprendre le sujet, on se rapporte à des facultés du... sujet !
Cette difficulté fait apparaître l'obscurité inhérente du concept de sujet, obscurité déjà perceptible dans l'idée d'un acte de discours auto-référent : en disant « je », je produis un acte de discours qui ne se rapporte pas à l'objet de la même manière que celui que j'ai à l'esprit, ou aussi clairement, que si je dis par exemple « elle » ou plus trivialement encore « table ». Je suis l'objet même auquel je me réfère, et cette référence se constitue par le fait que c'est moi qui parle.
Obscurités du sujet
[modifier | modifier le wikicode]Pour une analyse détaillée des aspects obscurs du sujet : voyez inconscient et désir.
- Obscurité quant à nos perceptions : nous ne nous percevons pas entièrement ou même pas du tout. Le sujet, même s'il tend vers la raison (qui, dans une conception classique, constitue son essence) n'est pas intégralement transparent à lui-même.
- Obscurité quant au monde : le sujet, en tant que sujet de perception et de connaissance, se trouve au sein d'un univers qui demeure pour lui en grande partie lacunaire, opaque et inexpliqué.
- Obscurité du sujet quant aux motifs de son action (désir, liberté, inconscient).
- Obscurité quant à son origine et sa nature : problème de l'inconscient.
Il apparaît ainsi que la conscience, loin de s'identifier immédiatement au sujet lui-même, entretient avec lui un rapport problématique. L'aspect le plus significatif réside dans le désir, cette tendance qui peut sembler irrationnelle (le sujet de l'action n'est plus la raison) et échapper au contrôle de la conscience, notamment lorsque cette conscience est morale.
Rejet de la notion de sujet
[modifier | modifier le wikicode]L'obscurité de la notion de sujet étonne : c'est nous le sujet — croyons-nous — et nous ne sommes pourtant pas capables d'en produire une description claire et évidente. Se peut-il que cette déficience exprime une illusion ? Nous ne parvenons pas à élucider complètement la notion de sujet parce que le sujet n'existe pas véritablement et que sa notion ne constitue qu'un mot, un mot qui ne se réfère à rien de réel. Examinons cette dernière hypothèse.
Le point de départ tient à ce que le sujet n'existe pas, et que nous n'avons fait jusqu'ici que tenter de construire une notion. Nous commencerons par examiner ce que peut signifier la phrase « le sujet n'existe pas » dans tous les domaines qui intéressent la philosophie et nous l'illustrerons ensuite pour bien faire comprendre de quoi il retourne dans ce problème.
En premier lieu, si le sujet n'existe pas, il serait alors absurde de conserver les notions morales qui s'y rattachent : en tant que l'individu est un sujet, nous avons supposé qu'il est libre, capable de répondre de ses actes et doté d'une dignité inhérente et inaliénable. Mais s'il n'y a pas de sujet, alors l'individu ne constitue pas un sujet.
L'individu, l'être humain en général, n'est donc ni libre, ni responsable de ses actes et il ne possède aucune dignité au sens où la notion de sujet permettait de lui attribuer de manière essentielle toutes ces qualités. Considérons les conséquences de cette réfutation anti-humaniste du sujet.
- Si le sujet n'existe pas, l'homme n'est pas libre : cela signifie qu'il ne constitue pas la cause de ses actes et de ses pensées.
- La volonté, en tant que faculté de se déterminer soi-même d'après des principes rationnels, constitue donc également une notion dénuée de sens. L'homme n'a pas de volonté même s'il peut avoir des volitions (cf. Spinoza).
- La pensée n'appartient pas à un sujet. L'homme ne pense pas en vertu d'une faculté et il n'est pas forcément libre de penser ce qu'il pense, mais il subit ses pensées.
- Si le sujet n'existe pas, il n'est pas responsable de ses actes : l'individu ne peut donc avoir aucun mérite ni ne peut être blâmé. L'homme ne constitue pas alors essentiellement un être moral.
- Si le sujet n'existe pas, il n'y a pas de dignité humaine : l'existence humaine n'a donc pas de « valeur en soi ». Elle n'a pas de valeur morale ou juridique qui lui soit naturellement et surtout inconditionnellement attachée.
Pour faciliter la compréhension des conséquences d'un rejet de la notion de sujet, nous donnerons maintenant quelques exemples.
L'individu n'est pas libre. Il faut donc qu'il soit déterminé par d'autres causes que ce que l'on nomme sa volonté. Mais nous ne voyons pas alors d'autre causalité que celle des lois de la nature. Ainsi, tout homme constitue-t-il un être essentiellement déterminé par la nature. Il n'y a pas de transcendance humaine. Il faut donc que l'être humain ne soit qu'un être biologique vivant en société, être que l'on peut intégralement étudier par les sciences (physiologie, neurophysiologie, théorie de l'évolution, sociologie, etc.). Il n'y a pas d'autre explication disponible du phénomène humain qu'une explication naturaliste ou déterministe.
L'individu n'est pas responsable. Ses crimes ne peuvent lui être justement imputés comme s'il en était le véritable auteur. Tout homme est innocent de ses crimes. Mais aussi, en un sens contraire, personne n'est vraiment responsable de ses talents, de sa réussite, etc.
L'individu n'a pas de dignité. Sa valeur morale serait alors imaginaire et il n'aurait pas de droit naturel. Par exemple, les droits de l'homme ne porteraient sur rien d'autre qu'une fiction de l'homme. L'esclavage ne serait condamnable ni moralement ni juridiquement (pour ce qui concerne le droit naturel), et la torture ne le serait pas davantage. La soumission des femmes, par une société ou une religion, ne serait pas plus répréhensible. Pas plus que l'homme, la femme n'aurait de valeur spécifique, et l'usage de la force pour asservir les femmes à un ordre contraignant, quel qu'il soit, ne constituerait qu'un simple fait naturel.
Mais les conséquences de cette pensée ne s'arrêtent pas là. Si la notion de sujet est vide ou inintelligible, elle n'en existe pas moins en tant que pensée. Mais c'est une pensée qui ne réfère à rien d'extérieur. D'où vient alors cette idée ?
Plusieurs réponses ont été proposées. Pour Nietzsche, la notion de sujet provient d'une illusion grammaticale : parce que nos phrases ont une structure sujet-verbe-complément, nous supposons qu'il existe une entité substantielle (le sujet) derrière chaque action. Mais cette supposition constitue une erreur : « Il n'y a pas de "être" derrière l'agir, l'effectuer, le devenir ; "l'agent" n'est qu'une fiction ajoutée à l'action — l'action est tout » (Généalogie de la morale). De même, pour David Hume, lorsque nous introspectoons notre esprit, nous ne trouvons jamais un « moi » substantiel, mais seulement un faisceau de perceptions qui se succèdent avec rapidité. L'idée d'un sujet permanent serait donc une construction illusoire de notre imagination, qui unifie artificiellement cette diversité changeante.
Ces critiques débouchent sur ce que l'on appelle l'anti-humanisme théorique, courant philosophique qui rejette l'idée d'une essence humaine et d'un sujet autonome. Cette position a été développée notamment par Louis Althusser, Michel Foucault et Jacques Lacan, qui ont montré comment le « sujet » constitue en réalité le produit de structures sociales, linguistiques ou inconscientes qui le déterminent à son insu.
Dilemme
[modifier | modifier le wikicode]Parvenus à ce point de la réflexion, nous nous trouvons dans la plus grande difficulté. La pensée du sujet et sa négation ne nous conduisent à rien de satisfaisant :
- La notion de sujet présente des lacunes telles que nous ne savons sur quoi faire reposer notre pensée.
- La négation du sujet entraîne des conséquences extrêmes qui ne sont généralement pas acceptées.
En ce qui concerne le premier point, nous pourrions nous demander si l'argument selon lequel le sujet constitue une notion peu intelligible ou creuse ne relève pas d'une fausse évidence. En ce qui concerne le second point, on peut se demander si les conséquences que l'on déduit de la négation du sujet sont véritablement nécessaires.
Commençons par le second point. En admettant que l'être humain n'est pas un sujet et qu'il n'a pas, en conséquence, de valeur morale en soi, nous avons alors fait comme si toute dignité et toute valeur devaient se comprendre d'après la notion de sujet. Mais c'est à l'évidence un sophisme, car le sujet étant supprimé, il n'en reste pas moins que l'homme, en tant qu'être naturel, fuit la douleur, recherche le plaisir, et attribue aussi des valeurs à ses semblables et aux choses qui l'entourent. Ainsi, dans une communauté, des hommes peuvent-ils faire preuve d'un respect mutuel sans avoir la moindre idée de ce que peut être un sujet au sens « métaphysique » que nous avons tenté de développer jusqu'à présent. Nier le sujet ne revient donc pas nécessairement à affirmer que « tout est permis », ou que « tout être humain est sans valeur ».
On peut à partir de là se demander s'il est possible, quelle que soit la forme d'anti-humanisme que l'on soutient (avec le relativisme moral qui lui est souvent attaché), de sacrifier intégralement les valeurs qui s'attachent à notre idée de l'homme. Il pourrait donc y avoir un abus à lier de manière essentielle la notion de sujet et ces notions morales que sont la liberté, la dignité, etc.
Cependant, il ne suit pas de là que la négation du sujet implique par principe les violences que nous avons citées plus haut. Bien au contraire, et l'histoire en fournit de nombreux exemples : il peut bien régner dans une communauté donnée des valeurs d'une grande humanité, cela ne signifie absolument pas que cette communauté s'interdira de réduire en esclavage des classes entières ou de tenir les femmes pour des biens dont on dispose pour le plaisir et la reproduction ainsi que de faire souffrir pour le seul plaisir du spectacle.
Mais, malgré tout, nous avons là une possibilité de concevoir le sujet qui peut nous aider à résoudre le problème soulevé par le premier point. En effet, nous parlions de communauté, ce qui implique la relation à l'autre. Et nous pouvons nous rendre compte maintenant que nous avons surtout traité le sujet comme une abstraction métaphysique, comme une essence sans existence. Or, l'existence sociale et historique nous fait voir qu'il n'y a pas de sujet réel sans la reconnaissance d'un autre que soi. C'est cet entrelacement des individus que nous allons maintenant tenter d'éclaircir, entrelacement dont l'intérêt pourrait être de supprimer les faux problèmes de l'humanisme et de l'anti-humanisme.
Le sujet et autrui
[modifier | modifier le wikicode]Voyez l'article sur autrui pour une analyse d'ensemble de cette notion.
Ce qui se trouve ainsi mis en valeur, ce n'est plus le sujet isolé, ni même l'autre en tant que sujet, mais la relation de plusieurs sujets, relation qui pourrait bien être constitutive de ce que nous pensons lorsque nous nous pensons comme des sujets.
En effet, plusieurs philosophes contemporains ont montré que la conscience de soi ne se forme pas dans la solitude d'un cogito solitaire, mais dans et par la relation à autrui. Hegel, dans la célèbre dialectique du maître et de l'esclave (Phénoménologie de l'esprit), montre que la conscience de soi exige la reconnaissance par une autre conscience. Je ne peux me constituer comme sujet que si un autre me reconnaît comme tel, et réciproquement. Cette reconnaissance mutuelle constitue le fondement de toute subjectivité véritable.
De même, Jean-Paul Sartre affirme que « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (L'Être et le Néant). C'est par le regard d'autrui que je prends conscience de moi-même comme objet dans le monde, que je découvre des aspects de moi-même qui m'échappaient. Autrui me révèle à moi-même, me constitue comme sujet visible, objectivable.
Plus récemment, Emmanuel Levinas a développé une conception encore plus approfondie du sujet constitué par la relation à autrui. Pour Levinas, le sujet ne se définit pas d'abord par la conscience de soi ou par la liberté, mais par la responsabilité envers autrui. C'est le visage d'autrui, dans sa vulnérabilité et son étrangeté absolue, qui m'assigne à la responsabilité et me constitue comme sujet éthique. Le sujet n'est donc pas d'abord un « je pense », mais un « me voici », une réponse à l'appel d'autrui.
Ces conceptions intersubjectivistes du sujet permettent de dépasser le dilemme entre l'affirmation dogmatique d'un sujet métaphysique isolé et la négation pure et simple du sujet. Elles montrent que le sujet se constitue dans la relation, dans l'échange, dans la reconnaissance mutuelle. Le sujet n'est ni une substance donnée d'avance, ni une pure illusion, mais une réalité qui se construit dans l'interaction sociale et l'engagement éthique.
Sujet, existence et temps
[modifier | modifier le wikicode]Cette section reste à développer.
La question du rapport du sujet au temps constitue l'un des problèmes les plus complexes de la philosophie du sujet. Comment le sujet peut-il demeurer identique à lui-même alors que le temps transforme incessamment ses états, ses pensées, ses désirs ? Cette question traverse toute l'histoire de la philosophie, de saint Augustin à Paul Ricœur, en passant par John Locke et Henri Bergson.
Bibliographie
[modifier | modifier le wikicode]- Catégories, Aristote
- Méditations Métaphysiques, Descartes
- Introduction à la psychanalyse, Freud
- Soi-même comme un autre, Paul Ricœur