Le mouvement Wikimédia/L'héritage d'une contre-culture

Un livre de Wikilivres.
Figure 21. Logos du mouvement Wikimédia et de sa Fondation.
Figure 22. Logo du mouvement hippie et de la contre-culture.

Au terme de cette première partie d’ouvrage, il apparait évident que la révolution numérique, que l’on considère généralement comme une révolution technique, fut aussi, et peut-être avant tout, une révolution sociale et culturelle. Au cours de cette récente révolution, qui prit cours en ce début de XXIe siècle, le mouvement Wikimédia s’est ainsi développé, pour finalement apparaitre comme un symbole de contre-culture. Ce symbole est bien sûr moins visible que celui des années 60, apparut dans un mouvement d’opposition à la guerre du Viêt Nam, ainsi qu’à une hégémonie culturelle favorable à la marchandisation du monde. Mais le symbole du mouvement Wikimédia, tout comme celui des années 1960, repose sur des bases philosophiques similaires.

D’ailleurs, avec un peu d’imagination, le renversement du logo du mouvement Wikimédia et de sa Fondation, ne fait-il pas penser au renversement de celui du mouvement Hippie ? Si cette démonstration n’est pas convaincante, on peut alors se référer à ce qui lie le mouvement Wikimédia à Richard Stallman, le gourou de la contre-culture hacker[1] et le père du système d’exploitation hippie[2], dont la philosophie fut largement commentée en cette première partie d’ouvrage. Un lien parfaitement illustré encore une fois, par une photo reprise ci-dessous, où l’on voit apparaitre Richard Stallman, barbe grisonnante et cheveux long, dans une attitude triomphante face au drapeau Wikimédia, lors de la première rencontre internationale du mouvement Wikimédia.

Quant aux enjeux des valeurs de la contre-culture du mouvement Wikimédia transmises par celui des logiciels libres, André Gorz, père de la décroissance[3] et théoricien de l’écologie politique[4], nous en offre sa propre synthèse[5] :

La lutte engagée entre les "logiciels propriétaires" et les "logiciels libres" (libre, "free", est aussi l’équivalent anglais de "gratuit") a été le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.

Photo de Richard Stallman lors du premier rassemblement Wikimania de 2005
Figure 23. Photo de Richard Stallman lors du premier rassemblement Wikimania de 2005.

En possédant le seul nom de domaine non commercial du top 50 des sites les plus fréquentés du Web[6], le mouvement Wikimédia apparaît donc comme l’une des pierres angulaires de cette lutte entre monde libre et monde propriétaire. Car au-delà du code informatique, s’il y a bien une chose qui se voit marchandisé au sein de l’écoumène numérique, c’est sans aucun doute le savoir. Un savoir dans lequel se retrouve aussi tout type d’informations relatives à l’identité et aux comportements des personnes actives dans les espaces web. Un « nouvel or noir » disent certains, alors que d’autres préfèrent parler de « capitalisme 3.0[7] » ou de « capitalisme de surveillance[8][9] ».

Il est évident que les enjeux de cette lutte ne sont pas faciles à comprendre, en raison notamment de la complexité de l’infrastructure informatique, mais aussi parce que ce combat s’inscrit dans une révolution que Rémy Rieffel décrit à juste titre, comme : « instable et ambivalente, simultanément porteuse de promesse et lourde de menaces ». Cela alors qu’elle prend place « dans un contexte où s’affrontent des valeurs d’émancipation et d’ouverture d’un côté et des stratégies de contrôle et de domination de l’autre[10] ».

D’ailleurs, en fait d’ambivalence, n’est-il pas étonnant de découvrir que Jimmy Wales, qui finança le projet Wikipédia à ses débuts, est aussi un adepte de l’objectivisme ? Soit une philosophie politique dans laquelle le capitalisme est perçu comme la forme idéale d’organisation de la société[11] et pour laquelle, l’intention morale de l’existence est la poursuite de l’égoïsme rationnel[12].

Dix ans après les avertissements d’André Gorz, les enjeux soulevés par les logiciels libres au début des années quatre-vingt restent au cœur des problématiques actuelles. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que Tim Berners-Lee ne cesse d’implorer la « redécentralisation[13] » et la « régulation[14] » de l’espace numérique dont il fut le créateur, cela alors que dans un mouvement tout à fait inverse, des milliards d’objets connectés repris au sein d’un marché qui dépasserait déjà les 2.6 milliards d’euros rien qu’en France pour l’année 2020[15], collectent des informations à tout-va, colportées par de nouvelles technologies de transfert qui, en peu de temps, sont passées de la 3G à la 5G.

Au-delà de tous ces aspects économiques, il nous reste encore à tenir compte de la dimension politique de l’héritage contre-culturel transmis par les hackers. Au niveau du mouvement Wikimédia, cela se concrétise en effet par un désir de s’émanciper des contrôles étatiques. Une position qui parfois entraine la censure des projets Wikimédia par des gouvernements. Comme ce fut le cas en Turquie, en Russie, en Iran, au Royaume-Uni et même de manière permanente en Chine[16].

Des procédures juridiques peuvent aussi être mobilisées pour intimider les membres du mouvement. Ce fut le cas en France, lorsque le directeur de l’association locale fut menacé de poursuites pénales par la Direction Centrale du Renseignement Intérieures, dans le cadre d’une affaire liée à un article Wikipédia crée au sujet d’une station militaire[17]. Une intimidation qui dans ce cas se limita à des menaces, alors qu’en Biélorussie, l’éditeur Mark Bernstein fut condamné à quinze jours de prison suivit de trois ans d’assignation à résidence, en raison de propos tenus sur la guerre en Ukraine[18].

À côté de cela, l’espace Web se voient dominer par des projets monopolistiques et à but lucratif, à l’image des GAFAM, BATX, NATU et autres géants du web, qui sont souvent critiqués pour leurs abus de position dominante. Ceci pendant qu’en sens inverse, et toujours suite à un échec économique semble-t-il, des projets à prétentions commerciales, peuvent un jour donner naissance à des projets de partage autonomes. Avec pour exemple le projet commercial Nupedia qui abouti à la création de Wikipédia, ou encore le navigateur web commercialisé par la firme Netscape Communications, qui finalement permit la création du navigateur open source Mozilla Firefox.

Ensuite, un succès commercial tel que celui de la messagerie instantanée MSN Messenger, peut aussi promouvoir l’apparition d’autres succès commerciaux, à l’image des nombreux réseaux sociaux qui ont envahi le web. Alors qu’au niveau de la sphère du partage, un succès non commercial tel que le projet Wikipédia, aura inspiré la création d’autres projets collaboratifs et sans but lucratif, parmi lesquels figure le projet OpenStreetMap dédié à la cartographie du monde sous licence libre.

Davide Dormino prenant place sur sa sculpture debout sur une chaise à côté de trois lanceurs d'alertes
Figure 24. Sculpture en bronze de Davide Dormino intitulée Anything to say? à l’honneur des trois lanceurs d’alertes que sont de gauche à droite : Edward Snowden, Julian Assange et Chelsea Manning.

Tout se passe donc comme si au sein de l’espace numérique se perpétuait une lutte éternelle entre d’un côté, une recherche de pouvoir économique et politique centralisé au profit de quelques acteurs privilégiés, et de l’autre, un perpétuel désir de partage et d’autonomie ressenti par une autre couche de la population humaine.

Ce que l’on peut encore retenir de cette première partie d’ouvrage, c’est que certains courants sociaux que l’on pourrait croire entièrement disparus continuent à influencer la manière dont fonctionnent nos sociétés. Car cinquante ans plus tard, et même si les termes ont évolués, il semble évident que certaines figures emblématiques contemporaines, comme celle du lanceur ou de la lanceuse d’alerte, sont étroitement liées aux prises de consciences issues la contre-culture des années 60.

Certains Wikimédiens tels que Aaron Swartz, Bassel Khartabil, Pavel Pernikov, Ihor Kostenko et Mark Bernstein ont en effet perdu leur vie ou leur liberté pour défendre les valeurs présentées tout au long de cette première partie d’ouvrage. De manière similaire à Julian Assange, Edward Snowden et Chelsea Manning, on peut dire d’eux, qu’ils « ont perdu leur liberté pour défendre la nôtre »[19].

Au sein de la communauté Wikimédia, apparaissent ainsi des héros de ce qu’on appelle aujourd’hui la crypto-anarchie. Une philosophie qui prône la liberté d’information et le secret de la communication face à « l’interférence du gouvernement et des grandes sociétés[20] ». Ce qui est, somme toute, une nouvelle façon de lutter contre de nouvelles formes d’hégémonie culturelle[21], développées dans un monde toujours plus global et numérique.

  1. Divers auteurs, L'Éthique Hacker, U.C.H Pour la Liberté, version 9.3, 56 p. (lire en ligne), p. 11.
  2. Gavin Clarke, « Stallman's GNU at 30: The hippie OS that foresaw the rise of Apple — and is now trying to take it on », sur Theregister, .
  3. David Murray, Cédric Biagini, Pierre Thiesset et Cyberlibris ScholarVox International, Aux origines de la décroissance: cinquante penseurs, (ISBN 978-2-89719-329-4, 978-2-89719-330-0 et 978-2-89719-331-7, OCLC 1248948596).
  4. André Gorz, Ecologie et politique: nouv. ed. et remaniee., Éditions du Seuil, (ISBN 978-2-02-004771-5, OCLC 796186896).
  5. André Gorz, « Le travail dans la sortie du capitalisme », sur Revue Critique d'Écologie Politique, .
  6. Alexa, « Top sites ».
  7. Philippe Escande et Sandrine Cassini, Bienvenue dans le capitalisme 3.0, Albin Michel, (ISBN 978-2-226-31914-2, OCLC 954080043).
  8. Shoshana Zuboff, L'âge du capitalisme de surveillance, Zulma, (ISBN 978-2-84304-926-2, OCLC 1199962619).
  9. Christophe Masutti et Francesca Musiani, Affaires privées : aux sources du capitalisme de surveillance, Caen : C&F éditions, coll. « Société numérique », (ISBN 978-2-37662-004-4, OCLC 1159990604).
  10. Rémy Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, Folio, (ISBN 978-2-07-045172-2, OCLC 953333541), p. 20.
  11. Ayn Rand, Nathaniel Branden, Alan Greenspan et Robert Hessen, Capitalism: the unknown ideal, (ISBN 978-0-451-14795-0, OCLC 1052843511).
  12. Ayn Rand, La vertu d'égoïsme, Les Belles lettres, (ISBN 978-2-251-39046-8, OCLC 937494401).
  13. Liat Clark, « Tim Berners-Lee : we need to re-decentralise the web », sur Wired UK, .
  14. Elsa Trujillo, « Tim Berners-Lee, inventeur du Web, appelle à la régulation de Facebook, Google et Twitter », sur Le figaro, .
  15. Tristan Gaudiaut, « Infographie: L'essor de l'Internet des objets », sur Statista Infographies, .
  16. Christine Siméone, « Censurée en Turquie et en Chine, remise en cause en Russie, ces pays qui en veulent à Wikipédia », sur France Inter, .
  17. Stéphane Moccozet, « Une station hertzienne militaire du Puy-de-Dôme au cœur d'un désaccord entre Wikipédia et la DCRI », sur France 3 Auvergne-Rhône-Alpes, .
  18. Charter97, « Entrepreneur, Activist Mark Bernstein Detained In Minsk - Charter'97 :: News from Belarus - Belarusian News - Republic of Belarus - Minsk », sur Charter97, .
  19. B.D., « Berlin: Des statues à l'effigie des lanceurs d'alerte Snowden, Manning et Assange », sur 20minutes.fr, .
  20. [[w:Timothy C. May|]], « Manifeste Crypto-Anarchiste », sur La Revue des Ressources, .
  21. Antonio Gramsci, Textes, Editions Sociales, (ISBN 978-2-209-05518-0, OCLC 12842792), p. 210.